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PARTIE I : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE

CHAPITRE 1 : TRAVAUX EN DROIT DU TRAVAIL SUR LES RÉSEAUX ET LA

2. Relations d’emploi en réseau et régulation juridique du travail

2.3 Le centre du pouvoir

L’entreprise dans ses nouvelles configurations organisationnelles, doit maintenant être non seulement conçue comme une organisation productive, mais aussi comme une organisation économique et financière au sein de laquelle l’action de la ou des entités constituant le « centre du pouvoir » (Morin 2005 : 7) a des effets importants sur le travail. Par exemple, certaines décisions qui relèvent de l’organisation économique et financière dans les réseaux de production, telle la fermeture d’une entreprise ou des restructurations, peuvent lourdement affecter l’organisation productive et le travail :

« Nul n’ignore les incidences qu’ont sur le travail des décisions prises en vue de maintenir ou d’augmenter la valeur de l’action ou des décisions de délocalisation afin de cibler de nouveaux marchés ou de diminuer les coûts : ces décisions qui affectent l’organisation productive se prennent à des niveaux de l’entreprise que le droit du travail, du moins au Canada, n’atteint pas ou peu ». (Vallée 2007 : 291).

Verge et Dufour soulignent aussi que dans les réseaux de production, l’employeur au plan juridique ne correspond plus nécessairement au « centre décisionnel de l’ensemble de l’activité économique en cause, comme c’était le cas dans l’entreprise traditionnelle ». Comme l’identité de l’employeur et celle de l’entité détenant le pouvoir décisionnel diffèrent, la force de l’employeur pour assurer le respect des obligations légales à l’égard du travail s’affaiblit :

« La responsabilité de l'employeur se trouve fragmentée, voire diluée : l'entité qui se présente comme l'employeur immédiat du salarié n'est plus celle qui décide en dernier ressort du cours de l'activité à laquelle se rattache ce salarié ; elle n'a pas, non plus, la force patrimoniale de l'employeur unitaire par rapport à une même entreprise réelle pour garantir l'exécution des obligations de rapports de travail qui se rattachent à l'ensemble de cette activité organisée. » (Verge et Dufour 2003: 22)

Les effets de ce décalage entre la réalité juridique et la réalité empirique se font sentir sur le travail notamment au plan de la liberté d’association. Ainsi, l' « aire de la représentation collective » est réduite (2003: 22). En vertu du cadre juridique en vigueur, cette représentation collective ne s’effectue pas nécessairement à l’égard de l’entreprise ou des entreprises qui constituent le réel centre décisionnel dans le réseau de production, mais plutôt à l’égard de l’entreprise considérée comme celle exerçant le plus grand contrôle du travail. L'exercice de l’action collective se trouve aussi restreint puisque la grève de solidarité est interdite par le Code du travail :

« Une action collective, telle une grève, dont l'envergure lui ferait atteindre des employeurs autres que l'employeur immédiat des participants à un tel mouvement, contreviendrait à l'interdiction d'actions de solidarité que pourrait formuler un système juridique, même si tous les participants se trouvent en réalité rattachés à une même entreprise et, de ce fait, soumis à un même pouvoir final de direction, à l'encontre duquel ils agissent. » (Verge et Dufour 2003: 22)

Comme le soulignent Verge et Dufour en citant des sociologues des organisations dont nous présentons la réflexion théorique au chapitre 2 (partie 1.2.2), il apparaît nécessaire de référer à une définition complexe de l’entreprise en situant le périmètre de celle-ci par l’explicitation de « l'exercice effectif du contrôle » (Bernoux et Livian 1999: 191). La notion de « contrôle » dépasse ici le sens de « contrôle du travail » associé à la notion juridique de subordination et prend un sens sociologique qui réfère au pouvoir exercé dans l’organisation productive. L’objectif est « d'atteindre dans sa source, le plus intégralement possible, au besoin derrière les structures et les aménagements juridiques formels, le pouvoir s'exerçant sur les salariés » (Verge et Dufour 2003: 23 référant à Lyon-Caen 1977: 295). Certains-es chercheurs-es en

relations industrielles telle Carré considèrent aussi important de mettre en lumière les responsabilités des diverses entités présentes dans les réseaux de production ainsi que les inégalités de pouvoir entre ces entités et les salariés-es. Pour que les politiques publiques permettent une réelle protection de ceux-ci, « il semble primordial de savoir jusqu’où il faut remonter dans la chaîne de production pour trouver le levier et le niveau appropriés d’action publique » (Carré 2010: 418).

Les travaux de la juriste française Marie-Laure Morin se situent dans cette perspective. Elle souligne que les réseaux de production « prennent à revers les constructions du droit du travail fondées sur la subordination et l’organisation hiérarchisée » (Morin 2005 : 13 référant à Supiot 2002). Elle propose une méthode pour mettre en lumière l’organisation productive, économique et financière dans laquelle la relation d’emploi s’inscrit afin d’actualiser la question de la responsabilité de l’employeur à l’égard du travail.

