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EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

CHAPITRE 4 ANAÏS NIN : L'IMPOSSIBLE TRANSPARENCE À SO

4.2 UNE PUBLICATION ANTHUME

4.2.2 L E TRAVAIL D ' UNE ARTISTE

a. Les rumeurs

En effet, une « réputation quasi légendaire »595 précédait la publication de son journal. Dans les années 1930, « il lui était arrivé parfois, dans un grand mouvement

d'affection, et aussi pour provoquer de temps en temps un écho à son entreprise solitaire, de montrer des extraits de son Journal à quelques amis de confiance »596. Ainsi, Henry Miller, Otto Rank ou l'écrivain Lawrence Durrel eurent l'occasion de découvrir des passages de son journal, et ils ne tardèrent pas à partager leur enthousiasme, au point que, très vite, « le bruit

courut qu'il y a avait là un des documents littéraires de [ce] siècle »597. En 1937, Henry Miller ira jusqu'à écrire, dans un article pour la revue anglaise Criterio, que le journal d'Anaïs Nin « prendrait place parmi les révélations de Saint Augustin, Pétrone, Abélard,

Rousseau et Proust »598.

Mais malgré tout, Anaïs Nin hésita longtemps à concrétiser cette publication, et ce pour plusieurs raisons599. Tout d'abord, éditer son journal, qui lui « servait de confident,

d'ami sûr, de refuge dans un monde hostile, indifférent, pénible »600, lui semblait une prise de risque considérable : n'était-ce pas trop dévoiler d'elle-même, et perdre à tout jamais ce refuge, dont « la condition de [...] croissance et de [...] survie avait été cette mise à l'abri

des regards, des jugements extérieurs »601 ? Et ne risquait-elle pas de vivre une cinglante désillusion, si le public se trouvait déçu par ce journal tant attendu, et si la critique se montrait féroce ? Ce journal, qui divulguait tant de sa personne, n'était-il pas un objet trop personnel pour être exposé aux regards inquisiteurs ?

En outre, se posaient de nombreux problèmes d'ordre éthiques et légaux, son journal évoquant la vie intime de nombreuses autres personnes, et en particulier ses liaisons amoureuses, qui risqueraient, si elles étaient dévoilées, d'écorcher son entourage, et de créer des scandales. S'agissant d'une publication anthume, « c'est un lecteur contemporain qui est

595 Stuhlmann Gunther, « Préface », In Nin Anaïs, Journal : 1955-1966, Paris : Stock, 1977, T.6, p.9. 596 Stuhlmann Gunther, « Préface », Ibid.

Remarquons que montrer des extraits de son journal à un proche semble être une tendance marquée de la pratique ; nous l'observerons notamment par le biais des diaristes en ligne enquêtés – qui ont tous tenu un journal intime manuscrit avant de démarrer leur pratique sur le Web.

597 Stuhlmann Gunther, Ibid., p.7.

598 Miller Henry, cité In Stuhlmann Gunther, « Préface », In Nin Anaïs, Journal : 1931-1934, Paris : Stock,

1969, T.1, p.7.

599 « Est-ce que les gens pourraient le lire ? », s'interroge-t-elle d'ailleurs dans l'entrée du 10 janvier 1937 ;

« c'est chaud, humide, ça frémit, exhalant des odeurs comme en exhale la chair elle-même. Trop proche,

trop proche » : l'éventualité de confronter ces écrits, qu'elle juge presque organiques tant ils font partie

d'elles, effraie Anaïs Nin.

600 Stuhlmann Gunther, « Préface », In Nin Anaïs, Journal : 1955-1966, Paris : Stock, 1977, T.6, p.10. 601 Stuhlmann Gunther, Ibid., p.9.

visé de façon plus ou moins proche, un lecteur qui partage le même monde, est confronté à la même réalité que le diariste »602 : la confrontation est immédiate, les risques – juridiques mais aussi affectifs – démultipliés ; « il ne s'agit plus seulement de l'appel au lecteur futur

virtuel, mais bien de la prise en compte de jugements critiques effectifs qui, ayant pour objet les pages passées, deviennent des réalités du présent de l'écriture »603. Enfin, détail non sans importance, les milliers de pages déjà écrites rendaient difficile, si ce n'est impossible, la publication intégrale du manuscrit.

