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PARTIE I : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE

CHAPITRE 2 : DES LIMITES DU DROIT A UNE PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE : LE

1. Recension de travaux en sciences sociales

1.4 Les courants féministe matérialiste et féministe postcolonial

1.4.6 Travaux sur la division racialisée du travail reproductif

Les travaux de Glenn (2009) s’inscrivant dans le cadre des analyses féministes postcoloniales que l’on peut identifier aux Critical Race Feminist Studies et qui portent sur la division racialisée du « travail reproductif » 35 ont particulièrement retenu notre attention. Précisons que le concept de « travail reproductif » se retrouve dans de nombreux travaux féministes identifiant le travail de soins (aussi appelé couramment le travail du care) à un travail de « reproduction » dans les suites des écrits de Marx sur la reproduction de la force de travail essentielle à la production. Glenn critique l’analyse féministe identifiant uniquement le genre comme fondement de l’assignation au travail reproductif et maintenant dans l’ombre la division racialisée de ce travail. Elle reproche aussi aux travaux portant sur la hiérarchie raciale d’occulter la question du travail reproductif.

Dans ses écrits, elle montre à partir de données historiques portant sur les États-Unis que « les femmes racialisées-ethnicisées ont été assignées à une place précise au sein de l’organisation du travail reproductif » (Glenn 2009: 27) et ce tant dans le travail pour les ménages privés que dans le travail au sein des milieux institutionnels. Durant la première partie du 20ème siècle, les femmes immigrantes et/ou racialisées-ethicisées ont effectué une partie des tâches domestiques à titre d’employées de femmes des classes moyennes. Elles étaient confinées aux travaux les plus lourds et les plus sales (Glenn 2009: 28 référant à Palmer 1987: 182-183). Ce transfert des tâches entre femmes blanches des classes moyennes et femmes de couleur découlait de la non mise en cause de l’inégalité des relations des Blanches avec leurs conjoints.

35 Le concept de « travail reproductif » se retrouve dans de nombreux travaux féministes identifiant le travail dans la sphère domestique à un travail de « reproduction » dans les suites des écrits de Marx sur la reproduction de la force de travail essentielle à la production.

Les femmes racialisées se retrouvaient concentrées dans les emplois de « travailleuses domestiques » à cause de pratiques des Blancs-ches de classe moyenne visant à ce qu’elles restent dans ces secteurs d’emploi. Ces pratiques ont notamment été concrétisées avec la mise en place de structures formation ou d’aide aux chômeuses les orientant cers le travail reproductif et par le blocage de leur entrée dans d’autres secteurs d’emploi. Glenn explique le fondement idéologique de cette assignation racialisée au travail reproductif comme suit :

« L’idéologie dominante du groupe dans tous ces cas était que les femmes de couleur – africaines, américaines, chicanas, japonaises, américaines – étaient particulièrement aptes au travail domestique. Ces justifications raciales allaient de l’affirmation que les femmes Noires et mexicaines étaient incapables de prendre leurs propres vies en main et étaient donc dépendantes de Blancs – transformant l’emploi par les Blancs en un acte de bienveillance – à l’affirmation que les servantes asiatiques étaient par nature calmes, obéissantes et habituées à un niveau de vie peu élevé. Quel que soit le contenu spécifique des caractérisations raciales, celui-ci définissait la place appropriée de ces groupes comme relevant du service : leur place était là, et la place du groupe dominant était d’être servi. » (Glenn 2009 : 37)

Après la Seconde Guerre mondiale, le travail reproductif rémunéré se développe mais la division racialisée du travail se maintient alors que « les femmes racialisées-ethnicisées sont employées pour effectuer les tâches lourdes, sales et invisibles » dont celles consistant à dispenser des soins aux personnes âgées et malades. Pour leur part, « les femmes blanches sont employées de façon disproportionnée en tant que professionnelles de bas niveau (par exemple infirmières et assistantes sociales), techniciennes et employées administratives effectuant les tâches plus qualifiées et relevant de l’encadrement » (2009 : 43). Selon les régions et les « lignes de caste racialisée », la répartition des types de tâches entre les femmes blanches et les femmes racialisées varie et « la racialisation est la plus évidente dans les économies locales où un groupe racialisé subordonné est suffisamment important pour occuper une portion substantielle d’emplois » (2009 : 44).

La hiérarchie de race est différente lorsqu’elle se manifeste dans le cadre public ou dans le cadre privé car la subordination n’est pas aussi directe dans le premier cas, mais c’est au plan de la forme et non de la substance qu’elle change :

« Elle change plutôt de forme, devient institutionnalisée au sein de structures organisationnelles. La hiérarchie est élaborée à travers une division détaillée du travail séparant la conception de l’exécution et elle permet aux supérieurs de contrôler le processus de travail. Le classement hiérarchique est ostensiblement fondé sur l’expertise, la formation et les références formelles. » (Glenn 2009 : 46)