Morin préconise l’identification des différents niveaux d’intégration de la firme dans lesquelles s'inscrivent les relations d’emploi. Le terme « firme » est utilisé ici dans un sens général qui peut inclure tant une entreprise, qu’un groupe comprenant des firmes liées institutionnellement ou un réseau de firmes liées contractuellement. Spécifions aussi que son cadre est établi en fonction de l’entreprise privée et non des organismes publics et que le droit du travail servant de référence est le droit français et européen.

Le premier niveau de la firme appréhendé historiquement par le droit du travail en France est la firme comme producteur : « Là ou s'effectue le travail concret, objet du contrat de travail » (Morin 2005 : 7).

Le second niveau de la firme est la firme comme organisation économique et sociale. C'est le modèle de la grande entreprise fordienne à la base du concept d’emploi en droit du travail : « elle est caractérisée par une direction unique qui ordonne en même temps son organisation sociale. Le principe organisateur de la firme n’est plus la production, mais le pouvoir de décision économique par rapport au marché » (2005 : 8). La firme peut avoir plusieurs activités économiques, branches et établissements.

Le troisième niveau de la firme est celui de la firme comme groupe financier. C'est le niveau « de l'allocation des ressources, il est aussi celui ou se constate et se distribue la valeur pour l'actionnaire » (2005 : 9). L’ « unité de gouvernance » réside dans le contrôle majoritaire sur l’ensemble des sociétés par une société ou une personne. Le groupe et l'entreprise peuvent coïncider ou pas, dépendant s'il y a séparation entre l'employeur juridique et le centre réel du pouvoir, entre « le centre de la décision économique et celui de la décision financière » (2005 : 10). L'institution du comité de groupe en droit français et européen se fonde sur la reconnaissance de ce niveau de la firme.

Ce troisième niveau de la firme prend une importance particulière avec la financiarisation de l’économie : « Aujourd'hui, ce niveau d'organisation de la firme est celui qui hiérarchise les autres, en ce sens que la décision économique est moins dominée par le marché des produits que par l'impératif de création de valeur pour l'actionnaire » (2005 : 10). Les salariés-es n’ayant pas de pouvoir d’action sur les décisions prises par les actionnaires sur le marché financier, les impacts des actions de ce niveau de la firme sur les relations de travail sont à la fois importants et difficiles à saisir pour le droit :

« Le niveau financier de la prise de décision peut être en effet très éloigné des établissements qui subiront les conséquences des orientations décidées dans une logique financière; les moyens juridiques d'impliquer le centre de décision ne sont pas toujours aisés, surtout lorsqu'il s'agit de groupes internationaux. » (Morin 2005 : 11)

Avec les transformations de la firme, son unité est remise en cause en amont (réseaux financiers, fonds de pension etc.) et/ou en aval (externalisation, sous-traitance, etc.) alors que le droit du travail est construit en fonction du cadre binaire du contrat de travail (2005 : 11). En amont et en aval, des relations d’ « autonomie contrôlée » (Morin 2005 : 110 référant à Appay 1993) sont instaurées. En amont, elles sont fondées sur « une dépendance économique de nature contractuelle, et non pas seulement sur une dépendance financière institutionnelle » (2005 : 12). En aval, la décentralisation productive met en cause l’unité classique de la firme comme organisation sociale et économique. Sur le site de production se retrouvent des collectifs de travail fragmentés, des statuts collectifs diversifiés, des éléments de production délocalisés.

Les relations entre les entités autonomes constituant la firme impliquent le respect d’exigences dans la production, sans pour autant que ne soit reconnue une responsabilité à l’égard du travail répondant à ces exigences :

« (…) les relations qui s'établissent entre entreprises sont des relations d'autonomie contrôlée, ou les sujétions passent moins par la dépendance économique exclusive d'un sous-traitant vis-à-vis de son donneur d'ordre que par des exigences de qualité, de délais, de formation, etc., qui peuvent avoir des conséquences très directes sur les conditions de travail, sans que le donneur d'ordre n'ait à assumer une quelconque responsabilité. » (Morin 2005 : 13)

La juriste poursuit en s’interrogeant sur les démarches possibles en droit du travail pour que la fragmentation de l’entreprise soit prise en compte lorsqu’il est question de chercher à identifier la responsabilité juridique de l’employeur: « qui doit répondre des événements qui sont susceptibles d’affecter les relations de travail et d’emploi, qui doit participer, non seulement à leur réparation, mais aussi à leur prévention ? » (2005: 14). Elle propose une méthode d’analyse transdisciplinaire s’inspirant des travaux d’un juriste (Teubner 1993). Ce dernier proposait trois démarches pour permettre la prise en compte des nouvelles formes d’organisation en réseau, la première étant la recherche de la fraude (tel le prêt illicite de main- d’œuvre), la seconde étant la recherche de l’unité économique et sociale de l’entreprise dans les faits selon le modèle classique de l’entreprise intégrée. C’est la troisième démarche que retient Morin, qu’elle décrit comme suit :

