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raça [race] au Brésil

II. Attributions : construction de l'identité nationale brésilienne

2.4. Triangulations et négritude

Jusqu'à présent, les triangulations successives sont construites du point de vue des personnes ayant une peau blanche. Afin de compléter notre présentation des constructions de l'identité nationale brésilienne, nous souhaitons ici nous placer du point de vue des personnes ayant une peau de couleur foncée235. Étant donné la valorisation de la blancheur236, avoir une peau foncée est perçu négativement. De plus, l'intériorisation de ce système de valeurs implique aussi sa mise en œuvre par les personnes ayant une peau foncée. La valorisation identitaire passe alors par le rejet de ce système et par celui du métissage, vu comme un outil de domination.

2.4.1. Les éléments d'une identité négative

Le pendant de l'idéologie du blanchiment, non atténué par celle de la 'démocratie raciale', réside dans la dévalorisation attachée au fait d'avoir une couleur de peau foncée. Il ne s'agit donc pas seulement d'une stigmatisation des descendants directs des Africains déportés au 230 cf. C. G. Mota (1977/1980 : 53 – 74) pour une présentation et une critique détaillée des écrits de G. Freyre. 231 K. M. de Q. Mattoso (1979).

232 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 481). Cela ne signifie pas que G. Freyre occulte une certaine violence (punitions d'esclaves, vengeances, etc.) mais celle pouvant exister lors des rapports sexuels est occultée. 233 M. Harris (1958) constate qu'il n'y a que peu de métissage au Mozambique et qu'une ségrégation est

pratiquée de facto [cité par L. Macagno (1999 : 152)]. 234 W. B. Coelho (2006 : 139, 141 – 142).

235 Il ne s'agit pas d'un euphémisme pour 'une peau de couleur noire'. L'expression 'une peau non blanche' serait également, de notre point de vue, incorrecte.

Brésil, mais aussi de celle des métis portant le plus la 'mancha of [black] race'237, autrement dit ceux ayant une couleur de peau plus foncée que celle des autres métis.

Beaucoup d'éléments négatifs sont associés au fait d'avoir une couleur de peau foncée. Certains découlent directement de l'histoire du Brésil, où avoir une telle couleur correspondait au fait d'être esclave et d'être perçu comme inadaptable à un mode de production capitaliste. D'autres éléments s'y sont ajoutés. Octavio Ianni238 a consacré une enquête par questionnaires à l'ensemble de ces préjugés. Sur cette base, il affirme que 80 % des attributs attachés aux

pretos [noirs] et mulatos [mulâtres] sont négatifs239. Concernant les brancos [blancs], seulement 20 % des attributs collectés le sont apparemment240. En effet, ces aspects a priori négatifs sont en fait valorisés241. Ces préjugés s'étendent à tous les domaines :

« the 'caucasian' was considered to be the natural and inevitable summit of the social pyramid. The white European represented the ideal 'somatic norm image' – the phrase coined by H. Hoetink to designate the most socially prized physical characteristics. Brazilians generally regarded whiter as better, which led naturally to an ideal of 'whitening', articulated in both elitiest writings and popular folklore »242.

Schéma 1.7 : Négritude et triangulation identitaire négative

237 « trace de la race noire ». Expression citée par N. E. Jr. Whitten (2007 : 362, attribuée à I. Silverblatt (2004)). « tache de la [race] noire ».

238 O. Ianni (1966/2004 : 78 – 103).

239 O. Ianni (1966/2004 : 78) cite entre autre les adjectifs suivants : sujo [sale], malcheiroso [sent mauvais], anti-higiênico [anti-higiénique].

240 Parmi lesquels : orgulhosos [orgueilleux] et vaidosos [vaniteux].

241 Les adjectifs attachés aux pretos et aux mulatos sont submissos [soumis] et humildes [humbles]. Cette ambiguïté symbolique se retrouve à travers les attributs positifs qui leur sont reliés tels que trabalhador [travailleur] qui souligne uniquement leur 'aptitude' au travail [E. Glissant (2007 : 51)].

242 T. E. Skidmore (1974/1992 : 44). « le 'caucasien' était considéré comme étant le sommet inévitable et naturel de la pyramide sociale. L'Européen blanc représentait la 'norme image somatique' idéale – expression utilisée par H. Hoetink pour désigner les caractéristiques physiques les plus récompensées socialement. Les Brésiliens regardaient généralement ce qui est blanc comme ce qui est mieux, ce qui mena naturellement à un idéal de 'blanchiment', clairement présenté à la fois dans les écrits élitistes et dans le folklore populaire ».

Brésiliens à la couleur

de peau foncée négritude

idéo logi e du bla nchi men t Brésiliens à la couleur de peau blanche

Sous cet angle, au Brésil, toutes les personnes ayant une couleur de peau jugée foncée sont, dans le cadre de leur construction identitaire, face à une triangulation négative [Schéma 1.7]. En tant que sujet, elles voient l'une des parts de leur identité – telle qu'elle leur est imposée – dévalorisée par le médiateur brésilien à la couleur de peau claire.

