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PARTIE I : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE

CHAPITRE 2 : DES LIMITES DU DROIT A UNE PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE : LE

1. Recension de travaux en sciences sociales

1.3 Le courant de l’économie politique critique

1.3.5 Travaux sur l’autonomie contrôlée

La sociologue du travail Béatrice Appay a réalisé des travaux portant sur les transformations productives dans divers secteurs (Bâtiment et travaux publics, imprimerie, secteur hôtelier,

etc.) dans les années 1980 et 1990 en France et au Royaume-Uni qui l’ont amenée à parler d’un nouveau mode de production, qu’elle conceptualise comme l’« l’autonomie contrôlée » et qui est au cœur du processus de « précarisation » (Appay 1993, 2005).

Ce nouveau mode productif permet une cohabitation paradoxale entre la fragmentation productive et le renforcement de la concentration économique. Face à l’accroissement de la concurrence globalisée et à la pression des marchés financiers, la fragmentation productive appliquée aux niveaux local, national et international a constitué le choix stratégique d’expansion des entreprises, devenues des « entreprises-cerveau »30. Il s’agit essentiellement

d’« un nouveau mode de captage de la plus-value » (Appay 2005 : 247). Le nouveau mode productif de l’autonomie contrôlée se fonde sur la conjugaison des réorganisations productives sous forme de « sous-traitance en cascade », au sein desquelles les entreprises-cerveaux exercent un « pouvoir stratégique », et des remises en cause du droit du travail et des systèmes de protection sociale (2005 : 125).

Ce qu’Appay appelle la « sous-traitance en cascade » s’appuie sur des « liens entre donneurs d'ordre et exécutants selon plusieurs rangs de sous-traitance, des plus grands aux plus petits, jusqu'aux travailleurs individuels, salariés ou non » (Appay 2005: 45). Les relations inter- firmes qu’elle décrit comme une « pyramidal web structure » (1998 : 171) sont à la fois verticales et horizontales. Si les firmes sont autonomes formellement les unes des autres, le principe central de l’autonomie contrôlée est celui du transfert et de l’externalisation des coûts, des risques et des responsabilités financières, sociales et environnementales vers les différents niveaux de sous-traitance. La chercheure affirme que les formes de l’externalisation diffèrent « en fonction des types de localisation des unités productives et de leurs rapports avec l’entreprise donneuse d’ordre » (Appay 2005 : 145-146). Dans un texte plus récent, elle inclut dans son modèle les unités autonomes internes à l'entreprise (individus, équipes, départements), en plus des unités à l'externe (sous-traitants, filiales, etc.) (Appay 2008: 162).

30 L’auteure parle de brain firms, ou d’« entreprises-cerveaux », pour désigner les firmes leaders qui externalisent divers aspects de la production tout en se spécialisant dans l’organisation de la filière et le contrôle des opérations afin d’accroître leur pouvoir de marché et de se dégager des contraintes liées à la matérialité productive (Appay 1998: 172).

L’exercice du pouvoir stratégique s’appuie sur les principes suivants selon Appay : la « maîtrise financière » d’une partie essentielle du circuit financier par l’entreprise-cerveau; l’« autonomie » formelle des entités productives liées contractuellement; la « mise en survie », reposant sur le sous-financement d’entités productives dépendant du pôle dominant, ainsi que la « canalisation », qui consiste en un octroi de ressources financières pour l’exécution d’activités prédéfinies conjugué à des pressions implicites (Appay 2005: 45-46).