Anaïs Nin élabora donc plusieurs plans de publication, envisageant de transformer son journal en œuvre de fiction, puis imaginant de le publier sous sa vraie forme mais en utilisant des pseudonymes, enfin songeant à mélanger vrais et faux noms ; mais aucune de ces perspectives ne lui sembla satisfaisante, tant du point de vue de la protection de son entourage, que du respect de la forme de son journal. Le projet fut donc mis de côté, et cela pendant plus de trente ans. Mais Anaïs Nin prendra finalement conscience que la publication, tant fantasmée, était essentielle à son épanouissement : elle, qui s'était tantôt « travestie » en publiant des œuvres de fiction, se devait de porter à la connaissance du monde son journal intime, au risque de déplaire604 ; c'était même devenu une nécessité : « j'éprouvais le besoin de publier le Journal avec autant de force que le serpent qui mue

parce que son ancienne peau est devenue trop étroite »605 . Et étant arrivée à la conclusion, après toutes ces années, qu'une publication telle quelle était impossible, elle se lança alors dans un travail de réécriture.

Nous pouvons noter qu'Anaïs Nin semble avoir disposé d'une grande liberté dans la mise en œuvre de la publication de son journal ; le rôle des éditeurs semble avoir été relatif. Il ne s'agit pas pour autant d'en conclure à une autonomie totale du diariste, en cette fin de XXème siècle, dans la publication de son journal. Nous le développerons, les adaptations pratiques menées par Anaïs Nin – motivées essentiellement par un souci esthétique ou de décence – semblent avoir finalement devancé les préoccupations de l'éditeur : le texte proposé excluait a priori tout risque juridique, et sa forme travaillée optimisait une réception favorable. Ce même souci déterminait en partie les adaptations menées par Anne Frank sur son journal ; nous pourrions finalement avancer que les projets d'éditions anthumes du XXème siècle reposent sur une intériorisation par les diaristes des contraintes

602 Braud Michel, op. cit., p.224. 603 Rannoux Catherine, op. cit., p.144.

604 « Il faut que je me risque, non pas avec une œuvre d'art distincte de moi-même, mais avec moi-même, mon

corps, ma voix, mes pensées tous exposés » (Nin Anaïs, Journal : 1955-1966, Paris : Stock, 1977, T.6,

p.11).

éditoriales – le diariste lui-même, par ailleurs motivé par un souci de pudeur, constituant le premier « obstacle » à la publication des écrits originels.

b. La réécriture et la publication

Lorsqu'elle décide de sauter le pas, la réécriture est déjà entamée : depuis les années 1930, Anaïs Nin avait, comme nous l'avons dit, imaginé des stratégies d'édition, de la simple transcription dactylographiée à la conception d'un journal fictif ; « la version qui paraît

finalement en 1966 est le fruit de ces remaniements successifs »606. Remaniements accessoires, selon elle : plusieurs personnes ayant signifié le souhait de ne pas apparaître telles quelles dans le journal, elle les a éliminées, pour ne pas avoir à modifier les écrits les concernant ; selon son agent, Gunther Stuhlmann, il s'agissait alors simplement de « révéler

sans les aspects destructeurs de la révélation. […] [D']extraire l'essence de la vie sans dommage »607. Dans un autre ordre d'idées, elle s'est permis de retoucher quelque peu la forme du journal, afin de le rendre « plus artistique »608 : la chose se serait faite naturellement, alors qu'elle retranscrivait les manuscrits originaux.

Il s'agirait donc simplement de modifications éthiques et esthétiques, nécessaires, selon elle, à la publication d'un journal ; « mais il faut bien avouer que les modifications

effectuées par Anaïs Nin ne se limitent pas à des considérations éditoriales »609. Elle a effectivement fait disparaître certaines personnes de son journal, dont son mari et ses amants, mais au point d'avoir « fait le vide autour d'elle, apparaissant ainsi au cours de ces

années parisiennes comme un personnage solitaire […] voire célibataire »610. Volatilisées, donc, ces nombreuses entrées évoquant l'amour, qu'elle a pourtant souvent présentées comme une priorité dans sa vie, envolés, les récits de ses expériences sexuelles, les échanges riches et variés qu'elle a pu avoir avec ses amants. Au final, elle n'est plus, dans ce journal, qu'on dira « expurgé », la même personne : elle y « projette d'elle une fausse

impression, celle d'une artiste indépendante qui ne pouvait compter sur le soutien financier et affectif de son mari »611. Car ses proches ne sont pas les seuls qu'elle ait voulu protéger : « pour camoufler son passé, dissimuler ses relations adultères, un inceste consenti avec son

père et des mensonges peu avouables, […] Anaïs Nin [...] s’affranchi[t] de toute fidélité aux

606 Rauturier Maud, op. cit., p.288.

607 Stuhlmann Gunther, « Préface », In Nin Anaïs, Journal : 1955-1966, Paris : Stock, 1977, T.6, p.15. 608 Stuhlmann Gunther, « Préface », Ibid., p.14.

