• Aucun résultat trouvé

raça [race] au Brésil

Chapitre 3 – L'incontournable parapluie : une problématique des

I. Le cálculo racial

1.1. Colorier, gommer : va et vient des couleurs

A l'échelle de l'histoire du Brésil, il n'est pas possible de considérer d'emblée les couleurs de peau comme résultant d'un calcul racial. Les fonctions, notamment celles de maîtres et d'esclaves, étaient attribuées sur la base de la couleur matériellement constatée. Sous l'effet d'une certaine mobilité économique et sociale, les occupations sont devenues visiblement plus mélangées. Cela ne fut cependant pas forcément constaté en termes de déclarations.

1.1.1. Structuration économique et sociale par les couleurs

Les couleurs de peau, dans leur matérialité, ont fortement participé à la structuration économique et sociale du Brésil. Premièrement, les personnes vouées à un rôle ou un autre en 8 Cette expression apparaît à notre connaissance pour la première fois dans l'article de M. Harris (1964). Ce phénomène est connu depuis longtemps : « Quelqu'un à qui il demandait si un certain administrateur local, capitão-mor, était mulâtre, lui répondit : « Il l'a été, mais il ne l'est plus ». Et comme le voyageur s'étonnait, il s'entendit dire : « Mais monsieur, un capitão-mor pourrait-il être mulâtre ? » » [M. Mörner (1971 : 90 – 91) à partir de O. Ianni (1962 : 263) qui cite J.M. Rugendas]. Le capitão-mor est le capitaine général. 9 M. Harris (1964).

son sein ont pu être choisies sur la base de leur couleur. Pour la main d'œuvre esclave, les colons firent émigrer de force des Africains à la peau noire. Puis, au sein de chaque propriété, les fonctions étaient également attribuées en fonction de la couleur. Les métis étaient plus attachés aux travaux réalisés dans la maison du maître que dans ses champs. Dans son analyse de la société brésilienne au XVIIIème siècle, Oracy Nogueira souligna cette colinéarité entre occupations et couleur de peau11, non pas en termes de déclarations, mais dans leur visibilité. Alejandro Lipschütz quant à lui nomma ce phénomène pigmentocratie12, où les mieux lotis sont blancs et les plus démunis et dévalorisés noirs.

C'est sous l'angle de la transmission historique de cette attribution d'une position économique et sociale du fait de la matérialité de la couleur de la peau qu'ont pu être lues les inégalités constatées actuellement, comme si la structure passée était arrivée jusqu'à nous, figée dans le temps.13 Les statistiques actuelles semblent confirmer que la structuration de l'économie et de la société demeure déterminée par la couleur de peau des individus. Les pauvres sont majoritairement noirs tandis que les riches sont presque exclusivement blancs14. Par ailleurs, certains emplois sont reconnus comme réservés de facto aux personnes blanches, tel que ceux impliquant une relation avec la clientèle d'un magasin par exemple. Cela peut résulter de discrimination statistique15, les personnes blanches ayant en moyenne un niveau culturel et de maîtrise de la langue jugé meilleur par anticipation du fait d'un plus haut niveau d'éducation. Cela peut également appartenir à l'imaginaire en vigueur sur le marché du travail brésilien où la nécessité d'une boa aparência [bonne apparence], interprétée comme 'avoir une peau claire' ou 'être blanc(he)', reste attachée à certains emplois, même si la loi interdit une telle mention dans les offres d'emploi.

Il est actuellement possible d'observer une plus grande variété de couleurs, quoique parfois de manière limitée, dans plusieurs emplois. L'observation dont il s'agit est celle que chacun peut entreprendre autour de soi. Dans la mesure où le portrait statistique du marché du travail reste stable, il pourrait être tentant d'en conclure que cette observation est une exception, ne remettant donc pas en cause la pigmentocratie.

Un postulat, implicite et non verbalisé, peut-être inconscient, sous-tend l'ensemble de ce raisonnement : les couleurs de peau seraient exogènes (au sens économétrique). Les 11 O. Nogueira (1998).

