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La production clivée : concilier des inconciliables

Evolution en volume de la valeur ajoutée de la construction en France entre 1950 et 2015

2. Structure du champ de la production

2.3 La production clivée : concilier des inconciliables

La production clivée est représentée par des entreprises portées sur la construction du bâti et partagées entre une logique industrielle et une logique artisanale, tentant autant que faire se peut de concilier des inconciliables. La taille de l’entreprise, le périmètre de l’activité, la structure de l’emploi varient donc en fonction des rapports à l’œuvre au sein de l’entreprise et de l’état du champ de la construction en terre crue.

L’entreprise Caracol constitue une illustration de la production clivée. Créée en 2005 sous forme de coopérative (Scop) spécialisée sur la construction en terre crue, par la maçonnerie, puis disposant aussi d’une branche portée sur la conception de bâti en terre crue depuis 2007 pour articuler conception et réalisation, notamment sur le pisé du fait de sa présence dans la région Rhône-Alpes, l’histoire de l’entreprise est l’expression d’un tiraillement entre ses salariés-associés du fait des perspectives de développement divergentes. Un des co-fondateurs, originaire d’Annecy, né en 1976 d’un père médecin hospitalier et d’une mère éducatrice spécialisée, suit la formation sur la terre crue portée par le CRATerre de l’ENSAG au cours de laquelle il éprouve un intérêt sur le fait de travailler sur les villes qu’il qualifie d’ « autoproduites », de type bidonville. Diplômé de cette formation en 1998, il travaille au sein de l’entreprise Akterre de 1998 à 2005 pour des chantiers, de la formation et le développement de produits en terre.

Quand bien même le contact avec la matière est apprécié, il travaille avec la terre crue moins pour le matériau que par ce qu’autorise l’état actuel du champ de la construction en terre, notamment une pratique professionnelle accordant une certaine efficience au capital social et au capital culturel, deux capitaux qui ont pu être accumulés spécifiquement sur la terre crue au cours de la trajectoire

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sociale de cet agent, qui emploie le « on » comme l’expression d’une inclinaison et de capacités communes à lui et ses associés en raison de trajectoires sociales semblables :

« En soi, la terre crue était un objet de travail mais ce n’était pas forcément l’objectif. Et donc on était assez intéressés par la conception et réalisation. Donc c’était plus des idées de jeunes architectes qui veulent construire ce qu’ils vont dessiner, etc. Et puis vu qu’on ne savait faire que de la terre crue, c’était… De fait, c’est la terre crue qu’on a utilisée. Et puis, on était aussi très intéressés par tout ce qui était développement local, donc travailler sur des filières courtes, l’économie circulaire... Et c’est vrai que c’est un matériau qui avait du sens là-dessus. Le fait que c’était une technique qu’on… Qu’on commençait à maîtriser, qui… Et puis par la force des choses, après avoir travaillé pendant six ou sept ans dans une entreprise, on a commencé à se faire un réseau d’architectes, d’artisans, de producteurs de matériaux dans ce domaine-là. »

Attaché aux relations sociales, il apprécie particulièrement la possibilité de pouvoir concilier deux activités, la conception et la réalisation d’un ouvrage en terre, tout en inscrivant son activité dans l’économie de proximité524. L’activité de l’entreprise est étroitement mêlée aux rapports entretenus avec des agents dominants du champ de la construction en terre crue. En ce cas comme dans d’autres, le capital social permet de démultiplier les rendements du capital culturel et du capital économique. Bien qu’il soit difficile d’objectiver les retombées des rapports entretenus avec d’autres institutions, notamment en chiffre d’affaires, le co-fondateur de Caracol indique que l’entreprise a été soutenue par l’entreprise Akterre, le laboratoire de recherche CRATerre de l’ENSAG et l’association Asterre (Association nationale des professionnels de la terre crue).

« Et est-ce qu’il y a des personnes qui vous ont apporté une aide déterminante pour faire persévérer l’activité de Caracol durant ces années ?