609 Rauturier Maud, op. cit., p.289. 610 Jaigu France, op. cit., p.XVI. 611 Jaigu France, op. cit., p.XVII.

manuscrits »612. En outre, sa plume n'est plus la même : à l'écriture spontanée, profondément émotive, se substitue un ton plus réfléchi et distant ; « usant de son expérience de

romancière, la diariste modèle son journal en un récit organisé autour du thème de sa maturation artistique. [...] Certains passages plus que d'autres trahissent le travail de l'artiste : la langue est modifiée, améliorée et poétisée. […] Anaïs Nin se révèle dans toute la splendeur de son rôle de " metteur en scène ". Le Journal est le théâtre de sa vie. Elle y place et dirige les actants »613.

La perspective de la publication de son journal exacerbe donc les préoccupations esthétiques, au point qu'elle en vienne à « trahir » ce qui faisait, selon elle, l'authenticité de ses écrits diaristiques : la spontanéité du geste scriptural. Alors qu'elle critiquait la nature construite de la fiction, elle procède elle-même à une reconstruction de ses écrits614, parce que son journal aura une destinée publique : une tension est donc palpable, entre le souci de ne pas trahir l'essence des écrits, d'une part, et les considérations esthétiques de l'auteur, d'autre part. C'est finalement la question de la fonction esthétique qui est posée : celle-ci est- elle compatible avec la démarche diaristique ? Cette réflexion sera développée tout au long de notre étude, mais nous pouvons déjà avancer que la publicisation apparaît attiser les intentions esthétiques du diariste. En tout cas, tenter de perfectionner la forme des écrits procède d'une stratégie auctoriale, visant à optimiser la réception du journal – dont l'enjeu, nous l'avons vu, est très fort chez Anaïs Nin. Le contexte littéraire joue certainement un rôle important dans ces transformations formelles : il est sans doute difficile d'assumer, pour un écrivain, le caractère déconstruit et imparfait615 de l'écriture diaristique – car procédant notamment d'un premier jet –, quand la tradition littéraire impose une représentation tout autre de la création artistique – qui relèverait, au-delà du talent individuel, d'un effort acharné.

Les motivations personnelles s'imbriquent au fond, comme c'était le cas pour Anne Frank, aux considérations sociales, au point que l'on puisse parler de « fictionnalisation de

612 Dubois-Boucheraud Simon, Les écritures du moi, genèse et créativité : les mises en scène d'Anaïs Nin, Avis

de soutenance de thèse de doctorat en Études anglophones, Université Paul Valéry : 2011, [En ligne].

613 Rauturier Maud, op. cit., p.309.

614 Nous pourrions citer l'exemple de Claude Mauriac qui, plutôt que de publier son journal tel quel, a réalisé

un montage, non chronologique, d'extraits de ce dernier – en regroupant tantôt les écrits consacrés à une personne ou à un événement, tantôt rassemblant des entrées écrites à la même date mais à des années d'intervalle. Il publiera ainsi dix tomes, sous le titre générique Le temps immobile : « temps enfin possédé,

goûté. Peut-être parce que, n'ayant pas tout à fait perdu mon temps, le temps, grâce à ce livre, je puis vivre sans arrière pensées, regrets, remords, sans déperdition d'énergie, ni vain affolement » (Mauriac Claude, Le temps immobile, Paris : Grasset, 1987, T.1, 6 septembre 1973).

