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PARTIE I : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE

CHAPITRE 2 : DES LIMITES DU DROIT A UNE PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE : LE

1. Recension de travaux en sciences sociales

1.1 Le courant néo-institutionnaliste

1.1.2 Études sur les relations interentreprises

Les études sur les relations interentreprises que nous recensons dans les prochaines pages s’inscrivent dans les suites de la théorie de l’économie des coûts de transaction (Williamson 1975, 1985) qui a permis d’analyser les relations interentreprises au-delà des processus économiques en les situant au cœur d’une logique institutionnelle. Cette théorie associe le degré d’intégration de la production aux coûts liés au recours à des fournisseurs externes. Dans les suites de ces travaux, Aoki (1989) a montré que l’organisation en réseau pouvait constituer une forme organisationnelle plus efficace d’un point de vue économique que les échanges sur le marché ou l’entreprise intégrée. Certains chercheurs, tels Moati (2006) et Baudry (2006, 2005) se sont intéressés à la dynamique de pouvoir dans le cadre des relations interentreprises au sein des réseaux de production. Nous résumons ci-dessous leurs travaux.

Baudry part du constat selon lequel les modalités de coordination et de gouvernance assurées par la « firme-pivot » (Frery 1997) prennent des formes différentes en fonction de l’organisation de la production. Il a étudié l’industrie manufacturière (automobile et aéronautique surtout) et a différencié la dynamique de pouvoir selon de type de relations de « quasi-intégration » (Houssiaut 1957) entre les entités composant les réseaux: quasi- intégration verticale ou quasi-intégration oblique. Le contrôle sur les opérations apparaît plus serré lorsque la production est divisée techniquement entre les entités productives à la façon taylorienne (quasi-intégration verticale) plutôt que lorsqu’elle est divisée de façon cognitive en fonction des processus de production (quasi-intégration oblique).

Dans la quasi-intégration verticale, la forme de coordination est l’autorité, c’est-à-dire le « transfert contraint du pouvoir de décision d’un agent vers un autre agent » (Baudry 2005: 39). Baudry identifie la dépendance des contractants caractéristique de cette forme de coordination selon trois critères qui doivent opérer en conjonction: la concentration des flux

d’échange, la subordination professionnelle et la taille respective des contractants. Plus spécifiquement, il parle de concentration des flux d’échange lorsqu’une portion importante du chiffre d’affaires du contractant se rapporte à un seul client, c’est-à-dire en général autour de 30%. Il définit la subordination professionnelle comme l’incapacité pour le contractant de redéployer rapidement et/ou sans coûts ses actifs vers un autre client (2005 : 43).

L’exercice de l’autorité en situation de quasi-intégration verticale repose sur des dispositifs contractuels et non contractuels qui permettent la gestion de l’incertitude interne et externe découlant du lien avec le sous-traitant. La coordination interentreprises basée sur l’autorité se retrouve toutefois confrontée à certains problèmes avec les changements survenant à partir des années 1980 au plan de l’environnement externe (contraintes de coûts face à une demande instable, différenciation des produits et développement technologique) et au plan des relations avec les sous-traitants (difficultés de performance économique liées aux contrats de courte durée et faible incitation à l’innovation).

La quasi-intégration oblique, aussi nommée « partenariat industriel » par les praticiens-nes, constitue en quelque sorte une réponse à ces problèmes de la quasi-intégration verticale alors que la nouvelle forme de coordination dans les réseaux sur laquelle elle se base est celle de l’incitation. La relation dans un cadre de quasi-intégration oblique dure généralement plus longtemps dans le cadre de la quasi-intégration verticale et la division du travail interentreprise est basée sur la complémentarité et la collaboration. Cette division du travail peut même se fonder sur la « coconception » de l’organisation productive. Une autre différence est liée à l’innovation alors que le client et le fournisseur interagissent régulièrement à l’aide de divers dispositifs organisationnels (2005 : 64-66). La dernière différence a trait aux modes de livraison alors que l’on passe de la gestion des stocks dans la quasi-intégration verticale à la gestion à flux tendus dans la quasi-intégration oblique, c’est-à-dire l’alignement de la livraison sur les besoins selon le mode juste-à-temps (2005 : 68).

