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LE JOURNAL INTIME COMME FAIT DE COMMUNICATION

EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

LE JOURNAL INTIME COMME FAIT DE COMMUNICATION

Une approche généalogique

Pour débuter cette étude, il nous semblait indispensable de remonter aux origines de la pratique diaristique, dont la naissance est datée à l'orée du XIXème siècle : nous souhaitions poser les jalons de l'histoire du diarisme, dans un souci définitoire, mais aussi pour comprendre les mutations qui ont pu amener le journal intime à épouser la forme que nous lui connaissons aujourd'hui. Souligner le fait que le journal intime n'est pas né ex

nihilo, et explorer, au-delà des motifs individuels, les dynamiques sociales à l’œuvre dans la

pratique diaristique, ainsi que certaines de ses filiations historiques : ce cheminement devait nous permettre d'inscrire les modalités contemporaines de la pratique dans une généalogie.

Cependant, nous ne prétendons ni être historienne, ni être sociologue ; notre objectif n'était pas de retracer l'histoire du journal intime dans sa globalité, ou de dresser l'ensemble des imbrications sociales le concernant. Par ailleurs, notre réflexion se nourrit largement d'études littéraires, qui sont majoritaires à s'être intéressées au journal intime. Notre regard est donc interdisciplinaire, et notre perspective communicationnelle : c'est du point de vue de sa mise en exposition que nous avons interrogé le journal intime.

Une schématisation assumée : une époque = un diariste = un texte

Nous ne prétendons donc à aucune exhaustivité, et pour ne pas tomber dans le piège d'une portraitisation superficielle, nous avons opté pour la démarche suivante : partir de quatre diaristes manuscrits, Benjamin Constant, Marie Bashkirtseff, Anne Frank, et Anaïs Nin, afin d'aborder à travers chacun d'entre eux un certain nombre d'enjeux sociaux relatifs aux modalités d'exposition de soi. Nous n'appréhendons pas ces auteurs comme représentatifs d'une époque – nous avons conscience que la chose serait dangereusement réductrice –, mais comme cristallisant certaines mutations dans l'exposition de l'intimité. Ces diaristes ne sont donc pas forcément exemplaires d'une période, mais leur pratique se trouve toujours au cœur d'évolutions sensibles dans l'histoire du journal intime.

En procédant ainsi, nous avons pleinement conscience d'opérer un travail de formalisation du réel ; mais cette schématisation nous est apparue être riche en avantages. Elle nous a permis de mettre au jour, par une étude diachronique, certaines concordances entre usages personnels et contexte social, mais aussi un fil conducteur qui sous-tend, nous semble-t-il, l'évolution du diarisme. Au travers de ce travail d'exemplification – à chaque époque, son journal intime –, nous avons pu saisir différentes modalités d'expression et d'exposition de l'intimité, sans nous perdre dans une exploration globale, qui dépassait notre sujet, mais aussi nos compétences.

Nous avions également le souci de mettre le texte au cœur de notre étude ; nous ne souhaitions pas aborder cette approche généalogique sans donner chair à notre objet d'étude : le journal intime. Pour cette raison, nous avons choisi pour chaque diariste une entrée de son journal1, que nous avons analysée. Là encore, le parti-pris est celui de l'exemplification : nous considérons ces extraits comme des formulations personnelles de l'intimité, comme autant de balises sur l'itinéraire des modes d'exposition de l'intimité. Nous n'appréhendons pas ces extraits comme disant le tout – ce ne sont ni des échantillons des journaux intimes de leur époque, ni des journaux des diaristes en question –, mais les analyser est pour nous une façon d'entrer dans l'intimité du texte ; ils nous permettent, non pas seulement d'illustrer, mais de donner corps à notre étude, en devenant sujets d'analyse et d'interprétation. D'autant plus que, nous l'aborderons, « le journal est un texte qui parle de

lui-même, se regarde et se questionne, se constitue souvent en journal du journal »2 ; le caractère méta-discursif de ces écrits permet d'observer, au sein même des journaux, des discours sur la pratique, qui apparaissent particulièrement éclairants.

