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CONTEXTUALISATION 1 P OURQUOI B ENJAMIN C ONSTANT ?

EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

CHAPITRE 1 BENJAMIN CONSTANT : LA POSTURE D'UNE AUTO-DESTINATION EXCLUSIVE

1.1 CONTEXTUALISATION 1 P OURQUOI B ENJAMIN C ONSTANT ?

Nous souhaitions débuter cette étude généalogique par le biais d'un auteur de la première génération de diaristes qui, à l'orée du XIXème siècle, « n'a pas de modèle, et

invente pour ainsi dire ce moyen d'expression entre 1800 et 1820. Les hommes qui l'illustrent sont Joubert, Maine de Biran, Benjamin Constant et Stendhal »13. Nous nous appuyons ici sur une classification établie en 1963 par le sociologue Alain Girard, et qui a été reprise par de nombreux chercheurs en littérature : dans son étude, il pointe trois époques dans l'histoire du journal intime – 1800-1850/1860, 1860-1900/1910, et 1910 à nos jours –, chacune d'elles marquant un certain nombre de mutations significatives. Cette classification, sur laquelle nous serons amenée à revenir – notamment car elle s'appuie exclusivement sur les journaux intimes édités, et donc sur l'objet en tant que genre littéraire –, nous apparaît néanmoins un point de départ pertinent pour introduire cette étude généalogique.

Alain Girard identifie deux générations dans la première époque qu'il a établie – caractérisée, selon lui, par l'absence d'arrière-pensée de publication de ses représentants – ; la première, que nous avons citée plus haut, et la seconde génération, « qui écrit de 1830 à

1860 environ, a eu connaissance, non toujours du journal de ses devanciers, mais de leurs œuvres publiées. […] Les intimistes les plus représentatifs de cette deuxième génération sont avant tout Alfred de Vigny, Delacroix, Michelet et Maurice de Guérin »14. Décidée à démarrer notre étude à la naissance du journal intime15, nous souhaitions nous arrêter sur

13 Girard Alain, op. cit., p.58.

14 Il est à noter qu'Alain Girard y inclut également Henri-Frédéric Amiel, qui a eu connaissance de journaux

intimes édités, mais qui avait débuté son journal bien avant ; pour Alain Girard, il annoncerait l'époque suivante (Girard Alain, op. cit., p.58).

15 Remarquons que les premières pratiques d'écriture personnelle n'arrivent que tardivement en Occident, au

XVème siècle, impulsées par la découverte du papier. Chroniques historiques, journaux de voyage, livres de raison, ces ancêtres du journal intime ont pour point commun de relever d'une écriture, certes au jour le jour, mais dénuée d'intériorité. Quant aux journaux spirituels, « première forme d'un journal vraiment

l'un des tout premiers diaristes, que nous nous proposons de considérer comme exemplaire d'un genre en train de s'inventer. Très rapidement, notre regard s'est porté sur Benjamin Constant, qui « représente un peu, pour le journal, ce que Rousseau est pour

l'autobiographie moderne : un modèle, une origine »16. On pourrait rétorquer que le Vieux

cahier de Maine de Biran – débuté en 1792 – précède les premiers écrits journaliers de Benjamin Constant ; « mais c'est [ce dernier] qui semble avoir inventé et imposé à ceux qui

l'ont lu un certain ton caractéristique du genre, avec ses abréviations, son rythme, un certain mélange finalement harmonieux de notations brèves touchant à l'existence quotidienne et de considérations ou de médiations plus développées »17.

Les raisons qui nous ont poussée à porter notre attention sur ce diariste ayant été énoncées, attachons-nous à présenter, brièvement, qui était Benjamin Constant, et surtout à introduire son journal.

1.1.2 INTRODUCTIONAUJOURNAL

Benjamin Constant, né à Lausanne le 25 octobre 1767 dans une famille protestante d'origine française, et décédé à Paris le 8 décembre 1830, est tout à la fois romancier, homme politique et intellectuel. Très actif sur le plan politique, il sera un témoin privilégié des bouleversements révolutionnaires, et prendra part à l'élaboration d'une philosophie politique libérale ; il se fera également romancier et publiera Adolphe en 1806, « chef

d'œuvre de la littérature d'introspection »18, et Cécile en 181119.