Ces deux derniers principes constituent ce que la chercheure nomme un « système de vide- rempli » (2005: 84-85). Elle décrit ce système à partir d’un cas impliquant le secteur public qu’elle a étudié dans les années 1980 au Royaume-Uni. Il s’agit du cas de la relation entre certains ministères et les collèges de formation professionnelle (les Colleges of Further Education) financés par les autorités locales. La « mise en survie » des collèges a été opérée par la création d’un « vide » lié à leur sous-financement par les autorités locales conséquent aux diminutions budgétaires du ministère de l'Éducation. Par la suite, la « canalisation » de ressources a permis que ce vide soit en quelque sorte « rempli » puisque les collèges se sont retrouvés à devoir accepter le financement de programmes de formation professionnelle définis par une agence étatique relevant du ministère de l'Emploi. Cette dernière, souligne Appay, souhaitait détenir un contrôle sur les formations, contrôle qui lui échappait dans les collèges. Le nouveau financement est de fait accordé à des entreprises auxquelles les collèges vont rapidement proposer des programmes de formation conformes aux exigences de l'agence étatique « sans que le gouvernement n'exerce de contrainte directe et explicite » (2005 : 83). Grâce à ce système de vide-rempli, l’État parvient à transformer l’organisation des programmes dispensés dans les collèges : « « L'État tatchérien » a introduit ce plan de formation beaucoup plus flexible qu'il pouvait piloter à distance, qui individualisait les formations, déstructurait les temps de formation et décloisonnait les lignes de démarcation professionnelle » (2005 : 85).

L’opposition aux restructurations préconisées par l’État, tant celle existant tant dans les collèges que chez les partenaires sociaux, est contrée par la situation de survie conduisant à une soumission aux exigences de l’État :

« (…) les collèges se sont rapidement adaptés à une situation qu'ils refusaient pour la plupart. Ils furent mis en situation de survie, placés devant l'urgence de rétablir leur situation financière et d'exécuter des ordres qu'ils n'avaient pas reçus. Ce système fonctionne d'autant mieux que les personnels sont en situation précaire et que leurs salaires dépendent du niveau d'activité des établissements qui les rémunèrent » (Appay 2005 : 85)

La menace du chômage fait aussi partie du système fondé sur l’autonomie contrôlée soutient la chercheure. Le pouvoir stratégique s’exerce à travers « un système tendu de sanctions extrêmes liées à la survie ». Elle affirme que « si la « machine tourne » et si le système de menaces et de risques est suffisamment fort, il peut alors se contenter de formuler des « recommandations », indiquer les objectifs à atteindre plutôt que d'imposer » (2005 : 77-78). Les contraintes imposées par l’entreprise-cerveau reposent sur un « renforcement des systèmes de contrôle et de contrainte, articulé à l'approfondissement paradoxal de l'autonomie » (2005 : 46). Cette autonomie facilite l’innovation : « La liberté est laissée à l'invention et à la création. C'est par définition un système innovant. Il fonctionne à l'autonomie et à la coopération avec des marges de manœuvres restreintes, des conditions de survie limitées. » (2005 : 77-78). La dimension de la technologie est aussi importante dans les processus de régulation propres à l’autonomie contrôlée : « Une question essentielle liée à la question du contrôle est celle du captage de l'information, de l'analyse des données recueillies, de l'élaboration des procédures de contrôle » (2005 : 79).

Dans les réseaux de sous-traitance, les entreprises-cerveaux, qui détiennent le pouvoir stratégique disposent d’un nombre réduit de salariés-es et exercent principalement des fonctions d’organisation et de contrôle de la production :

« De nouvelles firmes leaders sont apparues. Ce sont des « entreprises- cerveaux » avec une main-d'oeuvre d'éxécution réduite, mais une force de travail accrue dans les domaines conceptuels, commerciaux, gestionnaires, la recherche développement et l'organisation. Ces firmes se spécialisent dans la conception, l'organisation et le contrôle du processus de production et de distribution, l'organisation et la captation des marchés. Elles sont grandes par leur chiffre d'affaires et leurs profits, mais réduisent leur taille du point de vue de la force salariale directement employée. Beaucoup se spécialisent dans la

direction managériale, qui consiste à organiser, à fabriquer de la coopération, à contrôler sans participer directement à la production. » (Appay 2005 :116)