Une approche communicationnelle

Il peut sembler, à première vue, paradoxal d'étudier le journal intime dans une perspective communicationnelle, puisqu'il apparaît, dans l'imaginaire commun, relever d'une pratique secrète et solitaire, en outre destinée uniquement à soi-même. Cependant, dès les débuts de notre recherche, nous avons constaté que la tentation du lectorat était apparue très

1 Nous le rappelons, « une entrée désign[e] l'ensemble des lignes écrites à une même date » (Simonet-Tenant

Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.11).

2 Rousset Jean, cité In Galtier Brigitte, L'écrit des jours : lire les journaux personnels. Eugène Dabit, Alice

tôt chez les diaristes, et que même chez ceux qui s'en défendent, la projection d'autrui venait « incliner » l'écriture. Il est tentant de penser que l'individu est capable de noter le fruit de sa pensée en se « coupant » du monde social, dans une posture solipsiste, et dans une solitude absolue. Mais le journal intime relève bien d'une forme discursive ; et « un discours, quel

qu'il soit, n'est pas une entité isolée, pris dans un fonctionnement autarcique. Il est adossé à la langue, aux discours préexistants et contemporains, au(x) genre(s) dont il relève, traversé par ces réalités diverses. Il est donc un lieu de tensions, de conflits, de négociations avec des extérieurs qui le constituent également et il requiert que soient également prises en compte son hétérogénéité et la dimension dialogique »3.

Nous mènerons donc, sur ces extraits de journaux, des analyses de discours. Cette méthode, utilisée par de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales, apparaît complexe à définir avec précision. Pour notre part, nous nous inscrivons dans les perspectives de Dominique Maingueneau, à savoir que nous pensons l'analyse de discours comme « l'analyse de l'articulation du texte et du lieu social dans lequel il est produit. Le

texte seul relève de la linguistique textuelle ; le lieu social, lui, de disciplines comme la sociologie ou l'ethnologie. Mais l'analyse de discours en étudiant le mode d'énonciation, se situe, elle, à leur charnière. Il y a bel et bien articulation et non pas continuité parce que l'un ne peut légitimement revendiquer le droit d'absorber l'autre. Et l'analyse de discours ne se réduit ni à l'un ni à l'autre. Le texte et son lieu social sont comme le recto et le verso d'une feuille de papier ; ou encore pour prendre une comparaison chez Saussure, comme le signifiant, le signifié et le signe. Signifiant, signifié et signe sont trois réalités bien identifiées même si elles sont liées les unes aux autres. Il en va de même du texte, du lieu social et du mode d'énonciation qui les articulent »4.

S'il est impossible de proposer une démarche « clé en main » de l'analyse de discours, Ruth Amossy offre certaines pistes méthodologiques : « on peut parler de

démarche " descriptive " dans le sens où il s’agit de rendre compte d’une dynamique dans sa complexité propre, sans la confronter à une norme idéale : " descriptive " prend ici son sens dans son opposition à " normative ". Mais il s’agit avant tout d’une pratique analytique. En effet, elle déconstruit le discours pour en retrouver les composantes et reconstruire, derrière la concrétisation matérielle de surface, le modèle qui la sous-tend et la logique qui la met en mouvement dans une situation socio-institutionnelle donnée. Ce

3 Rannoux Catherine, Les fictions du journal littéraire : Paul Léautaud, Jean Malaquais, Renaud Camus,

Genève : Droz, 2004, p.13.

4 Maingueneau Dominique, Les tendances françaises en analyse du discours, Compte-rendu conférence

faisant, elle donne à voir un fonctionnement discursif dans sa régulation propre, et éclaire un système qui n’apparaît pas à l’œil nu. Elle se propose de dégager, sans la juger à l’aune de normes de validité universelles, la logique particulière qui préside à l’élaboration de discours concrets. Elle tient compte de leur variété et de leurs différences, des liens et des ruptures qui s’établissent entre eux »5.