12 A. Lipschütz (1937/1944).

13 Nous nous basons sur les éléments présentés dans le deuxième chapitre pages 110 à 121. 14 cf. les statistiques présentées dans le deuxième chapitre pages 110 à 121.

déclarations des couleurs de peau correspondraient à une description fidèle du phénotype, à l'imprécision près du très grand nombre de termes disponibles pour les décrire. La mise en place de stratégies de blanchiment confirmerait que tel est le cas. Si le positionnement économique et social dépend de la couleur de sa peau il y a un intérêt direct à être de la couleur la plus claire possible. Ne pouvant changer leur matérialité physique, les femmes assureraient un meilleur avenir à leurs enfants si elles parviennent à ce qu'ils soient plus clairs qu'elle, autrement dit à leur donner un père si possible blanc.

Des historiens ont cependant remis en cause la stricte pigmentocratie, même au temps de l'esclavage. En 1872, il y avait des esclaves blancs16 mais leur condition d'esclave l'emportait, or comme il avait été décidé que la couleur d'un esclave est 'noire', ils étaient in fine classés comme tels17. Par ailleurs, Alejandro Lipschütz souligna, parallèlement à l'existence d'une pigmentocratie, l'exercice d'une hypocrisie raciale attribuant à un individu la couleur qu'il était supposée avoir du fait de sa fonction. La colinéarité entre la couleur de la peau et l'occupation pourrait donc résulter à la fois d'un fort déterminisme historique, mais également d'un réajustement gommant les exceptions dans les statistiques. Ainsi présenté, ce procédé semble avoir été utilisé de manière marginale. Il semble au contraire que son emploi fut et demeure plus vaste, tout en pouvant être temporaire. Ainsi, de célèbres joueurs de football deviennent sans couleur ou plus clairs à l'apogée de leur carrière18.

1.1.2. Structuration chromatique par l'économie et la société

L'hypocrisie raciale soulignée par Alejandro Lipschütz est en fait un phénomène connu de tous au Brésil, que ce soit par le passé19 ou de nos jours. Il émergea cependant tardivement dans les thèmes de recherche, eu égard à son inscription temporelle. En effet, à notre connaissance, les premières études à visée scientifique sur ce sujet ont principalement été menées par Marvin Harris au cours des années 1960 – 197020 :

« se procuramos especificar as condições sob as quais um termo racial será aplicado a um dado indivíduo, devemos estar preparados para desenvolver um cálculo cognitido complexo no qual a aparência física real do sujeito é apenas um dos

16 L. F. de Alencastro (1997) cité par M. P. S. de Oliveira (2003 : 13). Les indigènes furent également réduits en esclavage à l'arrivée des colons portugais, mais cela fut interdit. La période historique concernée est la fin du XIXème siècle.

17 N. de C. Senra (2001) cité par J. M. P. S. de Oliveira (2003 : 13).

18 Cela n'exclut pas l'existence de racisme face auquel la fonction ne gomme pas la couleur de la peau. 19 cf. l'anecdote préalablement citée en note de bas de page, page 153.

20 L'ouvrage d'A. Lipschütz dans lequel il constate et présente l'existence d'une hypocrisie raciale est publié en 1937.

componentes relevantes. »21

« In Brazil racial identity involves a much more complicated set of calculations. As a matter of fact, the actual procedures involved are so complex that they have defied all attempts to reduce them to some semblance of order. »22

« a classificação étnica do indivíduo faz-se muito mais no Brasil pela sua posição social »23

Il s'agit alors essentiellement de souligner l'existence d'un tel phénomène, autrement dit de verbaliser l'implicite. Les citations de Marvin Harris et de ses collaborateurs, associées à une description du phénomène, synthétisent une prise de connaissance de la part de ces auteurs non brésiliens. Cette précision en termes de nationalité est importante car dans la mesure où les auteurs brésiliens considèrent ce phénomène évident, ils ne le décrivent pas de manière détaillée à cette époque. D'ailleurs, la citation de Caio Prado Júnior en 1977 résonne comme le rappel d'une connaissance commune et évidente. L'article de Marvin Harris en 1964 constitue donc à notre connaissance la première description d'une structuration chromatique par l'économie et la société. Les déclarations de couleurs de peau résultent selon lui d'un calcul complexe – le cálculo racial [calcul racial] – dépendant certes de l'apparence (couleur effective de la peau, couleur et texture des cheveux) mais aussi de critères économiques et sociaux (niveau d'éducation, niveau de richesse, type de travail, état de santé)24.