Selon la chercheure, « le classement selon la race et le genre est inhérent aux définitions des métiers ». Elle donne l’exemple du métier d’aide-soignante aux États-Unis, exercé souvent par des femmes racialisées, que l’on peut identifier à celui des travailleuses dispensant des services d’aide à domicile au Québec. Le métier et les travailleuses qui l’exercent sont d’office définis comme non qualifiés :

« Le métier d’aide-soignante est défini comme non qualifié et domestique ; donc les femmes exerçant ce métier le sont aussi. Les aides-soignantes doivent souvent affronter un décalage entre la façon dont leurs métiers sont définis (non qualifiés et subordonnés) et ce qu’elles sont supposées faire ou ce qu’on leur permet de faire (exercer des compétences et faire preuve de jugement). (…) Quel que soit le contexte, le travail d’aide continue d’être une spécialité de femmes racialisées-ethnicisées. Le travail est perçu comme non qualifié et subordonné et donc approprié à leur statut. » (Glenn 2009 : 53-54).

Dans les faits, explique Glenn, les travailleuses soi-disant non qualifiées effectuent un travail exigeant en dispensant les soins exigés au quotidien pour les personnes âgées ou handicapées, incluant beaucoup de travail « sale » tel que le nettoyage des personnes incontinentes. Elle parle aussi de la dimension mentale et émotionnelle du travail peu reconnue tout comme les compétences auxquelles elle fait appel (2009 : 55).

En terminant cette recension des travaux de Glenn, il nous apparaît important de présenter un concept qui peut nous être utile dans l’analyse et qui ne provient pas des travaux féministes, mais plutôt de ce que nous pourrions appeler les Critical Race Studies. Il s’agit du concept de « racialisation », qui permet de mettre en exergue le caractère construit de la « race ». Certains-es chercheurs-es recourent au concept de « racisation » dans un sens similaire. Li propose une définition du concept de « racialisation » particulièrement étayée :

« Le terme « racialisation » (racialization) est généralement utilisé pour désigner le processus par lequel la société attribue une signification sociale à des groupes pour des motifs physiques superficiels; les gens ainsi catalogués sont réduits au rôle de minorités raciales en fonction de leur rapport à un groupe dominant. Avec le temps, la racialisation attribue systématiquement aux traits superficiels des gens des caractéristiques sociales souvent peu souhaitables, ce qui a pour effet de donner la fausse impression que l'importance sociale de la race provient d'une origine première et non pas de facteurs sociaux » (Li 2003 122)

Les théories exposées dans cette partie traduisent l’importance de prendre en compte non seulement les rapports de production et les rapports sociaux de sexe dans le champ des relations industrielles et dans les études sur le travail (dont celles sur le travail du care), mais aussi l’« intersectionnalité » (Crenshaw 2011) de divers rapports sociaux. Les théories de la division sexuelle du travail montrent comment cette division s’appuie à la fois sur des modalités matérielles (séparation du travail entre les sexes) et sur des référents idéologiques (valeur supérieure attribuée au travail des hommes) (Kergoat 1982; Hirata et Kergoat 2008). Les études sur le travail rémunéré du care montrent aussi que les modalités de son organisation et de sa qualification ne lui confèrent pas nécessairement un « caractère plus ou moins disruptif et reconfigurateur » (Guimarães, Hirata et Sugita 2010) par rapport à la dévalorisation traditionnelle du travail domestique effectué dans la sphère familiale. Certaines études montrent comment la dévalorisation et la précarité du travail rémunéré du care sont légitimées par la référence à la sphère domestique (Dussuet 2002) et comment les politiques publiques participent au phénomène par les modalités d’organisation productive qu’il met en place (Gadrey 2001). Les travaux de ce courant montrent aussi que les nouvelles formes d’organisation du travail intégrant à la fois la logique du travail domestique et celle du toyotisme amènent de nouvelles modalités de division sexuelle du travail tout en la maintenant. Ainsi les « modèles de corvéabilité » décrits par Appay (2005) prennent des formes spécifiques selon que la main-d’œuvre soit majoritairement féminine ou masculine dans les milieux de travail, même s’ils réfèrent dans les deux cas à la logique de disponibilité permanente et de don de soi qui caractérise la sphère domestique. D’autres travaux mettent en lumière l’importance du « travail émotionnel » (Hochschild 1983) dans les processus productifs. Dans le courant des Critical Feminist Race Studies, les travaux de Glenn (2009)

montrent que la dévalorisation du travail rémunéré du care (elle parle du « travail reproductif ») au plan matériel et idéologique ne se fonde pas que sur l’intersection des rapports sociaux de production et de sexe, mais aussi sur la racialisation. Cette dévalorisation s’appuie sur une division racialisée du travail dans l’organisation productive, confinant les travailleuses de couleur aux tâches « sales » et invisibles, mais aussi sur une légitimation de cette division racialisée à travers une dévalorisation de leur travail en écho au statut social de subordonnées implicitement attribué aux femmes identifiées à ces catégories sociales.

Au terme de cette recension des travaux en sciences sociales, nous proposons dans la section qui suit un exposé des choix théoriques qui nous permettront par la suite de définir notre problématique générale de recherche, nos questions de recherches ainsi que notre modèle conceptuel.