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raça [race] au Brésil

II. Attributions : construction de l'identité nationale brésilienne

2.3. Métissage et triangulation positive

Lorsque le métissage – en tant que processus – devient le moyen de blanchir la société brésilienne, il conduit à une valorisation de l'identité nationale. Les éléments les plus foncés de la mosaïque de couleurs de peau continuent donc à être perçus comme un fardeau par les autorités. Cela cesse, en partie, avec l'avènement du mythe de la 'démocratie raciale', qui pose le métissage – en tant que résultat – comme la clef de la brasilianité.

2.3.1. Le renversement du stigmate du métissage : la théorie du blanchiment191

Les autorités brésiliennes se retrouvent face au dilemme suivant : comment accepter le métissage en tant qu'élément caractéristique de la nation192 tout en sachant qu'y réduire le Brésil revient à l'ancrer définitivement dans une position d'infériorité par rapport à l'Europe, blanche ? Autrement dit, dans le cadre de la triangulation du désir (identitaire), comment conserver la possibilité pour le sujet d'atteindre un jour le médiateur ? C'est à travers un renversement de la signification du métissage que cette possibilité continue d'exister.

191 cf. A. Hofbauer (2006 : 197 – 214) pour une présentation détaillée du phénomène du blanchiment. 192 Car telle est l'image renvoyée par le reste du monde.

EUROPE

EUROPE citoyens brésiliens

(m osaïque de couleurs de peau)

identité na tiona le = m étisse Tria ngle A

Pour Erving Goffman193, s'approprier un élément stigmatisant de manière négative permet de renverser sa charge symbolique. Au Brésil, le stigmate du métissage est renversé par l'inversion de sa signification en termes d'évolution génétique : tandis qu'il était la marque d'une dégénérescence 'raciale', il devient celle d'une amélioration. Sous cet angle, tout aussi raciste que le précédent, le métissage permet de blanchir la société brésilienne194. Ce fut d'ailleurs la définition retenue par Émile Littré pour lequel le métissage est « [l']action de croiser une race avec une autre pour améliorer celle qui a moins de valeur »195. La théorie du blanchiment postule donc que l'élément noir de la société brésilienne disparaîtra, à travers le métissage, au profit d'un rapprochement progressif vers la couleur blanche196. C'est dans ce contexte idéologique que Sílvio Romero rejette une identité nationale reposant sur la figure de l'Indien, qu'il substitue par celle du métis qui permet au pays de rentrer dans un schéma linéaire d'amélioration, inéluctable au cours du temps197. Il ne s'agit donc pas d'une valorisation des personnes métisses en tant que telles198 mais de celle du processus de métissage qui permet, dans un schéma de hiérarchisation 'raciale', de s'affranchir d'une position d'infériorité199. Des expressions200 telles que 'limpar o sangue' [nettoyer le sang] ou 'clarear a barriga' [clarifier le ventre, c'est-à-dire la descendance] l'indiquent clairement : il s'agit de faire disparaître toute trace d'une ascendance africaine201.

Ce retournement de la perception du métissage renverse la triangulation, qui devient alors positive [Schéma 1.4 – Triangle B] car il permet d'atteindre in fine la couleur blanche, valorisée dans le cadre des théories racistes de l'époque. L'immigration européenne apparaît comme un moyen eugéniste202 supplémentaire permettant d'accélérer le blanchiment de la population brésilienne, soit de manière directe par la présence de ces immigrants, soit de 193 E. Goffman (1975).

194 C. Prado Júnior (1942/1989 : 98) y voit un mécanisme efficace d'assimilation : « A mestiçagem, que é o signo sob o qual se forma a nação brasileira, e que constitui sem dúvida o seu traço característico mais profundo e notável, foi a verdadeira solução encontrada pela colonização portuguesa para o problema indígena » [« le métissage, qui est le signe sous lequel se forme la nation brésilienne, et qui constitua sans aucun doute son trait caractéristique le plus profond et le plus notable, fut la vraie solution trouvée par la colonisation portugaise par rapport au problème indigène »].

195 A. Beaujean / E. Littré (1990 : 1067).

196 I. Carone / M. A. S. Bento (2002/2003) et J. d'Adesky (2001 : 97).

197 D. M. Leite (1969/1983 : 198). cf. B. Bennassar / R. Marin (2000 : 478 – 480) pour une présentation plus détaillée de ce courant de pensé.