- On a bon un rapport un peu de paternité avec Akterre, avec Andreas Krewet qui nous a quand

même beaucoup soutenus dans le lancement en tout cas, et puis par la suite. Ensuite, il y a le laboratoire CRAterre qui nous a aussi beaucoup soutenus, qui a beaucoup communiqué sur nous aussi. Et puis après, le réseau de l’association AsTerre qui s’est mise en place à peu près au même moment que Caracol, dont on a adhéré tout de suite et qui… Voilà, qui est un réseau un peu à l’échelle nationale qui a aussi pour objectif de faire valoir un peu… Développer la filière terre, et de faire valoir un peu ses adhérents aussi etc. Donc on a toujours été aussi assez mis en avant par cette association. »

Soutenue par des institutions dominantes du champ de la construction en terre crue, le capital symbolique de ces institutions a pu profiter à l’activité économique de l’entreprise. Ce co-fondateur de Caracol raconte l’histoire de l’entreprise en trois phases. Une première phase est marquée par une difficulté à maintenir l’activité pour les six salariés en raison d’un faible chiffre d’affaire, inclinant ainsi quatre associés à quitter l’entreprise. Le fonctionnement à deux a impliqué un recentrage sur les chantiers les mieux maîtrisés, qui représente le cœur d’activité de l’entreprise. Puis, dans une seconde phase, à côté des activités de conception et de réalisation et avec de nouveaux salariés (associés), l’entreprise développe au moins deux branches. L’une est dédiée à la formation de professionnels de

524 L’enquêté aborde cette concordance entre le matériau et cette économie de proximité : « C’est vrai que l’un

des intérêts de la construction en terre… Nous, quand on faisait de la rénovation de bâtiments en pisé, on recreuse dans les murs. On reprend cette terre qui peut avoir deux ou 300 ans. Et puis, on la remet dans les murs. C’est réversible à vie. Là, il y a vraiment une économie circulaire très intéressante. »

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la construction et l’autre est consacrée à la Recherche & Développement, permettant ainsi à l’entreprise de participer à des programmes de recherche avec le CRATerre et d’autres partenaires pour développer des produits préfabriqués ou encore de nouveaux produits comme la terre coulée. La diversification de ces activités ont permis à l’entreprise de résoudre le problème économique permettant d’atteindre 500 000 euros de chiffre d’affaires avec 10 agents dont plus de la majorité était des associés. Enfin, dans une troisième phase, le co-fondateur raconte le tiraillement concernant le développement de l’entreprise, partagé entre deux logiques de production, artisanale ou industrielle :

« On a été un peu victimes de notre succès parce qu’on commençait à plutôt bien marcher économiquement, à répondre à des gros projets de construction qui ont un peu dépassé notre échelle. C’est-à-dire qu’il y a un moment, il fallait qu’on fasse un saut d’échelle d’entreprise. Soit on grossissait et puis on prenait un assistant de direction, [un.e] secrétaire pour gérer tout ce qui était administratif. Et on vient un peu à un saut d’échelle de gestion d’entreprise, qui pour les nouveaux associés, n’était pas souhaitable parce que eux voulaient rester dans une entreprise qu’ils maîtrisent à petite échelle. Donc il y avait une différence de volonté d’évolution de l’entreprise au sein des associés. Et puis, le fait de prendre ces gros chantiers aussi, on a eu une cohésion d’équipe qui a un peu éclaté parce qu’on était pendant un an beaucoup en déplacement, les uns, les autres, à droite, à gauche. Ce qui fait que ça a… Que ça demande une… Une cohésion assez importante. Ces coopératives, c’est un peu comme… Comme un couple. Il faut savoir affronter les périodes de crise. Et là, la moindre période de crise tournait un peu au conflit. On n’arrivait pas trop… Plus trop à résoudre ces conflits en interne. Donc ouais, on n’a pas réussi à se mettre… Et puis en même temps donc des sauts d’échelle, des chantiers un peu gros, et des… Et puis un… Même un projet même d’entreprise qui n’était plus partagé. C’est-à-dire que, certains voulaient que l’entreprise grossisse, se spécialise dans la terre crue. D’autres voulaient qu’elle reste petite, plutôt écoconstruction, à faire du bois, de la paille. D’autres voulaient… Et on n’a pas réussi à retrouver un dénominateur commun pour… C’était assez conflictuel. Et donc la seule solution qu’on a trouvée, c’était de… De fermer l’entreprise. »