Les préjugés se manifestent aussi à travers des expressions de la vie quotidienne243, utilisées par tous, quelle que soit leur couleur de peau244, ce qui souligne à quel point l'intériorisation des normes et valeurs associant couleur de peau et qualités personnelles est forte245.

2.4.2. Être à la fois victime et acteur d'une triangulation négative

Les personnes faisant face à une telle triangulation [Schéma 1.7] sont victimes des préjugés en vigueur au sein de la société brésilienne. Face à cela, trois types de stratégies ont été mises en place, souvent en même temps. La première consiste à altérer les éléments246 à partir desquels une personne est renvoyée à cette triangulation. Ainsi, des femmes mulâtres de la classe moyenne recourent à des opérations chirurgicales afin de modifier la forme de leur nez jugée 'négroïde' 247. Les cheveux constituent un autre lieu privilégié d'intervention248 : il s'agit alors de les rendre les plus lisses possibles.249

Le second type de stratégie repose sur un 'blanchiment social', autrement dit sur une altération non de l'apparence physique mais de l'apparence économique et sociale. Ainsi :

« Uma das principais preoccupações dos negros e mulatos, particularmente os chefes de família e aqueles que estão ingressando na classe média, diz respeito à luta pela elevação intelectual, como técnica segura de ascensão social e integração em grupos brancos. Para eles, 'o elemento de cor' somente poderá ter a sua carreira facilitada 'impondo-se pela cultura'. Assim, o preconceito tenderá a 'desaparecer com o esforço do preto em mostrar sua capacidade de desenvolvimento cultural nas mesmas proporções que o branco' »250.

243 Ainsi, un 'serviço de negro' [service de nègre] désigne un travail mal fait, tandis qu'une offre d'emploi précisant que le candidat doit avoir une 'bôa apparência' [bonne apparence] signifie qu'il doit avoir la peau la plus claire possible.

244 O. Ianni (1966/2004 : 103).

245 O. Nogueira (1985 : 17) désigne l'intériorisation négative qui en résulte par l'expression 'ethnocentrisme négatif'.

246 Dans l'apparence principalement. 247 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 485). 248 cf. J. Sméralda (2004).

249 En revanche, à notre connaissance, les produits décapants permettant de 'blanchir' la peau ne sont pas utilisés au Brésil.

250 O. Ianni (1966/2004 : 60 – 61). « L'une des principales préoccupations des noirs et mulâtres, particulièrement les chefs de famille et ceux qui sont en train d'entrer dans la classe moyenne, concerne la lutte pour l'élévation intellectuelle, comme technique sûre d'ascension sociale et d'intégration dans les groupes blancs. Pour eux, 'l'élément de couleur' ne pourra voir sa carrière facilité qu'en 's'imposant par la culture'. Ainsi, le préjugé tendra à 'disparaître grâce à l'effort du noir pour montrer sa capacité de développement culturel dans les mêmes proportions que le blanc' ».

Les premiers mouvements noirs – le plus important étant la Frente Negra [FNB – Front Noir] (1931 – 1937) – s'inscrivent dans ce type d'action : le principal objectif est de s'intégrer à la brasilianité, de se délivrer d'un élément – une couleur de peau foncée – vécu comme un handicap qu'il convient de surmonter pour ne plus être marginalisé251. L'intégration est donc vue comme une tâche qui doit être essentiellement accomplie par les personnes de couleur 'noire'. La troisième stratégie possible concerne le mariage, qui permet de se 'blanchir' si le conjoint est plus clair, et de 'blanchir' sa descendance. Sous cet angle, les personnes ayant une couleur de peau foncée peuvent se replacer dans une triangulation positive [Schéma 1.8] car elles mettent en œuvre une stratégie d'ascension sociale qui, à défaut de changer leur couleur de peau en soi, leur permet d'atteindre cette 'blancheur sociale'.

Schéma 1.8 : Triangulation identitaire des Brésiliens à la peau foncée et blanchiment

Cette triangulation ne se substitue pas à la première [Schéma 1.7] : elle la renforce252. Pour toutes les personnes pour lesquelles une ascension sociale n'est pas possible, ainsi qu'à chaque faux pas, la triangulation est (devient) immédiatement négative.

2.4.3. La négritude et le rejet du métissage

La négritude peut être définie comme l'ensemble des valeurs culturelles des personnes de couleur noire. Pour Jacques d'Adesky, il s'agit du passage d'une identité négative à une identité positive253, suivant différentes étapes de prise de conscience d'appartenance à la 'race noire'254. Au Brésil, la négritude va au-delà d'une identité raciale car elle comporte

251 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 488).

252 Comme le souligne A. Rouquié (1987/1998 : 103) : « l'idéal d'ascension sociale par les mariages mixtes qui permettent de se 'blanchir' ne fait que renforcer au sein même de la société noire le préjugé ».

253 J. d'Adesky (2001 : 97).

254 E. Piza in I. Carone / M. A. S. Bento (2002/2003 : 68). Brésiliens à la peau

de couleur foncée blancheur sociale

Brésiliens à la peau de couleur blanche

idé olo gie du blanc him ent

intrinsèquement des arguments politiques contre les mécanismes de domination identifiés255. Schéma 1.9 : Triangulation identitaire et négritude – Black is beautiful

* : littéralement 'Noir est beau', expression premièrement employée par John Sweat Rock en 1858.

