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Le travail des yeux par la Coopération

Né en 1959 à Saint-Etienne d’un père formé à l’Ecole Supérieure du Bois de Paris et aux mains d’une scierie familiale tenue durant trois générations et d’une mère, enfant d’un père orthopédiste, l’assistant dans la gestion de la scierie, tous deux stéphanois, il décline l’invitation de son père visant à ce qu’il ‘investisse dans l’entreprise familiale. Dans un contexte d’urbanisation, la scierie ferme en 1971 par expropriation. Son père, « n’ayant ni les moyens, ni l’énergie de remonter une scierie », démarre

une activité de commerce pour des produits comme les bois dérivés, les contreplaqués, etc. qui ne suscite pas l’intérêt de son fils. « Moi, tout ce côté commerce ne m’intéressait pas, raconte-t-il, c’était

vraiment plus de faire. Mon père l’a tout à fait compris. […] Et puis comme lui ce n’était pas non plus son truc, tu vois, lui c’était plus la scierie. Il l’avait choisi. » Se passionnant pour la maçonnerie,

notamment la restauration en pierre, il obtient un bac de technicien du bâtiment et commence la maçonnerie avec les Compagnons du Tour de France avec qui il reste 45 jours avant de les quitter par désir de s’adonner à davantage d’activités extra-professionnelles : « Je n’étais pas fait pour ça.

C’est-à-dire que la maçonnerie me passionnait, mais que l’ambiance de l’association n’était pas faite pour moi. Pourtant j’avais l’habitude de la vie en collectivité, mais… C’est la secte liée au travail, mais… je bosse comme un fou, je ne sais pas combien d’heures, je bosse le samedi et ça ne me dérange pas de bosser le dimanche […], mais quand tu as 18 ans, il y a autre chose dans la vie quoi. » Le sens du placement l’amène à travailler dans la maçonnerie conventionnelle pendant deux ans.

Cette expérience participe à déterminer son désintérêt pour ce type de maçonnerie. Il raconte : « En fait au bout de deux ans, j’en ai eu un peu assez. Pas tellement pour, si pour la répétitivité de la technique parce que finalement déjà là, sans l’analyser j’en avais marre de faire toujours la même chose. T’as aucune surprise quand tu poses des parpaings. Tu peux en poser 150, 1 500 ou 15 000, ça va être toujours le même geste, toujours le même… il n’y a qu’une seule façon de poser un parpaing. Il n’y en a pas deux quoi. » Il manifeste un regard critique quant à la division du travail sur le chantier et

le manque de convivialité et de reconnaissance pour les exécutants : « moi je m’en rappelle, c’est quand même aussi la sectorisation. C’est-à-dire que je supportais mal, sans parler de tout le monde qui fait tout et n’importe quoi, mais vraiment la fin des années 70, j’étais tombé dans des ambiances où t’avais des gens qui concevaient et qui décidaient et puis après t’avais des exécutants et les exécutants tu te rends compte que ça peut être n’importe qui, n’importe comment, et qu’il y a… donc je n’attends pas énormément de considération, mais tu vois, le fait de dire « Bonjour ! » quand t’arrives sur un chantier, des choses comme ça, c’est… maintenant ça paraît peut-être désuet, mais je pense que c’est encore comme ça dans certaines ambiances. Mais moi ça m’insupportait. »

Suite à son expérience dans la maçonnerie conventionnelle, il s’investit durant un peu plus d’un an avec des architectes où il participe à l’élaboration de différents projets de conception qui le passionnent, par la réalisation d’avant-projets, de plans d’exécution, etc. Suite à cela, il est amené à devoir réaliser le service national français. Sur la station de radio France Inter, il entend une annonce recherchant « des techniciens du bâtiment avec une expérience de bureau d’étude et de suivi de chantier », à laquelle il estime correspondre. En juin 1981, il part au Mali pour réaliser des projets

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tentant d’utiliser le plus possible les matériaux locaux. C’est dans le cadre de ces projets qu’il découvre la construction en terre crue, notamment avec les briques de terre crue : « C’est là où le matériau m’a passionné, où j’ai vu les possibilités sociales, économiques, architecturales de ce matériau. Alors qu’en fait, on en avait plein chez nous mais que l’on nous l’avait jamais enseigné. »

Cette expérience l’amène à une certaine réflexivité sur le principe de vision du champ de la construction française et à s’intéresser aux procédés de construction historiques. Il raconte cette forme de réflexivité ainsi :