198 Pour S. Romero, le métissage constitue une 'race' inférieure et distincte de la 'race' blanche, européenne [D. M. Leite (1969/1983 : 202)]. Il s'agit donc bien d'une lecture raciste où les personnes de couleur noire sont posées comme inférieures aux personnes métisses, elles même perçues comme inférieures à celles de couleur blanche [B. Bennassar / R. Marin (2000 : 480)].

199 D. M. Leite (1969/1983 : 235). 200 J. d'Adesky (2001 : 101). 201 J. d'Adesky (2001 : 97).

202 Il s'agit bien d'une lecture biologique de la part des autorités brésiliennes, souhaitant « croiser » les habitants dans un but d'amélioration génétique, dont une couleur de peau plus claire serait le signe.

manière indirecte par un renforcement du processus de métissage. L'un des postulats de la théorie du blanchiment est la supériorité des gènes de la 'race' blanche, qui s'imposent donc au cours du métissage. Un autre postulat, plus solide, pose la sélectivité des conjoints selon la couleur de leur peau, privant de descendance les personnes ayant une couleur de peau plus foncée. Cette dernière affirmation s'est vue, depuis, confirmée, car l'intériorisation de l'idéologie du blanchiment implique effectivement une telle sélectivité dans le choix des conjoints.203 Fort de ces postulats, João Baptista de Lacerda affirme en 1911 que la nation brésilienne sera exempte de personnes de couleur noire en 2012.

Les faits entrent cependant à nouveau en contradiction avec les discours : tandis que Sílvio Romero affirme que le métissage permet de blanchir la nation brésilienne, les chiffres continuent de montrer une augmentation du nombre de métis204. La triangulation positive proposée à travers la théorie du blanchiment est donc fragilisée205. Un pas supplémentaire – valoriser le métissage en soi et non ce qu'il permet – permet de sortir de cette aporie.

2.3.2. Le métissage, clef de la brasilianité : la 'démocratie raciale'

La première étape d'une valorisation du métissage en soi réside dans la reconnaissance des diverses origines de la société brésilienne, quelles qu'elles soient. Les autorités prennent conscience qu'il est important d'intégrer toutes les origines des citoyens206 : l'Estado Novo [l'État Nouveau] (1937 – 1945) réhabilite notamment le passé portugais du Brésil207, auparavant renié car rappelant l'entreprise de colonisation esclavagiste. L'identité nationale est alors constituée par la « fable des trois races »208 qui pose la société brésilienne comme le résultat harmonieux du mélange initial des 'races' portugaise, indienne et africaine.209 Tant que l'esclavage n'était pas aboli, il n'y avait cependant aucune nécessité d'y recourir, du fait d'une définition plus limitée de la citoyenneté en termes de couleurs de peau. Cela n'est plus le cas 203 cf. J. L. Petruccelli (2001). Le mécanisme implique que la personne à la couleur de peau plus claire accepte un conjoint ayant une couleur relativement plus foncée que la sienne, sous réserve que cette dernière dispose d'un capital économique et social conséquent.

204 A. Ramos (2004 : 107 – 108). 205 D. M. Leite (1969/1983 : 203 – 205).

206 P. Nolasco (1997 : 117, à partir de Jacques Chevalier). En 1938, G. Vargas, qui dirige le Brésil à cette époque, déclare « A country is not just a conglomeration of individuals within a strech of land [..] but above all a unity of race, a unity of language, a unity of national spirit » [cité par R. M. Levine (1998 : 57)]. [« Un pays n'est pas seulement un conglomérat d'individu à l'intérieur d'un morceau de terre [..] mais surtout une unité de race, une unité de langage, une unité d'esprit national »].

207 A. Enders (1997 : 204). 208 R. DaMatta (1987).

209 Cette fable émerge en fait dès 1844, lors d'un concours de l'Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro [IHGB – Institut Historique et Géographique Brésilien] dont le sujet est : « comment écrire l'histoire du Brésil? » [L. K. M. Schwarcz (1997 : 252)]. Le vainqueur de ce concours est Karl Friedrich Philipp von Martius [M. L. S. Guimarães (1988)].

au début du XXème siècle. Le roman de Mário de Andrade, Macunaíma (1928), réactive cette lecture de l'histoire de la société brésilienne210, qui est reprise par de nombreux auteurs dont Roberto da Matta211 et Arthur Ramos212 :

« desta união harmoniosa de raças e culturas surgiu o tipo brasileiro, síntese final dos grupos étnicos europeus e não-europeus, com as diversificações ecológicas do novo meio ».213

Les différentes composantes de la société brésilienne ne sont donc plus placées sur une ligne mais en triangle, où s'intercalent les trois principaux types de métissages identifiés jusque là : le cafuso (enfant des personnes noire et indienne), le mulato [mulâtre] (enfant de personnes noire et blanche) et le caboclo (enfant de personnes indienne et blanche).214 Plusieurs choses symbolisent cette union. La feijoada, plat de haricots noirs accompagnés de riz, représente le mélange des deux grandes 'races'215, et Nossa Senhora Conceição Aparecida, à moitié noire et à moitié blanche, devient la sainte patronne du Brésil216.