C'est dans les années 1980 que le mouvement noir gagne en visibilité256. Le Movimento Negro

Unificado [MNU – Mouvement Noir Unifié] est beaucoup plus revendicatif que les

mouvements du début du XXème siècle257. Créé en 1978 à São Paulo, il lutte directement contre la discrimination258. Il s'agit aussi de valoriser l'identité 'noire'259, autrement dit de s'opposer à la dynamique identitaire reposant sur le blanchiment social260. En terme de triangulation, nous assistons à un changement de médiateur [Schéma 1.9], ce qui permet un affranchissement par rapport à la double triangulation – à la fois positive et négative – qui présidait jusqu'alors. La lutte du MNU implique aussi la promotion d'une vision chromatique binaire de la société brésilienne261, autrement dit du rejet de tous les termes faisant référence au métissage262. En effet, la revendication de ce dernier est perçue comme un obstacle à la constitution d'une 'conscience raciale noire' car c'est à travers lui que s'ancre l'idéologie du blanchiment.263

255 J. d'Adesky (2001 : 98 – 99). Pour cet auteur, la définition de la négritude au Brésil est plus proche de celle donnée par A. Césaire, qui insiste sur la dimension culturelle.

256 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 490 – 493). 257 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 490). 258 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 491 – 492).

259 Cette valorisation s'effectue par le processus sus-mentionné de revendication du stigmate [E. Goffman (1975)].

260 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 489).

261 Les différents classifications de couleurs de peau sont présentées infra pages 83 à 99. 262 I. Carone in I. Carone / M. A. S. Bento (2002/2003 : 19).

263 « le sang-mêlé brésilien a toujours pu caresser l'espoir, nullement infondé, d'être – sinon lui, du moins ses enfants – un jour admis dans le monde des Blancs et d'échapper ainsi au stigmate de la négritude » [B. Bennassar / R. Marin (2000 : 489)]. « Esse mito permite ao branco justificar a integração dos elementos considerados 'apresentáveis' – justamente os mais claros » [O. Ianni (1966/2004 : 74)]. « Ce mythe permet au blanc de justifier l'intégration des éléments considérés comme présentables – justement les plus clairs ».

Brésiliens à la peau

de couleur foncée négritude

reste du monde ‘B lac k is be au tifu l’*

Le blanchiment apparaît comme une stratégie possible permettant d'atteindre un contenu identitaire valorisé264 : le 'monde des Blancs' accepte ceux qui, en se rapprochant de lui au cours des générations, lui sont les plus proches en termes de couleur peau. Le blanchiment est donc un obstacle à la revendication de la négritude car il s'y substitue en termes de contenu identitaire valorisé [Schéma 1.8]. Cependant, beaucoup de Brésiliens restent ancrés dans cette triangulation. Ils ne partagent pas l'alternative proposée par le MNU. Malgré son militantisme revendicatif – ou à cause de lui – et la valorisation actuelle d'une mode afro-brésilienne265, il ne parvient pas à devenir un mouvement de masse266.

Le recours au concept de triangulation établi par René Girard (1961) nous a permis de présenter et d'analyser les attributs successifs attachés à l'identité nationale brésilienne. Le traumatisme de la perte d'identité – au sens mathématique – des nouveaux citoyens brésiliens avec le Portugal marque durablement cette construction identitaire. Jusqu'à l'affirmation de la 'démocratie raciale', il s'agit en effet de retrouver cette identité perdue en dévalorisant le métissage puis en y voyant le moyen de blanchir la société. C'est pourquoi Maria Aparecida Silva Bento souligne qu'il y a un « desejo [de] europeização alem do branqueamento ».267 Mais s'il est possible à Sílvio Romero d'affirmer en 1871 que « o brasileiro ficou quase um retrato do português »268, cela n'est plus le cas une fois l'esclavage aboli. Toutes les triangulations identitaires sont donc jusque là instables et insatisfaisantes. C'est l'affirmation de l'existence d'une 'démocratie raciale' qui permet de stabiliser la triangulation identitaire brésilienne puis d'en sortir en tant que sujet. La société brésilienne devient un modèle mondial d'absence de préjugé selon la couleur de la peau. Cette situation est cependant temporaire car une question demeure toujours en suspens : la place de la communauté negra au sein de la société brésilienne. Cela implique de continuer à questionner le métissage et donc de ne pas rester cantonné à la triangulation identitaire faisant intervenir la démocratie raciale. Ce débat s'exerce aujourd'hui principalement à travers les classifications choisies pour décrire la mosaïque brésilienne de couleurs.

264 En ce sens, le métissage apparaît également comme un mécanisme de domination [J. d'Adesky (2001 : 26)].

265 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 490). 266 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 492).

267 M. A. S. Bento in I. Carone / M. A. S. Bento (2002/2003 : 52). Un « désir d'européisation au-delà du blanchiment ».