En ces termes, nous considérons les écrits diaristiques en tant que carrefour : le journal intime est un lieu de multiples circulations, dont l'analyse permet de mettre en relief l'articulation entre processus d'individualisation et de socialisation. Il s'agit donc de le saisir dans son intertextualité et comme processus intertextuel, ainsi que de considérer les constructions proposées par l'écrit. Par ailleurs, nous pensons les écrits diaristiques dans une dimension dialogique : nous développerons en effet l'idée selon laquelle l'auto-destination n'a jamais été exclusive dans le procédé d'écriture diaristique, et défendrons le caractère « foncièrement dialogique de tout énoncé ou discours »6 . Comme le développe Daniel Bougnoux, « une relation plus ou moins secrète se faufile [...] et insiste au cœur même du

monologue, il n'y a pas de je sans tu, pas de discours qui ne constitue une adresse (comme l'a souligné Benveniste), mais aussi une réplique implicite à quelque parole antérieure ; toute pensée se forme en réponse à une autre, tout monologue est le maillon d'un dialogue »7. Dès lors, notre perspective est pragmatique, considérant le diariste comme énonciateur, et les destinataires comme énonciataires – et donc co-énonciateurs : dans le processus d'écriture même, l'instance de réception, en tant qu'elle est projetée, est bien présente.

Nous ambitionnerons donc à mettre au jour les modalités de l'énonciation dans les écrits. Nous nous appuierons en particulier sur la notion de contrat de communication, telle que définit par Patrick Charaudeau « comme l'ensemble des conditions dans lesquelles se

réalise tout acte de communication (quelle que soit sa forme, orale ou écrite, monolocutive ou interlocutive). [...] Le contrat de communication définit ces conditions en termes d'enjeu

psychosocial par le biais de ses composantes situationnelles et communicationnelles […],

constituant ainsi chez les êtres de langage une " mémoire collective " ancrée " socio- historiquement " »8. Dans le cadre de notre étude, nous poserons la question du contrat

5 Amossy Ruth, « Faut-il intégrer l’argumentation dans l’analyse du discours ? Problématiques et enjeux »,

In L'analyse du discours entre critique et argumentation, Argumentation et Analyse du Discours n°9 [En ligne] n° 47, automne 2002.

6 Maingueneau Dominique, Genèses du discours, Bruxelles : Mardaga, 1984, p.31. 7 Bougnoux Daniel, op. cit., p.95.

8 Charaudeau Patrick & Maingueneau Dominique, Dictionnaire d'analyse du discours, Paris : Seuil, 2002,

initial d'écriture – le rejet du lectorat constituant déjà en soi un contrat –, ce qui nous permettra d'interroger la façon dont le destinataire – dénié, souhaité ou invoqué – est postulé, et de quelle façon sa projection vient rétroagir sur l'écriture. Dans les cas où la pratique diaristique est conjointe à un projet de publicisation, et donc où le destinataire prend la forme d'un lecteur, nous enrichirons notre réflexion des théories du « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune9, du « lecteur modèle » d'Umberto Eco10, et de l'« horizon d'attente » de Hans Robert Jauss11.

Aux côtés de cette exploration de l'expression de l'intimité – qui prend forme, donc, au sein de discours –, il s'agira de questionner la médiation de l'intime : les journaux intimes publiés sont « médiés, c'est-à-dire qu'un ensemble d'acteurs, d'opérations, de productions

contribuent à les faire circuler, à les transformer, les rendant ainsi aptes à une réappropriation »12. Le dispositif éditorial engendre un faisceau de contraintes – esthétiques, économiques, politiques, affectives – qu'il s'agira d'analyser, en tant qu'ils modulent les formes d'expression de l'intime : il n'est pas simple procédé de transmission, mais participe de la construction symbolique de l'objet.

Cette première partie se propose donc, dans une perspective diachronique, d'appréhender les processus de communication au cœur de la pratique diaristique – notre analyse se situant à l'articulation des modalités d'expression et d'exposition de soi. Nous croiserons à cet effet l'étude des phénomènes de publicisation – dispositifs éditoriaux – à l'analyse de la destination à l’œuvre dans les écrits – pactes établis. Il s'agira d'appréhender de quelle façon l'intimité, dans les journaux intimes, s'exprime et s'expose, de la toute fin du XVIIIème siècle au XXème, et ce afin d'introduire notre seconde partie, qui se penchera sur le XXIème siècle, et cette pratique nouvelle qu'il a vu naître : le journal intime en ligne.

9 Lejeune Philippe, Le pacte autobiographique, op. cit. 10 Eco Umberto, op. cit.

11 Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard, 2007.

12 Jeanneret Yves, Cité In Boutin Perrine et Seurrat Aude, Éducation aux médias et Sciences de l’information

et de la communication : quelles définitions de la médiation ?, Actes du 16ème Congrès de la SFSIC,

CHAPITRE 1 BENJAMIN CONSTANT : LA POSTURE D'UNE