L’extrait de l’entretien fait valoir un tiraillement quant au développement de l’entreprise dont les modalités variaient selon les habitus des associés. En effet, selon le niveau de développement de l’entreprise, c’est toute l’organisation de l’entreprise qui est modifiée. Cette perspective opposait les nouveaux salariés, inclinés à maintenir une activité à petite échelle, aux salariés plus anciens, disposés à ce que l’entreprise puisse être d’une taille supérieure. Le développement peut être amorcé implicitement par les associés, sans qu’il soit pleinement conscientisé, jusqu’à ce qu’une crise, une phase de tension, émerge au sein de l’entreprise et permette de constater le rapport de (dis)convenance pouvant exister entre eux quant à l’orientation du développement de l’entreprise. Dans le cas de Caracol, cela impliquait de modifier la gestion de l’entreprise par une reconfiguration de la structure du personnel, l’aire géographique de l’activité, le volume et la structure des chantiers (selon leur taille et selon le degré de spécialisation sur le matériau terre crue, inversement proportionnel au degré de diversification des matériaux de construction utilisés) donc une éventuelle dispersion des associés (affectant en définitive la cohésion sociale du groupe). Le tiraillement au sein de l’entreprise peut notamment être lié au recrutement des agents. L’histoire de l’entreprise est aussi rythmée par un changement dans les profils des agents recrutés. Ces derniers étaient principalement des architectes qui se connaissaient et qui souhaitaient travailler sur le chantier. Puis, un changement

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s’opère pour recruter des agents formés dans un centre de formation de Valence dédié à l’écoconstruction. Le co-fondateur explique le changement de recrutement ainsi :

« Sur le dernier noyau d’associés, on voulait un peu sortir de ce… Parce qu’on se disait : « Voilà. Les architectes, en fait, c’est un peu des rêveurs. » Donc ils veulent faire deux ou trois chantiers et après ils en ont marre. Et puis ils partiront sur d’autres projets. Mais on sentait que ce n’était pas des profils assez stables pour une entreprise de construction, on va dire. Donc on a joué le jeu d’essayer de prendre des artisans qui étaient formés par un centre de formation vers Valence, qui s’était monté pour former à l’écoconstruction. Donc on a embauché presque trois personnes qui sortaient de ce centre-là, plutôt avec des profils artisans, mais qui avaient aussi des parcours un peu différents. C’est des gens qui étaient en reconversion, qui avaient… Mais même ça, ça n’a pas marché. »

L’histoire de l’entreprise est aussi marquée par un changement dans la maîtrise d’ouvrage. Répondant durant les premières années d’activité à des marchés privés portant essentiellement sur de l’amélioration-entretien en pisé, le co-fondateur caractérise ces maîtres d’ouvrage ainsi :

« On avait quand même clairement une clientèle plutôt bourgeoise, on va dire, classes sociales

moyennes supérieures qui étaient… Dedans, on avait… Des gens qui faisaient appel à nous, c’était une démarche… Nous, on proposait des solutions plutôt écologiques, on va dire et qui touchent une partie de la population qui est déjà intéressée par cette problématique, et qui a les moyens parce que c’est… C’était quand même souvent un peu plus cher que de la rénovation conventionnelle. Même si on essayait de s’aligner sur des prix qu’on arrivait à faire, on avait quand même un public plutôt classe moyenne supérieure. »

Par la suite, gagnant en visibilité notamment par sa taille525 et son réseau, l’entreprise répond à des marchés publics pour des chantiers en neuf pour certains projets portés par des collectivités territoriales et quelques rares projets des marchés privés, émanant d’agriculteurs investis dans l’agriculture biologique : « [Ils] se construisaient leur ferme, et qui faisaient des fermes ossatures bois,

remplissage botte de paille dans lequel on mettait des murs en terre, etc. Donc ça, on a réalisé quelques fermes, un peu comme ça. Mais voilà toujours un peu dans la… Cette mouvance écolo. »

Les tiraillements de l’entreprise trouvent une illustration dans les stratégies qu’elle met en œuvre. Parmi elles, celle de mécaniser l’activité de construction illustre un compromis tendant à rationaliser la production et en réduisant la main d’œuvre nécessaire pour un chantier, tout en conservant une certaine démarche permettant de maintenir un certain niveau de main d’œuvre sur les chantiers. Le co-fondateur raconte ainsi :