Le mode productif de l’autonomie contrôlée permet un transfert de la responsabilité des donneurs d’ordres, ce qui entraîne une « précarisation » au bout de la chaîne de production :

« Le principe d'externalisation en cascade est au cœur du processus de précarisation: il fragmente, divise, hiérarchise, organise structurellement l'impuissance syndicale, désorganise les luttes au travail, reporte sur les autres la responsabilité des donneurs d'ordre, avec en bout de chaîne les individus chargés de l'exécution du travail, celles et ceux qui ne peuvent « externaliser » leur condition sur qui que ce soit » (Appay 2008: 166).

Le terme « précarisation » est choisi, plutôt que celui de « précarité » pour mettre en exergue les processus sociaux sous-jacents :

« C’est volontairement que le terme de précarisation est choisi et non celui de précarité pour mettre l’accent sur des processus de mise en précarité et non sur un état ou des états qui concerneraient des populations vulnérables : les femmes, les jeunes, les immigrés, les chômeurs, des segments de populations fragiles ou « à risques » qu’il s’agirait de « réintégrer » avec plus ou moins de succès » (Appay 1997 : 512).

Dans ce processus de précarisation, le droit du travail joue un rôle clé à travers ce qu’Appay appelle une « précarisation de la protection sociale » 31 et qu’elle explique, en référant à la juriste Marie-Laure Morin (1997), en mettant en exergue le contournement de la régulation juridique du travail :

« Cette division du travail interentreprises, fortement polarisatrice, ne permet- elle pas de contourner les régulations salariales, celles en particulier ayant trait à la subordination entre salariés et employeurs, subordination qui est au fondement du droit du travail contemporain (M.L. Morin)? Ne permet-elle pas de contourner les systèmes de protection sociale tels qu’ils sont sédimentés dans notre société en compensation de cette subordination salariale ? » (Appay 1997: 540)

31 Il faut préciser qu’en France, la notion de protection sociale est utilisée dans un sens large intégrant à la fois droit du travail et ce qu’on appelle au Québec la « sécurité sociale » en référant aux régimes publics d’assurance

Dans ses travaux, Appay a aussi développé le concept de « corvéabilité » (1993) pour analyser les nouvelles manifestations des rapports sociaux de sexe en milieu de travail, et particulièrement les nouvelles formes que prend la division sexuelle du travail. Toutefois, comme elle a appliqué ce concept dans le cadre d’études portant sur la flexibilisation du travail dans le secteur de la grande distribution sans référer spécifiquement à des réseaux de production et à la sous-traitance, ce qui laisse sous-entendre que le modèle d’organisation productive en vigueur est l’entreprise intégrée, nous avons traité de ces travaux dans la prochaine partie, section 1.4.4), où nous recensons une série de travaux des courants féministe et féministe postcolonial qui ne portent pas spécifiquement sur les formes productives en réseau.

Les travaux d’Appay que nous venons de résumer permettent l’identification des logiques centrales et paradoxales qui caractérisent les réseaux de production, d’une part la concentration financière et la fragmentation productive, et d’autre part l’autonomie des composantes des réseaux et un contrôle accru sur les salariés-es. Ils permettent aussi de comprendre comment la jonction entre les restructurations productives et les failles des systèmes de protection sociale est au cœur du processus de précarisation des emplois.