Benjamin Constant a également, et c'est ce qui nous intéresse, tenu au cours de sa vie plusieurs journaux intimes, dans lesquels « il s'appliqua à noter chaque jour ses

impressions sur les hommes et les choses, à analyser les sentiments souvent contradictoires qui l'agitaient, à noter aussi ses lectures et les progrès de ses travaux littéraires ou politiques »20. Il fera sa première tentative en 1803, avec un « texte énigmatique au statut

littéraire incertain » qui « évoque un roman en forme de journal »21, qu'il intitulera Amélie

Textuel, 2006, p.87), leur démarche est très différente de celle des journaux intimes, comme nous le verrons plus tard.

16 Lejeune Philippe & Bogaert Catherine, op. cit., p.95.

17 Pachet Pierre, Les baromètres de l'âme : naissance du journal intime, Paris : Hatier, 1990, p.57. 18 Lejeune Philippe & Bogaert Catherine, op. cit., p.95.

19 Constant Benjamin, « Journal », In Œuvres complètes, Tübingen : Niemeyer, 1995, T. 3.

20 Roulin Alfred & Roth Charles, « Introduction », In Constant Benjamin, Journaux intimes : édition

intégrale, Paris : Gallimard, 1952, p.12.

21 Delbouille Paul & De Rougemont Martine, « Introduction à Amélie et Germaine », In Constant Benjamin,

et Germaine ; dans ce texte, il tente, « entre récit (chapitres) et journal proprement dit (entrées datées)»22, et sous forme de délibération, de choisir, qui de Germaine ou d'Amélie, il se doit d'épouser. Si les premiers éditeurs ont pris le parti de considérer cet écrit comme le premier journal intime de Benjamin Constant – certainement du fait de la présence des dates –, les éditeurs suivants émettront quelques doutes. La numérotation des paragraphes évoque en effet la structure d'un roman, la notation manque de régularité – sur cent jours que dure la tergiversation, seuls trente et un ont été commentés –, et une comparaison avec ses autres journaux révèle que Benjamin Constant note « ce qui constitue le tissu du

quotidien, sans chercher à y mettre un ordre rigoureux. Or, dans Amélie et Germaine, il n'est jamais question que de ce qui concerne la crise qu'il traverse »23 : « le fil conducteur

n'est [donc] pas la notation du présent (le journal n'est pas quotidien) mais l'argumentation »24. L'on pourrait finalement appréhender ce texte comme une première tentative d'écriture diaristique, à une époque où celle-ci n'était pas encore formalisée.

En dehors de ce cas particulier que constitue Amélie et Germaine, ont été identifiés trois journaux intimes, dont la composition peut se définir comme diaristique : ils n'ont plus « pour armature la délibération, ne v[ont] pas vers une fin attendue ; écrit[s] sur de grands

registres, il[s] sont tenus tous les jours, sans lacune »25. Le premier journal, écrit entre le 22 janvier 1804 et le 7 mai 1805, est le plus développé et le plus étendu. Il s'interrompt brusquement pour une raison qu'il expliquera trois ans plus tard, dans son entrée du 8 mai 1805 : « (Ce 12 avril 1808) la mort de Mme Talma m'avait jeté dans un tel abattement qu'à dater de ce jour, mon journal où j'avais retracé tous les détails de sa maladie et jugé quelquefois sévèrement son caractère, me devient insupportable. Cependant, ne voulant pas l'interrompre complètement, j'imaginai de ne l'écrire que fort en abrégé et en grande partie en chiffres »26.

Le second journal, abrégé et partiellement chiffré27, est une réécriture en condensé du précédent, et recouvre donc les mêmes dates. Il semblerait, « grâce à un examen attentif des

accidents textuels, de l'écriture, des changements d'encre, de plume et de ductus »28, que la

22 Lejeune Philippe & Bogaert Catherine, op. cit., p.96.

23 Delbouille Paul & De Rougemont Martine, « Introduction à Amélie et Germaine », op. cit., p.40. 24 Lejeune Philippe & Bogaert Catherine, op. cit., p.96.