Baudry explique, en référant à la théorie économique des incitations, que la « structure incitative » mise en place par l’acheteur pour gérer l’incertitude à l’égard du fournisseur, soit le contrat à moyen terme et la possibilité de sa reconduction ainsi que des dispositifs de négociation et renégociation du prix, incitent à l’innovation (2005 : 73). Il spécifie que les

mécanismes « incitatifs » dans le cadre de la quasi-intégration oblique s’appuient aussi sur la constitution de « marchés de sélection et d'allocation » (Baudry 2006 : 137). Le marché de sélection des firmes organise leur intégration dans le réseau par une « labelisation », c’est-à- dire une certification fondée sur les attentes de la firme-pivot (2006 : 138). Le marché d’allocation consiste pour sa part en une répartition des tâches parmi les entreprises certifiées. Le pouvoir de la firme-pivot se déploie par l’organisation de la concurrence entre les firmes et par l’éjection du marché de sélection en cas d’insatisfaction (2006 : 139).

Somme toute, affirme Baudry, l’ingérence de la firme-pivot dans l’organisation des firmes sélectionnées dépend de leur dépendance à son égard (2006 : 140). La quasi-intégration oblique suppose moins de dépendance que la quasi-intégration verticale. Toutefois, que les relations interentreprises se déroulent sous une forme ou l’autre de quasi-intégration, elles comportent souvent une part de confiance souligne Baudry en référant entre autres à des travaux sociologiques comme ceux de Granovetter (1985) sur l’encastrement social (embeddedness) qui traitent de l’influence que peuvent avoir les relations personnelles sur la confiance et l’honnêteté dans les relations interentreprises (Baudry 2005 : 93).

Baudry explique aussi que les différents types de coordination peuvent cohabiter au sein de la même structure pyramidale, le sous-traitant de premier niveau (nommé sous-traitant concepteur ou sous-traitant fournisseur) se trouvant en situation de quasi-intégration oblique avec la firme-pivot et recourant lui-même à des sous-traitants en situation de quasi-intégration verticale avec lui. Il peut également exister un troisième niveau de sous-traitants exécutant des commandes (2005 : 102-103). Les contraintes liées à la gestion des flux tendus et aux procédures d’assurance-qualité sont progressivement transmises du premier niveau de sous- traitance au second (2005 : 113).

Dans l’un de ses écrits, Baudry expose son évaluation des effets des relations de quasi- intégration oblique sur les situations d’emploi. Ces effets se posent d’abord en termes de localisation géographique de la production puisqu’il est nécessaire que les fournisseurs aient des établissements situés à proximité de ceux du constructeur. L’impact sur les situations d’emploi s’exprime aussi par contrôle et le suivi du travail à l’aide d’outils de gestion (réunions de suivi, coordination opérationnelle par des procédures industrielles, audits qualité

réguliers). La flexibilisation du travail constitue aussi une répercussion des modalités de coordination interentreprises, qu’il s’agisse de la flexibilité interne (heures supplémentaires, polyvalence, annualisation du temps de travail) ou de la flexibilité quantitative externe (contrats de travail temporaires, sous-traitance, agences de location de personnel) pour gérer les flux tendus et les amplitudes saisonnières, les rythmes de travail (horaires et rythmes de travail ainsi que polyvalence des postes alignés sur les besoins du client), les pratiques de recrutement (permutation et substitution de main-d'œuvre en faveur de celle qui est plus jeune, mieux formée et plus « adaptable ») (Baudry 2006 : 130-35).

Voyons maintenant les travaux d’un autre chercheur que nous avons classé parmi les chercheurs-es néo-institutionnalistes. Moati catégorise ce qu’il appelle aussi les « réseaux » selon deux types, vertical et horizontal, et il conçoit les types de régulation en fonction du type de division du travail (technique et cognitive) au sein de ces réseaux.

Il fait la différence entre les réseaux de type vertical, en parlant « d'une division du travail le long d'une même chaîne de valeur » (Moati 2006: 181) et les réseaux de type horizontal caractérisés « par le fait qu'ils sont composés de « briques » à peu près identiques, exerçant la même activité. En général, elles se partagent une activité sur le plan spatial » (2006 : 183). Les réseaux horizontaux sont particulièrement présents dans les services et le commerce. Aux côtés du modèle de réseau horizontal que constituent les groupes, existent le groupement de commerçants indépendants, les coopératives et les réseaux de franchises.