En somme, les travaux recensés se situant dans le courant de l’économie politique critique apportent un regard spécifique en prenant en compte le caractère central de la relation d’emploi dans les dynamiques sociales et économiques au sein des nouvelles formes d’organisation productive réticulaires. Certains travaux identifient des facteurs explicatifs de la variance dans les relations de pouvoir intra-réseau, telles les études britanniques (Grimshaw et al. 2005 : 265) (communautés locales, normes établies, implication des syndicats, exigences législatives, changements dans les marchés des produits, du travail et des capitaux), incluant celles sur les partenariats publics-privés (expertise de l’organisation exécutante, expérience de négociation et de gestion des contrats de services, vulnérabilité à la réputation, soutien de la part d'agences de régulation ou d'autres organisations) (Grimshaw et Hebson 2005). Les travaux portant notamment sur les services d’aide à domicile en Europe expliquent aussi la variance dans la répartition du pouvoir au sein des réseaux par la capacité de gérer les volumes de main-d’œuvre et de standardiser les procédures déterminées par l’entreprise cliente) (Frade et Darmon 2005). Elles montrent aussi l’importance de l’action de l’État dans les processus au

cœur des relations d’emploi multipartites dans ces services au plan du contrôle exercé dans l’organisation productive et au plan du droit du travail.

D’autres travaux se situant dans ce courant identifient l’impact de l’action de l’entité dominante dans le réseau de production sur la relation d’emploi. Rubery et Earnshaw (2005) montrent cet impact sur la structure de paie, la sécurité d’emploi et sur le contrôle et la direction du travail (procédures d’évaluation de la performance, affectation du personnel à des tâches ou à des postes particuliers, procédures de discipline et de renvoi). Frade et Darmon (2005), pour leur part, expliquent l’importance de la question du temps de travail dans l’organisation réticulaire alors que les horaires de travail sont établis selon la logique du juste- à-temps par un donneur d’ordres ne détenant ni statut juridique d’employeur ni obligations à cet égard.

A ce stade de notre recension des théories en sciences sociales, nous constatons que les travaux d’Appay ainsi que ceux d’Altmann et Deiβ présentent un intérêt particulier. Les premiers sont en effet les seuls qui proposent une articulation théorique combinant la mise en place des formes productives réticulaires et les difficultés d’application du droit du travail. De plus, ces travaux cherchent à expliciter les principes structurant le pouvoir stratégique des entreprises-cerveaux, donc les rapports de pouvoir intra-réseau, en considérant la relation d’emploi dans cette dynamique de pouvoir. Les travaux d’Altmann et Deiβ se situent dans le même axe en posant comme principes centraux l’usage de l’hétérogénéité et de la complémentarité entre les segments productifs et la main-d’œuvre ainsi que le déploiement d’une régulation supra-entreprises par les organisations dominantes.

Ces travaux d’Appay et d’Altmann et Deiβ sur les réseaux de production ne proposent toutefois pas une analyse des rapports de pouvoir dans les réseaux de production qui considère l’imbrication potentielle des rapports de production avec d’autres types de rapports sociaux dont les rapports sociaux de sexe. Appay a mené des travaux intégrant la dimension des rapports sociaux de sexe avec le concept de « corvéabilité » (1997: 517), mais ils ne portaient pas explicitement sur des réseaux de production. Or, dans le cadre des études britanniques sur la fragmentation productive, Hebson et Grugulis (2005) ont constaté un renforcement de ce qu’elles appellent les divisions de genre. Ces constats sur les effets des dynamiques de pouvoir

réticulaires qui se manifestent de façon spécifique pour la main-d’œuvre féminine appellent à une analyse de l’imbrication des rapports sociaux de sexe dans la dynamique globale du pouvoir qui s’exprime au sein des réseaux de production, et de l’interaction possible d’autres types rapports sociaux de domination tels la racialisation ou ceux fondés sur l’âge, l’origine nationale, etc.. Comme nous n’avons pu recenser de travaux qui analysent les réseaux en intégrant cette perspective, nous avons fait le choix de recenser certains travaux portant sur les rapports sociaux de sexe et leur imbrication avec les rapports de production ainsi que d’autres types de rapports sociaux dans le cadre de l’entreprise intégrée. Notre objectif est de trouver certains outils conceptuels en vue de les adapter à notre analyse de la dynamique de pouvoir dans les réseaux.

1.4 Les courants féministe matérialiste et féministe postcolonial