615 Qui fait, nous semble-t-il, sa force : le journal intime est certes moins structuré qu'une autobiographie, mais

il a l'avantage d'une écriture temporalisée, « poétique et existentielle, fondée sur la fragmentation et la

sa vie à une époque où publier le journal est inenvisageable »616 ; tout comme Anne Frank avait anticipé que son journal ne pourrait être publié tel quel, Anaïs Nin semble elle aussi convaincue que le sien n'ira pas sans poser de problèmes. Sans doute n'était-elle pas prête elle-même à voir des pans entiers de son intimité ainsi révélés617 ; mais elle avait aussi conscience que ses mœurs, d'autant plus dérangeantes venant d'une femme, ne pouvaient être étalées librement au grand jour. C'est donc à la fois par pudeur et par décence qu'elle fait le choix d'adapter son journal, ces deux types de retenue apparaissant guider les diaristes dans la gestion de la publication de leur journal. Ainsi, comme nous pouvons le voir dans la figure ci-dessous, Anaïs Nin mène un travail d'adaptation sur son journal à la fois pour offrir à son public une image adaptée à ce qu'elle souhaite – celle d'une artiste indépendante –, et pour se conformer à ce qu'elle se figure des attentes du lectorat – et au-delà de la société.

Figure 12, Fictionnalisation de soi & conformisation

La publication de cette version expurgée est aussi pour Anaïs Nin une tentative de voir son journal attirer les faveurs du public : elle qui a toujours été déçue lors des diverses publications de ses ouvrages repense son journal afin d'optimiser sa réception. Anaïs Nin « offre un aperçu atténué de ses " démons " à un public dont elle attend le verdict avec

anxiété. La peur ressentie à la publication du Journal est aussi une preuve de l'importance de la réception dans le procédé d'écriture »618. Les attentes éditoriales classiques

616 Dubois-Boucheraud Simon, op. cit., [En ligne].

617 Publier un journal intime est un acte qui demande de l'audace. Claude Mauriac écrit ainsi : « comme il est

difficile de reconnaître, d'assumer, de publier de telles pages ... Je ne prétends pas que j'aurai le courage de me solidariser ici avec tous mes échecs » (Mauriac Claude, Ibid., 19 juin 1973, p.38).

618 Rauturier Maud, op. cit., p.372-373.

RÉTROACTION

Manuscrit Adaptation → Lectorat projeté Lecteur réel

ACTION

Conformisation

Anaïs Nin Version anthume

Fictionnalisation de soi

– bénéficier d'un succès critique et pourquoi pas économique – prennent donc le pas sur le respect du manuscrit – et donc du pacte autobiographique : la contrainte sociale – entre désir de normalisation et de séduction619 – agit donc à plusieurs niveaux, et ne doit pas être négligée dans les questions d'exposition de soi. Nous pouvons imaginer qu'Anaïs Nin, dont la personnalité était plutôt audacieuse, aurait moins été freinée si elle avait vécu à une époque plus libérée ; c'est d'ailleurs ce que tend à démontrer la publication posthume quasi- intégrale de son journal, qui semble relever d'un souhait formulé à la fin de sa vie – dans les années 1970 –, dans une période de libération des mœurs.

c. Les critiques

Il faudra donc attendre l'année 1966 pour que soit publié le premier volume du journal d'Anaïs Nin, soit une trentaine d'années après que celle-ci ait commencé à projeter son édition. Nous percevons là les réserves qui président alors à la publication anthume d'un journal intime, le report de celle-ci venant mettre quelque peu à distance la réception du journal : ce premier tome concerne les années 1931-1934, plusieurs décennies séparant l'écriture du journal de sa publication620. Le texte, qui a subi de larges coupes, comprend à peu près la moitié des manuscrits couvrant cette période.

Dans un premier temps, le public est enthousiaste, et salue unanimement le journal : « on s'attarde sur la sensibilité toute féminine de l'auteur, son histoire d'enfant mal-aimée,

sa quête du père, et sur la femme forte qu'elle prétend être devenue, tout en manifestant un vif intérêt pour la scène artistique des années 1930 »621. Le public féministe est particulièrement conquis, même si certains passages ne manquent pas de heurter sa sensibilité, et notamment la propension d'Anaïs Nin à s'effacer pour servir le talent d'Henry Miller, ou encore son désengagement politique622.

619 La tentation de séduction apparaît d'autant plus grande lorsque l'auteur sait que son journal intime sera

publicisé ; mais il nous semble qu'elle est toujours quelque part présente, même lorsque l'écriture se veut simplement auto-destinée : « comment ne pas choisir le meilleur dans le vrai sur quoi l'on opère ?