Par la suite, les études de cette endogénéité des déclarations de couleurs de peau se sont focalisées sur le efeito embranquecimento [effet blanchiment] attaché à la possession d'attributs et de caractéristiques socio-économiques valorisés, autrement dit sur un aspect spécifique du cálculo racial25. Ce choix est fortement lié à la dénonciation de l'existence de préjugés et de racisme au Brésil. En effet, le fait de s'éclaircir lorsque la dotation personnelle est meilleure cautionne un raisonnement raciste où le blanc est jugé meilleur que le noir. Ce n'est donc pas le fait qu'une certaine mobilité chromatique existe qui est étudié, mais le sens 21 « si nous cherchons à spécifier les conditions dans lesquelles un terme racial sera appliqué à un individu donné, nous devons être prêts à découvrir un calcul cognitif hautement complexe dans lequel l'apparence physique réelle du sujet est seulement l'une des composantes pertinentes. » [M. Harris / C. Kotak (1963 : 204 – 205) cités par N. do V. Silva (1999 : 112)].

22 « Au Brésil l'identité raciale implique un ensemble beaucoup plus complexe de calculs. Pour preuve, les procédures actuelles qui sont utilisées sont si complexes qu'elles ont défié toutes les tentatives de les ordonner quelque peu » [M. Harris (1964 : 23)].

23 « la classification ethnique de l'individu se fait beaucoup plus au Brésil sur la base de sa position sociale » [C. Prado Júnior(1977) cité par W. B. Coelho (2006 : 147).

24 M. Harris (1964 : 23 – 24). Il souligne par ailleurs que, dans une certaine mesure, ce calcul est individuel [M. Harris (1964 : 24)].

25 Il s'agit d'un aspect particulier car le pendant de cet efeito embranquecimento, c'est-à-dire un assombrissement, n'est pas envisagé en tant qu'objet d'étude. En revanche, à cette époque, ce que nous appellerons pas la suite l'axe socio-économique, est l'élément qui influence le plus les déclarations de couleurs de peau.

dans lequel elle s'exerce, interprété comme la manifestation d'un préjugé. Ce sont donc les personnes matériellement noires et métisses qui sont visées par ces analyses – les personnes blanches ne pouvant pas être plus claires – dont le but est de mettre à jour les effets négatifs en termes de valorisation personnelle de l'intériorisation de l'imaginaire raciste brésilien. Le fait d'envisager une mobilité chromatique dans le sens d'un assombrissement est très récent et non étudié encore. Le fait de concevoir l'endogénéité des déclarations de couleurs de peau dans sa globalité est donc récent :

« estamos sugerindo [...] a necessidade de não se analisar a cor exclusivamente como variável independente, mas também como variável dependente. »26

Notons les précautions contenues dans cette citation où suggestion et nécessité se côtoient : « estamos sugerindo [...] a necessidade » – nous sommes en train de suggérer [...] la nécessité [soulignement par nous]. Analyser les déclarations de couleurs de peau revient en effet à questionner un objet intime. C'est pourquoi José Luiz Petruccelli a pu affirmer que la dénomination et la perception de la couleur de la peau sont des champs récents d'étude27. Le fait que les déclarations de couleurs de peau soient endogènes est un phénomène ancien et inhérent au fonctionnement de la société brésilienne, mais le fait qu'il soit conçu comme un objet d'étude émerge dans les années 2000.

En passant d'une pigmentocratie phénotypique (où la couleur est donnée) à une pigmentocratie déclarative (où la couleur est construite), le système inégalitaire selon la couleur de la peau se maintient. Par ailleurs, il contribue à ancrer un autre champ symbolique, où le mieux est blanc et le pire noir.