25 Lejeune Philippe & Bogaert Catherine, op. cit., p.96.

26 Roulin Alfred & Roth Charles, « Introduction », op. cit., p.13.

27 Benjamin Constant a en effet mis en place un système de chiffres désignant les sujets ou ses états d'esprit

les plus fréquents : « le journal chiffré et abrégé est ainsi une manière d'épurer la forme journalière dont il

rehausse le caractère répétitif et crypté » (Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.22).

28 Delbouille Paul & Kloocke Kurt, « Introduction aux journaux 1804-1807 », In Constant Benjamin,

rédaction du journal abrégé ait suivi celle du journal développé ; en effet, tandis que ce dernier apparaît avoir été écrit au jour le jour, le journal abrégé ne présente que de rares changements d'écriture. L'hypothèse proposée par certains éditeurs est donc la suivante : Benjamin Constant aurait décidé, après la mort de Mme Talma, de résumer son journal

développé. Ce n'est donc qu'à partir du 8 mai 1805 que ce journal prend tout son intérêt, puisque proposant des notations inédites. Les notes quotidiennes sont d'abord sommaires et chargées de chiffres, « dont la répétition marque assez plaisamment l'intensité du sentiment

qu'ils expriment »29, avant que le journal retrouve peu à peu un aspect plus classique, jusqu'à la date du 28 décembre 1807, où il s'arrête sans raison apparente.

Enfin, un troisième journal a été tenu par Benjamin Constant. Débuté le 15 mai 1811 et interrompu le 26 septembre 1816, il a pour particularité d'être entièrement écrit en caractères grecs : Benjamin Constant s'est en effet astreint à transcrire sa pensée lettre par lettre en grec, à la manière d'un rébus. Il semblerait qu'il se soit prêté à cet exercice en deux temps, car si les notes semblent bien relever d'une écriture au jour le jour, « il est peu

vraisemblable que, malgré sa maîtrise du grec, Constant ait pu, au fil de la plume, produire le texte sans rature que nous lisons »30. La transcription en caractères grecs serait donc « le

résultat d'un exercice auquel Benjamin Constant [s'est] astreint très irrégulièrement »31. Seuls ces quatre manuscrits ont été retrouvés à ce jour, mais la question se pose « de

savoir si d'autres journaux ou parties de journaux n'ont pas existé qui seraient perdus, soit par destruction, soit parce qu'on ne peut jamais exclure que certains fonds soit restés à ce jour inexplorés »32 ; plusieurs indices laisseraient à penser que c'est effectivement le cas – notamment certaines mentions intrigantes relatives à des documents à ce jour inconnus33.

Après cette présentation synthétique, attachons-nous à désigner les différentes fonctions que Benjamin Constant semblait prêter à son journal, afin de comprendre ce qui a pu motiver cet auteur à se lancer dans une pratique d'écriture qui n'avait pas, à sa connaissance du moins, de prédécesseur. Nous aborderons, à cette occasion, les caractéristiques sociales et historiques qui expliquent, au-delà des motifs personnels des diaristes, que cette pratique ait pu voir le jour : « nouveau genre littéraire et fait de

29 Roulin Alfred & Roth Charles, « Introduction », op. cit., p.13.

30 Delbouille Paul & Kloocke Kurt, « Introduction aux journaux 1811-1816 », In Constant Benjamin, Œuvres

complètes, Tübingen : Niemeyer, 2005, T. 7, p.42.

31 Delbouille Paul & Kloocke Kurt, Ibid., p.41.

32 Delbouille Paul & Kloocke Kurt, « Introduction aux journaux 1804-1807 », op. cit., p.18.

33 Pour plus de détails, Cf. Delbouille Paul & Kloocke Kurt, « Introduction aux journaux 1804-1807 »,

civilisation, le journal intime est inséparable des circonstances de temps et de lieu où il a pris naissance et s'est développé »34.