Comment ne pas souligner, arrondir, colorer, chercher à faire plus net, plus fort, plus troublant, plus intime, plus brutal que le modèle ? » (Valéry Paul, op. cit., p.570).

620 L'on constatera qu'au fur et à mesure des volumes, l'antériorité diminue peu à peu, l'exposition se faisant de

plus en plus proche du temps de l'écriture : le 2nd volume (1934-1939) est publié en 1967, le 3ème volume

(1939-1944) en 1969, le 4ème volume (1944-1947) en 1971, le 5ème volume (1947-1955) en 1974, le 6ème

volume (1955-1966) en 1976, et le 7ème volume (1966-1974), pris en charge par Rupert Pole, après la mort

d'Anaïs Nin, en 1982.

621 Jaigu France, op. cit., p.XVII.

622 « Je combats l'intrusion du monde extérieur – la politique, la guerre, le communisme, les révolutions – »,

écrit-elle le 2 mai 1935, « parce que tout cela tue la vie individuelle, alors qu'elle représente tout ce que

nous possédons – vraiment tout » (Nin Anaïs, Journal de l'amour : journal inédit et non expurgé des années 1932-1939, op. cit., p.54).

Mais tant que le public n'a pas connaissance de la première version du journal, les critiques restent sporadiques. Car, en 1987, coup de théâtre : Rupert Pole publie une version non expurgée des années 1931-1932623, car c'était, selon lui624, « le vœu d'Anaïs que soit

connue un jour l'histoire dans son intégralité »625. Il semblerait donc que la diariste ait souhaité, qu'après sa mort, soit révélée la première version, afin que soit accompli ce qu'elle n'avait pu mener de son vivant ; peut-être n'a-t-elle « pas eu le courage de défaire le contrat

qui la liait à ses lecteurs »626, fondé sur un narrateur fictionnalisé, et a-t-elle laissé le soin à son exécuteur testamentaire de le faire à sa place. Sans doute avait-elle perçu, en cette fin de XXème siècle, que les normes de décence étaient en train de changer.

Elle offre en tout cas au public la possibilité d'accéder à un texte plus fidèle au manuscrit627, et de procéder à une « lecture étendue dans le temps, progressive et soumise

aux changements »628. Le contrat avec le lectorat est donc particulier – tel que schématisé dans la figure ci-après – : lecture en deux temps, dévoilement en quelque sorte échelonné. La publication anthume apparaît ici être une première étape à la publication du journal : un moyen pour elle, peut-être, de pouvoir assister à cet événement, même s'il n'est que partiel, alors qu'elle n'était pas prête, et que la société ne l'était pas plus, à voir son intimité ainsi exposée.

623 Il publie en 1987 Henry and June. Les cahiers secrets (1931-1932), en 1992 Inceste (1932-1934), en 1993

Le feu (1935-1936), et en 1996 Comme un arc-en-ciel (1937-1939), ces quatre volumes formant Le journal de l'amour.

624 Ce qui n'est pas de l'avis de tout le monde : « Rupert Pole, comme Henry Miller, reste convaincu, malgré

l'avis d'autres proches d'Anaïs Nin, que celle-ci désirait que son journal fut publié tel quel, dans sa version non expurgée, après sa mort » (Jaigu France, op. cit., p.XVII).

625 Pole Rupert, « Préface », In Nin Anaïs, Cahiers secrets (Henry and June), Paris : Stock, 1987, p.9. 626 Rauturier Maud, op. cit., p.296.

627 Car il semblerait qu'il faille là encore rester prudent : d'après Simon Dubois-Boucheraud , « le journal

posthume, dit " non expurgé " et basé sur les transcriptions dactylographiées que la diariste réalisait de ses journaux, n’est pas non plus exempt de réécritures et d’amendements conséquents » (Dubois-

Boucheraud Simon, op. cit., [en ligne]).

Figure 13, Publicisation échelonnée

C'est donc après la parution de ces versions non expurgées que s'éveillent les plus vives critiques. Anaïs Nin était alors devenue « le symbole d'une libération sociale et

artistique »629, la version expurgée « retra[çant] le pénible itinéraire d'une femme qui lutte

victorieusement contre la maladie, la maltraitance et la misogynie »630. Mais la lecture de cette nouvelle version éclaire d'une tout autre lumière la vie de la diariste : son indépendance est remise en question, quand on découvre qu'elle était femme de banquier ;