« C’est au bout des 2 ans où je me suis dit : « Mais c’est complètement idiot de chercher à inventer de nouvelles technologies qui mettent les gens dans un état de dépendance ». Finalement, t’es dépendant de la presse, t’es dépendant du ciment. Alors qu’en fait j’aurais mieux fait à bosser pendant deux ans à [savoir] comment adapter les techniques traditionnelles, parce que tu te rends compte que tu peux pas les améliorer, elles ont toujours été au top des moyens que les gens avaient. On a pu construire des palais en construction en terre et tu ne peux pas le comparer à la maison d’un paysan qui n’a ni les moyens de payer les maçons, qui n’a pas le temps de construire une jolie maison. Donc t’as des maisons qui ne sont pas des taudis, mais enfin qui sont vraiment d’une grande rusticité. Mais tu t’aperçois que cette maison d’une grande rusticité, elle est vraiment en pleine intelligence entre les moyens et les besoins de son habitant, de son propriétaire. Et le gars qui aura énormément de moyens, il aura… Donc moi, c’est là où de mon retour au Mali, je me suis dit ce qui m’intéresse finalement, c’est de tirer le meilleur parti de ce matériau par rapport aux capacités de celui qui me demande de construire. »

A son retour du Mali, il travaille en tant que maçon au Domaine de la Terre de l’Isle d’Abeau, lui permettant ainsi d’expérimenter la construction en terre en France par le biais de cette opération dont il tient un point de vue critique à l’égard de la conception et de la mise en œuvre des blocs comprimés :

« On avait fait des énormes blocs, qui étaient du format des parpaings, et que les maçons ne

voulaient même plus poser. C’est-à-dire que les gars, ils étaient en intérim, ils venaient une semaine et ils dégageaient. Beaucoup trop lourds et inadaptés. C’est-à-dire que les innovations, elles doivent aller effectivement pour un coût moindre mais c’est pas le seul objectif. Ça ne peut pas être pour la souffrance des exécutants. Si toi t’as un outil pour dépenser telle énergie et que t’as le même outil qui peut te faire la même chose pour la moitié de l’énergie, ce n’est pas qu’on est fainéants, mais c’est juste l’intelligence, tu prends celui qui sera le moins fatigant. Et là on faisait des parpaings qui sont 50 % plus lourds que des parpaings de ciment, ça me semble complètement aberrant. En plus si c’est bourré de ciment et que tu n’as même plus le confort, tu te demandes à quoi ça peut servir de faire des parpaings quoi… Si ce n’est que ça fait des murs marrons et que ça te donne l’impression de te faire une construction écologique. Donc tu vois, j’ai eu ces réflexions à l’Isle d’Abeau parce que comme j’avais fait du bloc pendant 2 ans, en pays non-industriel avec une main d’œuvre, en maçon, pour le prix d’un sac de ciment, tu pouvais avoir 1 maçon expérimenté pendant une semaine. T’as au choix pour gérer ton chantier. Donc tu te poses des questions sur la valeur des choses quoi. Alors est-ce qu’il vaut mieux que l’argent reste au village et puis t’embauches trois maçons, t’as au choix trois maçons pendant une semaine ou trois sacs de ciment. »

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Par la suite, il intègre la formation de troisième cycle de l’ENSAG dispensée par l’équipe du CRATerre. Son expérience à l’Isle d’Abeau l’incline à travailler sur la préfabrication du pisé pour rationaliser la construction traditionnelle qui nécessite une main d’œuvre plus importante que dans la construction conventionnelle : « Chaque fois, tu es obligé de faire monter tes petites quantités de terre.

Alors maintenant on ne monte plus ça au seau ou à l’échelle, mais tu montes ça à la grue. Il y a un gars qui est à la grue qui monte des petites quantités de terre. Et c’est pour ça que t’arrives à des coûts de fou quoi ! Parce que ça demande de la présence, pas obligatoirement très physique, mais ça demande de la présence. Donc ça veut dire, c’est de la main d’œuvre. Et qu’on ne regarde plus l’économie de manière globale, ce qu’elle coûte et ce qu’elle rapporte à la société, mais on regarde uniquement le coût à court terme pour l’individu, quitte à ce qu’une grande partie des charges soit prise par la collectivité. » Il sort diplômé de la formation au milieu des années 1980 et réalise sa première maison

neuve en pisé en 1987 et s’installe en travailleur indépendant à partir de 1988. Durant les premières années de son activité professionnelle, il participe à différents projets, notamment au Mexique en 1989 et au Pakistan en 1991, qui lui permettent d’alimenter ses connaissances de la construction en terre crue, sur les plans socio-économiques et techniques. L’accumulation d’un capital culturel a grandement participé à ce qu’il s’estime à la hauteur pour persévérer dans la construction neuve de maisons en pisé, qu’il soit mis en œuvre de façon traditionnelle ou en préfabriqué.

Encadré : Les « plaisirs partagés » d’un artisan-maçon ou le capital social et son effet symbolique A l’occasion d’une assemblée générale du réseau Ecobâtir, un artisan-maçon aborde son intérêt pour la construction en terre crue et évoque les affinités électives pouvant exister entre lui et d’autres agents, collègues, maîtres d’ouvrage, inconnus faisant valoir une certaine curiosité, etc. et l’actualisation de certaines dispositions par son activité. D’emblée, l’intérêt du gain économique est balayé, justifiant que pour maximiser le profit économique, des investissements équivalents à celui de la construction en terre crue dans d’autres activités seraient plus profitables. En revanche, la dimension symbolique de l’activité est valorisée par l’appréciation du capital social et du sens pratique en tant que sens du placement, d’être à sa place, de se sentir à sa place, d’avoir des raisons d’exister par interconnaissance et inter-reconnaissance.