Schéma 1.5 : Triangulation et métissage (à partir des années 1930)

La triangulation se cristallise in fine sur la figure du métis, symbole du 'tipo brasileiro'217. Un 210 L. K. M. Schwarcz (1997 : 257). L'extrait où les trois 'races' sont présentées figure dans le volume annexe

[Annexe 1.1 page 1]. 211 R. DaMatta (1987).

212 Notons que A. Ramos (2004 : 43 – 58, 166) renverse complètement l'affirmation de dégénérescence des métis en posant leur supériorité, ce qui constitue une lecture tout aussi raciste que celle de R. Nina Rodrigues ou S. Romero.

213 A. Ramos (2004 : 42) ; italique de A. Ramos. « De cette union harmonieuse de races et de cultures surgit le type brésilien, synthèse finale des groupes ethniques européens et non-européens, avec les diversités écologiques du nouveau milieu ».

214 N. E. Jr. Whitten (2007 : 360) parle de triangle du métissage.

215 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 482 – 483). L. K. M. Schwarcz (1997 : 258 – 259) souligne d'autres extensions symboliques par rapport aux éléments accompagnant ce plat : le chou vert correspond aux forêts brésiliennes, tandis que les oranges représentent les « richesses potentielles » du Brésil.

216 B. Bennassar / R. Marin (2000 : 482).

217 « type brésilien » selon l'expression d'A. Ramos. A. de Castro Gomes (1997 : 270) précise que « sous l'appellation 'race de métis', on admettait que le Brésil n'était pas une société 'blanche' et que cela en

citoyens brésiliens

(mosaïque de couleurs de peau)

identité nationale = métisse EUROPE cond am natio n d u rac ism e

tel contenu pour l'identité nationale (objet) satisfait l'ensemble des citoyens brésiliens (sujet) car il est notamment valorisé par les européens (médiateur) [Schéma 1.5]. Des théories anti- racistes se substituent en effet de plus en plus aux théories racistes.218

Schéma 1.6 : La triangulation du désir d'absence de racisme et de préjugés

Sous ce nouvel éclairage, la triangulation prend fin en quelque sorte car le Brésil devient le médiateur d'une Europe – alors sujet – qui y voit une société exempte de racisme et de préjugés [Schéma 1.6]. Cela permet au Général Geisel d'affirmer : « somos uma nação que é o produto da mais ampla experiência de integração racial que conhece o mundo moderno » (1975)219. De nombreuses lois interdisent les préjugés220, dont l'existence est contraire à cette nouvelle triangulation. Cette vision est popularisée par Gilberto Freyre, qu'il théorise sous le nom de 'démocratie raciale'. Cet auteur est central dans la redéfinition de l'identité nationale221 car sa lecture de la formation de la société brésilienne s'impose durablement et est encore diffusée de nos jours :

« Freyre's construction of a uniquely Brazilian identity of racial equality and social harmony appealed to many Brazilians and became the basis of a national ideology promoted in public proclamations, schools and universities, and the national media »222.

présentait aucun inconvénient puisque les 'théories racio-spatiales' étaient fausses ». 218 cf. P. A. Taguieff (1990) pour une présentation des différentes théories anti-racistes.

219 Cité par O. Ianni (1966/2004 : 117). « Nous sommes une nation qui est le produit de la plus grande expérience d'intégration raciale que connaît le monde moderne ».

220 Parmi lesquelles citons la Lei [Loi] Afonso Arinos (1951), la Lei de Imprensa [Loi de la Presse] (1967), la Lei de Segurança Nacional [Loi de Sécurité Nationale] (1969) et la Constitution de la République Fédérale du Brésil (1969) [O. Ianni (1966/2004 : 113)].

221 T. E. Skidmore (1974/1992).

222 P. A. Lovell (1999a : 398). « La construction par Freyre d'une unique identité brésilienne d'égalité raciale et d'harmonie sociale parla à beaucoup de Brésiliens et devint la base d'une idéologie nationale vantée dans le cadre de proclamations publiques, dans les écoles et les universités, et dans les média nationaux ».