« La troisième démarche, sur laquelle M. Teubner insiste, est celle qui consiste à prendre en compte les liens contractuels ou financiers entre firmes pour remonter la chaîne des responsabilités. L’obligation de reclassement dans le groupe en droit français est une tentative de ce type. D’autres développements récents de droit positif, au niveau européen, vont aussi dans ce sens, et notamment les règles d’hygiène et de sécurité dans les situations de co-activité qui organisent en réalité un partage des responsabilités sur la sécurité du travail entre le donneur d’ordre et les entreprises intervenantes. Il ne s’agit ici ni de traquer la fraude pour déterminer le véritable employeur ni de reconstituer l’entreprise, mais de prendre en compte les relations entre firmes pour déterminer leurs parts respectives de responsabilité dans les évènements qui peuvent jalonner la relation d’emploi. » (Morin 2005 : 15)

La méthode en deux axes de Teubner permet de mettre en lumière la réalité empirique de « l’organisation productive dans laquelle la relation de travail s’insère et de la détermination du centre du pouvoir » (2005 : 6). Le premier axe « consiste à prendre en compte les liens contractuels ou financiers entre firmes pour remonter la chaîne des responsabilités » et le second axe vise à comprendre « la répartition des risques économiques et sociaux liés à la production et au travail des personnes qui y concourent » (2005 : 15). Morin souligne que la méthode permet de renouveler trois questions classiques en droit du travail en fonction des nouvelles réalités productives: « celle du pouvoir du chef d’entreprise, celle de la détermination de l’employeur dans les relations contractuelles, et celle de la responsabilité sur les conditions d’exécution du travail lui-même (2005 : 15).

En bout de ligne, la question soulevée par Morin est celle de savoir qui, dans les relations d’emploi en réseau constitue le « centre du pouvoir » : « qui doit répondre des événements qui sont susceptibles d’affecter les relations de travail et d’emploi, qui doit participer, non seulement à leur réparation, mais aussi à leur prévention ? » (Morin 2005: 14). La méthode d’analyse proposée nous apparaît particulièrement intéressante dans la mesure où elle repose sur une démarche permettant de dépasser la référence à la norme classique à partir d’une description « sociologique » de la structure du réseau et des rapports de pouvoir qui s’y déploient en référant au concept d’ « autonomie contrôlée » de la sociologue du travail Béatrice Appay (1993). Cette méthode permet aussi de prendre en compte les effets de la régulation juridique du travail actuelle au plan de la répartition des risques économiques et sociaux, donc de la protection contre la précarité en emploi.

La littérature que nous venons de présenter dans cette partie permet de constater que l’application aux relations d’emploi en réseau du droit du travail en vigueur, fondé sur le modèle de l’entreprise intégrée et de la relation d’emploi bipartite, entraîne l’occultation de certaines formes de contrôle du travail exercé par des entreprises (ou l’État) participant aux réseaux. Cette inadéquation de la régulation juridique du travail peut affaiblir la protection des droits du travail des salariés-es et contribuer à leur précarité. Face à ce problème, des chercheurs-es préconisent un élargissement de la notion d’employeur unique présente notamment dans le Code canadien du travail afin que plusieurs entités impliquées dans la

travail lorsque la situation l’exige. Les travaux d’autres chercheurs-es traitant de la concentration du pouvoir décisionnel entre les mains de certaines entités des réseaux et de ses effets directs sur les salariés-es sans que celles-ci n’aient d’obligations juridiques à l’égard du travail soulèvent la question de la responsabilité à l’égard du travail sans égard à l’exercice d’un quelconque contrôle de ce travail. La méthode d’analyse que propose Morin afin d’expliciter la dynamique des rapports de pouvoir au sein des réseaux de production et d’identifier le « centre du pouvoir » nous semble intéressante à reprendre et à adapter dans le cadre de notre recherche. Cependant, comme elle est transdisciplinaire, pour la mettre en œuvre, il est nécessaire de situer notre analyse dans une perspective qui inclut à la fois le domaine du droit du travail et celui des sciences sociales. Nous tenterons donc d’identifier dans le prochain chapitre les outils théoriques développés dans les travaux en sciences sociales portant sur cet objet de recherche – les relations de pouvoir dans le cadre des réseaux de production – qui nous apparaissent les plus pertinents pour notre étude.

CHAPITRE 2 : DES LIMITES DU DROIT A UNE