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PARTIE I : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE

CHAPITRE 2 : DES LIMITES DU DROIT A UNE PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE : LE

1. Recension de travaux en sciences sociales

1.4 Les courants féministe matérialiste et féministe postcolonial

1.4.5 Études sur le travail émotionnel

Le concept de « travail émotionnel » développé par Arlie Russell Hochschild (1983), qui a inspiré de nombreux travaux scientifiques, permet entre autres de mieux identifier certaines qualités qui sont mobilisées selon les situations d’emploi et, conséquemment, d’évaluer leur reconnaissance dans la qualification des emplois ainsi que les effets de cette reconnaissance (ou de cette non reconnaissance) pour les salariés-es. Voici une brève présentation du concept et le résumé de certains constats issus quelques études y recourant et portant sur le secteur faisant l’objet de notre étude de cas, celui des services d’aide à domicile.

Le travail émotionnel se définit comme « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment (…) Le « travail émotionnel » fait référence de façon plus large à l’acte qui vise à évoquer ou à façonner, ou tout aussi bien à réprimer un sentiment » (Hochschild 2003: 23-24). La chercheure illustre le concept à partir d’extraits d’entretiens en soulignant l’utilisation de verbes d’action pour parler de travail émotionnel: « Je me suis préparé mentalement… J’ai écrasé ma colère… J’ai essayé très fort de ne pas être déçu… Je me suis forcé d’avoir du bon temps… J’ai tenté de me sentir reconnaissant... » (2003 : 24, l’italique est de l’auteure) Le travail occasionnel, avec ce qu’il signifie comme écart entre l’émotion ressentie et l’émotion exprimée, a des coûts en termes de santé psychologique (Hochschild 1983 : 186-87); son intensité et le degré de reconnaissance de son exercice influencent la teneur de ces coûts.

Les emplois comportant une part importante de travail émotionnel sont caractérisés par trois aspects : ils requièrent une interaction face à face ou de vive voix avec le public; ils requièrent que le travailleur ou la travailleuse créé un état émotionnel chez une autre personne qui peut par exemple prendre la forme de la gratitude ou encore de la peur; ces emplois impliquent aussi que l’employeur exerce un contrôle sur les activités émotionnelles de son personnel par le biais de la formation et de la supervision (1983 : 147).

Pour Hochschild, le travail émotionnel constitue une marchandisation des sentiments lorsque ceux-ci deviennent un des aspects centraux du travail comme par exemple dans le cas d’une hôtesse de l’air exprimant une cordialité rassurante aux passagers et passagères, cordialité qu’elle a auparavant préparée mentalement (Hochschild 2003 : 34). Le secteur d’emploi en pleine expansion que sont les services, requérant souvent le face à face ou la communication de vive voix, implique une part non négligeable de travail émotionnel, contrairement au travail plus physique sur les chaînes de montage qui dominait dans l’ère industrielle.

Le travail émotionnel a un caractère sexué, souligne la chercheure. Le statut subordonné des femmes dans la société fait en sorte que les exigences à leur égard en termes d’expression de la compassion au plan émotionnel sont plus fortes que celles pour les hommes (Hochschild 1983 : 168). De plus, dans les milieux de travail, les émotions mobilisées dans le travail par les femmes sont moins prises en compte que celles exprimées par les hommes, soit qu’elles sont

considérées rationnelles mais non importantes ou encore irrationnelles et négligeables (1983 : 171-172). Ce qu’Hochschild appelle le « bouclier lié au statut » (status shield) des femmes est conséquemment plus faible, c’est-à-dire que la protection que leur offre leur statut social à l’égard des abus est plus mince que celle que le statut social des hommes leur offre; elles sont plus exposées aux tirades, à la rudesse verbale, etc. (1983 : 174-175).

Dans une étude ontarienne sur les services d’aide à domicile, Aronson et Neysmith affirment que la non reconnaissance du travail émotionnel, donc sa naturalisation, dans le cadre du travail salarié d’assistance à domicile s’approfondit dans un contexte de réduction des coûts et de restructuration des services publics. Concrètement, le phénomène s’exprime à travers des pratiques de gestion qui mettent essentiellement l’emphase sur les aspects pratiques du travail (les tâches) ainsi que la performance, négligeant de considérer la dimension émotionnelle et inter-personnelle centrale dans le travail (Aronson et Neysmith 1996). Ce sont aussi des constats similaires qu’a fait Angelo Soares dans une étude récente sur l’impact de la lean production pour le personnel employé dans les services publics de santé et les services sociaux au Québec. Il affirme que ce mode de gestion conduit à l’invisibilisation des dimensions émotionnelles et relationnelles inhérentes au travail du care (Soares 2010).

Dans une étude française sur les services d’aide à domicile, Dussuet (2009) constate pour sa part que le travail émotionnel est considéré comme une qualité innée des femmes. Ce travail émotionnel implique pourtant un apprentissage. Il n’est pas facilement reconnu et soutenu dans les milieux de travail.

Certaines critiques reprochent à la théorie du travail émotionnel de s’appuyer sur une conception « absolutiste » de l’emprise du management au plan de la mobilisation du travail émotionnel et de ne pas considérer l’autonomie exercée par les travailleurs-euses (Bolton 2010). Aronson et Neysmith ont traité de cet aspect dans leurs travaux. Elles ont constaté l’existence de pratiques d’autonomie et de résistance des travailleuses et des travailleurs consistant à dépasser les cadres gestionnaires faisant fi de la dimension émotionnelle et à personnaliser leurs activités et leurs relations avec les usagers-ères existent. Cependant, affirment-elles, ces pratiques ne sont ni reconnues, ni valorisées, ni rémunérées par l’employeur (Aronson et Neysmith 1996 : 73).

La dernière section de cette recension des théories féministes présente certains travaux dans le courant du Critical Race Feminist Studies qui portent sur la division racialisée du « travail reproductif ».