EUROPE ABSENCE de PREJUGESABSENCE de RACISME

BRESIL désir pro uv e q ue c’ est p os sib le cher che àim iter

D'autres auteurs, tels que Arthur Ramos et Sérgio Buarque de Holanda, diffusent et renforcent l'idéologie de la démocratie raciale :

« a sociedade brasileira formou-se, desse modo, desde o século XVI, tendo, em sua origem, uma intensa mestiçagem, contra a qual não houve preconceitos dignos de registro. É verdade que o casamento entre portugueses e índias ou negras era dificultado no quanto fosse possível, mas não houve restrições quanto a esse cruzamento »223.

Cette relecture s'étend à la caractérisation du type de colonisation mise en œuvre par les Portugais224. Pour Sérgio Buarque de Holanda, ces colons n'avaient pas de préjugés, étant eux- mêmes métis.225 Les Brésiliens héritent de cette disposition, qu'ils améliorent encore à travers la cordialité que Sérgio Buarque de Holanda définit comme la capacité spontanée à rendre familier les personnes et choses présentes alentours226. Pour lui, par définition, la cordialité est inconciliable avec tout préjugé sur la base de la couleur de la peau227.

Cependant, certains éléments de ces discours entrent en contradiction avec l'affirmation de l'existence d'une 'démocratie raciale'. En effet, lorsque Arthur Ramos, par exemple, souligne l'absence de préjugé par rapport au métissage – autrement dit par rapport aux relations sexuelles avec des personnes de couleurs différentes – cela n'implique pas l'absence de préjugé par rapport aux métis en tant que tels. En soulignant l'union harmonieuse entre Européens et non-Européens, il met en œuvre une dichotomie agrégeant toutes les composantes non-européennes par opposition à celle étant européenne. Dante Moreira Leite228 dénonce ce même mécanisme inconscient lorsqu'il analyse une description faite par Affonso Celso : ce dernier se fait le chantre de la 'fable des trois races' et des métis. Parmi la liste des métissages possibles, il omet cependant le mulato [mulâtre], autrement dit la transmission d'une composante africaine. De la même manière, il convient de souligner que Sérgio Buarque de Holanda affirme que la cordialité implique l'existence de préférences229.

223 A. Ramos (2004 : 42). « La société brésilienne se forma, de cette manière, depuis le XVIème siècle, ayant, en son origine, un intense métissage, contre lequel il n'y eut aucun préjugé digne d'être retenu. Il est vrai que le mariage entre Portugais et Indiennes ou Noires était rendu difficile sans être pour autant impossible, mais il n'y eut aucune restriction quant à ce croisement ».

224 G. Freyre la synthétise sous le nom de 'lusotropicalisme'. Il perçoit le métissage comme une stratégie de peuplement : « Par le croisement avec l'indienne et la négresse, le colonisateur a donné naissance à une population métisse vigoureuse et malléable, encore mieux adaptée que lui au climat tropical » [G. Freyre (1933/2005 : 41)].

225 S. B. de Holanda (1936/2006 : 53).

226 S. B. de Holanda (1936/2006 : 146 – 148) donne pour exemple l'habitude de recourir au prénom et non au nom, ainsi que celle d'employer les diminutifs. La carteira [carte (de travail)] devient ainsi la carteirinha [petite carte] par exemple.

227 S. B. de Holanda (1936/2006 : 184). 228 D. M. Leite (1969/1983 : 213 – 214). 229 S. B. de Holanda (1936/2006 : 185).

Pour les mêmes raisons, beaucoup de critiques sont également faites à Gilberto Freyre.230 D'une part, son ouvrage majeur, Maître et esclaves, se focalise, selon Katia Mytilineou de Queirós Mattoso, sur les relations domestiques231. Autrement dit il passe sous silence le quotidien de la majorité des relations entre maîtres et esclaves, qui se réalisent dans les moulins à sucre, lieu de production et non de vie. D'autre part, en vantant le métissage et en le présentant comme un processus naturel, il oublie la violence des rapports le sous-tendant232. A cela s'ajoute la contradiction flagrante entre l'image idéalisée de la colonisation portugaise (le lusotropicalisme) et les évidences observées dans d'autres colonies, comme le Mozambique par exemple233. Enfin, pour Wilma Baía Coelho234, l'idéologie de la 'démocratie raciale' renforce l'idéal de la suprématie des personnes de couleur blanche car les personnes de couleur noire sont toujours présentées de manière secondaire. Il est vrai que, si Gilberto Freyre consacre deux chapitres à ces dernières, leur présentation (rôles, occupations, etc.) est toujours faite à travers leur rapport aux maîtres.