Des extraits de son discours sont mentionnés ci-dessous :

« […] Ne parlons pas de l’appât du gain avec un potentiel « créneau porteur ». A notre échelle, pour

la même quantité d’énergie humaine dépensée, il y a pleins d’activités plus lucratives que le bâtiment.

Il n’y a qu’une raison qui me fait me lever pour aller travailler, pour aller bâtir : les petits plaisirs, les petits plaisirs partagés. Partagés avec des personnes qui ont au moins une préoccupation semblable à l’une des miennes : utiliser des matériaux naturels, avec des techniques artisanales. Petits plaisirs ?

Oui, par exemple, plaisir de l’échange avec le(s) concepteur(s) pour trouver la solution fine, jamais parfaite. Des heures et des heures à épurer l’objet pour arriver à l’essentiel dans un budget forcément limité. Mais cet objet n’est que prétexte. Pourquoi je continue à écouter son interprétation du soi-disant programme, établi je ne sais comment par je ne sais qui ? Pourquoi il accepte les limites que lui impose le matériau, le matériel, le prix du temps ? Et on continue dans cette indispensable

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confiance réciproque. Plaisir du même plan sans cesse remis sur la planche et chaque fois amélioré. Equilibre des forces et des formes, remis en cause par la moindre suggestion.

Puis arrive le plaisir de chercher sa terre, d’observer le patrimoine, et de chercher le moindre chantier d’extraction le long des chemins vicinaux. Tiens, là-bas un tracto. Rencontre. Plaisir de savoir que le chantier va démarrer, que la matière est là. L’utilisateur perçoit qu’il va modifier le paysage et certainement transformer ses façons de vivre. Le chantier est ouvert. Plaisir de cette terre fraîche qui foisonne, confiance. Plaisir de la synchronisation des gestes sans aucun mot échangé. Plaisir du décoffrage en douceur. Du plomb qui caresse l’arrête. Plaisir de l’usager qui découvre ses volumes, les couleurs, les matières. Plaisir à chaque visite, d’amis ou d’inconnus, curieux. Plaisir de la grande bâche bien tendue sous la pluie. Plaisir du paysage chaque fois différent. Plaisir de l’imprévu résolu. Plaisir du temps compris et jamais maîtrisé. Plaisir de la fin de journée. Plaisir du demi, les poches pleines d’argile. Les murs sont là et attendent le charpentier. Plaisir du matériel propre, prêt à charger.

Tous ces moments de petits plaisirs ne se décrètent pas, mais s’établissent tout doucement. Très, très doucement. Et ne peuvent se vivre que partagés. Réception des travaux, baisse des multiples pressions, anecdotes à foisons et petites questions. Plaisir de l’équilibre budgétaire. Plaisir de la visite, 15 ans plus tard, dans un environnement soigné, des volumes complètement appropriés. […] »

Source : MEUNIER Nicolas, « Quelques éléments de débat », Compte rendu Ecobâtir, les 21, 22, 23 novembre 2003 à Figanières, pp. 32-33. Article disponible à partir du lien suivant : http://www.reseau-ecobatir.org/site/download/0311_CR_thematique_Figanieres.pdf

Dans cet extrait, l’artisan-maçon exprime un intérêt notable pour le chantier, lieu d’une actualisation par correspondance d’une histoire sociale réifiée et d’une ou plusieurs histoires sociales incorporées (« plaisir de chercher sa terre » ; « plaisir de la synchronisation des gestes sans

aucun mot échangé » ; « plaisir de l’échange », etc.). Comme c’est souvent le cas, un chantier

implique la coexistence de plusieurs agents aux dispositions dont le rapport de convenance peut être très variable. Un chantier en terre peut favoriser l’entre soi en raison des dispositions nécessaires à la construction, c’est-à-dire un groupe de pairs partageant certaines dispositions par tout un système d’homologies, qui participe aussi à croire en soi, à se donner des raisons d’exister, des raisons d’occuper la position occupée par le fait d’être bénéficiaire de la distribution symbolique d’un ordre, ou plus précisément, d’un champ.

Le chantier peut constituer un espace de distribution de capital symbolique pour les professionnels de la construction en terre crue. En ce sens, le chantier n’est pas seulement un espace de construction matérielle, c’est aussi un espace de (re)construction symbolique. Celui-ci se matérialise par le bâti et il s’incorpore et s’actualise par toutes les dispositions effectives qui résonnent avec les histoires sociales incorporées de chacun des agents.

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