Il note que dans certains réseaux, l'importance stratégique d’accorder plus d'autonomie aux membres est admise avec la montée des pratiques de gestion basées sur la primauté du client et celle du marketing relationnel ainsi que le besoin de capter de l’information des membres pour alimenter la réflexion stratégique au niveau central du réseau. Il souligne qu’ « une nouvelle division du travail est en train de se mettre en place entre les différentes échelles des réseaux horizontaux » appelant à plus de recherche « notamment pour comprendre les implications sur l'organisation du travail, en distinguant sans doute les niveaux de qualification, parce que ces derniers sont différemment touchés par ce genre de mouvement » (2006 : 183).

Sur la question du pouvoir au sein des réseaux d’entreprises, le chercheur souligne que la tendance à penser systématiquement que c'est la firme-pivot qui détient le plus de pouvoir,

fortement imprégnée des modèles de l'aéronautique et de l'automobile, peut se révéler fausse. Ainsi, « à force de pressions les petits fournisseurs se sont regroupés et ont formé de grands groupes, de sorte qu'aujourd'hui les pouvoirs sont beaucoup plus équilibrés » (2006 : 184). La nature des relations de pouvoir inter-firmes s’établit surtout selon le type de division du travail au sein du réseau, une division technique ou cognitive, précise le chercheur en se référant à ses travaux antérieurs (Moati et Mohoud 1994). La première est de type taylorien « où on fragmente les processus de production en fonction de la nature technique des opérations, dans un souci d'optimisation de l'efficience statique et du rendement » (Moati 2006 : 185). La division cognitive du travail consiste pour sa part en un découpage des processus de production « en fonction de la nature des savoirs sous-jacents, à regrouper les dynamiques d'apprentissage et l'efficience dynamique, afin d'être en mesure de repousser les limites du savoir nécessaire à l'innovation, là ou la division technique du travail a plutôt pour effet d'optimiser la productivité dans un état donné de connaissances » (2006 : 185).

La division cognitive du travail entre les firmes repose sur une relation que Moati appelle la « relation de rapprochement des compétences complémentaires » (2006 : 186), dans laquelle l’équilibre relatif des pouvoirs existe. Le client ne maîtrisant pas des savoirs autant que le fournisseur, le contrôle s’établit plus en termes de résultats que de moyens (2006 : 186). Par contre, la division technique du travail au sein des réseaux de firmes suppose un contrôle plus serré lié à des objectifs d’efficacité opérationnelle :

« Le donneur d'ordre, ou la firme-pivot, recherche avant tout une capacité de production, un coût, un délai. La concurrence entre les « partenaires » potentiels se joue davantage sur leur efficacité opérationnelle que sur leurs compétences distinctives ». (...) Par ailleurs, comme l'activité sous-traitée est assez banale, il est très facile pour le donneur d'ordre de contrôler son sous- traitant, de prescrire le travail, d'édicter des normes. » (Moati 2006: 186).

La division du travail n’est pas pour autant entièrement déterminante au plan des rapports de pouvoir puisqu’ « on observe quelques cas intéressants d'entreprises qui se sont spécialisées dans l’exécution de travaux assez banalisés, mais qui bénéficient d'un rapport de force

favorable dans les réseaux auxquels ils participent » (2006 : 186-187). Le chercheur cite des cas en électronique.

La relation d’emploi est abordée par le chercheur lorsqu’il analyse les tendances dominantes, dans les réseaux fondés sur la division technique du travail, à transférer les coûts et les risques:

« Tout ce qui n'est pas rentable, tout ce qui est risqué, tout ce qui est soumis à une concurrence effrénée...chacun cherche à l'externaliser auprès du plus faible que soi. En bout de chaîne, c’est souvent la PME locale, traditionnelle, qui se retrouve avec la patate en main. Et là, il est indéniable que la position de cette dernière dans l'organisation du système productif aujourd'hui ressemble effectivement à de la quasi-intégration, au sens où elle n'a plus aucun pouvoir. Sa fonction principale semble être de permettre à ses clients directs ou indirects de détourner le droit du travail, d'intensifier la pression sur les salariés d'une façon qu'elle ne pourrait pas pratiquer en son sein. » (2006 : 187).

Comme les travaux de Baudry, ceux de Moati permettent de distinguer la dynamique de pouvoir intra-réseau à travers les spécificités des formes de division de la production au sein des réseaux et d’identifier certains mécanismes de régulation. L’idée de « coconception » ou encore de « coconstruction » associée chez Baudry aux réseaux basés sur une quasi-intégration oblique et chez Moati aux réseaux de type horizontal se retrouve aussi dans certaines études néo-institutionnalistes portant sur les services d’intérêt général que nous résumons dans les prochaines pages.