« Vu qu’on est souvent dans des logiques d’optimisation des… On a des tâches très précises. On a mécanisé. Donc il y en a un qui a la machine. Et en fin de compte durant la journée, on ne se parle pas de trop, contrairement à la construction traditionnelle, où il y avait des… Des vraies chaînes humaines. On était à 10 ou 15 sur un chantier et puis… Donc là, il y a moins… Il y a moins ce côté social. Mais en essayant d’être comme toujours… La volonté d’essayer d’être le

525 Le co-fondateur avance : « On était un peu un peu la grosse entreprise. Donc on était assez vite repérés, on

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plus possible sur le chantier, [le] plus nombreux possible pour justement avoir ce côté sympa de travailler à plusieurs. »

Avec le recul, il constate que la rationalisation de l’activité par substitution du capital technique au travail humain n’engendre pas nécessairement les bénéfices escomptés en termes de gain de productivité et d’amélioration des conditions de travail par rapport à la construction privilégiant le travail humain. A un niveau de mécanisation artisanale, la distinction entre l’usage de capital technique et de travail humain varie principalement sur l’empreinte écologique et l’emploi de main d’œuvre, non sur les gains de productivité et l’amélioration des conditions de travail.

« On pense que, mécaniser, on va gagner du temps. C’est… C’est de faciliter un peu la tâche. Ce n’est pas toujours très vrai. Mais c’est après coup, des fois on se dit : en fin de compte, le pisé, on se met à quatre avec une personne par exemple au malaxeur, une personne à la grue, une personne dans un godet malaxeur, une personne avec un fouloir pneumatique, on monte le mur. On a quatre grosses machines. Ça fait du bruit. Ça dépense beaucoup de gazole. Il y a un collègue qui avait fait un comparatif justement d’impact environnemental, entre un pisé très mécanisé comme on pouvait le faire, nous, et puis un pisé purement manuel comme il faisait, lui, pour voir justement… Et c’est vrai que, au niveau gain de productivité, qu’on soit quatre ou 10, en fin de compte on était toujours à peu près à 1 m² par jour par personne. Donc on avait à peu près la même productivité. Au niveau de la fatigue, souvent d’être très nombreux, en fin de compte, on… On brasse beaucoup de matériaux mais des petites quantités, alors que quand on est peu nombreux en fin de compte, c’est des grosses machines mais il y a toujours des trucs assez lourds quand même à porter. En fin de compte, c’est un peu… Ce n’est pas si évident… Mais je pense que c’est des… Des échelles aussi de mécanisation. C’est-à-dire que nous, on était sur une échelle mécanisation artisanale. Après hop, si on passe l’échelle un peu plus au-dessus, plus industrielle… Et puis c’est aussi des domaines qu’on connaissait moins, nous. Dès qu’on arrivait sur des plus gros chantiers, où il fallait réfléchir à des… D’autres types d’organisation, on était moins à l’aise là-dessus parce qu’on est… C’était plus terrain inconnu, pour nous. »

En raison des divergences sur le développement de l’entreprise, la structure Caracol dédiée à la construction (réalisation) a fermé en janvier 2014 pour ne se consacrer qu’à la conception avec des matériaux écologiques (bois, paille, terre crue, etc.) et ne compte plus que trois associés. L’histoire et la structure de Caracol constituent une illustration de la production clivée entre le maintien d’une activité privilégiant le travail humain et la rationalisation de l’activité qui implique une substitution du capital technique au travail humain. Bien qu’occupant une position économiquement dominante dans le champ de la construction en terre, les dispositions des agents, notamment dans l’état actuel du champ de la construction en terre crue, n’inclinent pas à ce qu’une entreprise de construction puisse passer du niveau artisanal au niveau industriel526.

526 L’entreprise des Frères Bons qui existait dans le Nord de la France, jusqu’à sa fermeture à peu près à la même période que celle de l’entreprise Caracol, constituait un concurrent et pouvait potentiellement constituer une autre illustration de cette production clivée. En raison d’une absence d’enquête sur cette entreprise aucune conclusion ne peut en être tirée.

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