• Aucun résultat trouvé

Le programme REXCOOP et le multipositionnement d’un ingénieur

Chapitre II : Genèse du champ de la construction en terre crue en terre crue

1. Un possible advenu : le Domaine de la terre

1.3 L’expérimentation du Domaine de la Terre : une structuration de la construction en terre par l’action publique la construction en terre par l’action publique

1.3.1 Le programme REXCOOP et le multipositionnement d’un ingénieur

Au début de la VIIe Législature de la cinquième République, le Plan Construction bénéficie en partie du Plan Mauroy390. Sur la base des connaissances accumulées par les recherches et par les priorités définies, deux programmes de recherche sont mis en place : IMPEX 85 et REXCOOP. Le

387 ALDUY Jean-Paul, « Introduction », in Actes du colloque « Recherches françaises et Habitat du Tiers Monde » op. cit., p. 8.

388 Ibid., p. 9.

389 Michel Chatry est né le 16 septembre 1934. Il est diplômé de l’Ecole Polytechnique et aussi ingénieur civil des Mines (X-Mines promotion 1954). C’est un agent contractuel au sein du Plan Construction où il exerce une fonction de 1979 à 1996, tout en étant associé pendant un temps au Département Bâtiment de l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées.

120

premier a pour objectif de rééquilibrer d’ici 1985 la balance commerciale des matériaux et composants du bâtiment avec les pays industrialisés par une reconquête du marché intérieur et par une augmentation des exportations de l’industrie française391.

Le programme interministériel REXCOOP est rendu public le 14 janvier 1982 lors des « Tribunes de l’habitat »392. Il est défini comme un programme interministériel de coopération au développement en matière de recherches et d’expérimentation pour l’habitat économique. Il s’inscrit directement dans les priorités de l’époque en ayant pour objectif de développer les systèmes de production des habitats des pays en développement pour constituer un savoir-faire français, un réseau de relations internationales et ouvrir la perspective d’une exportation à long terme. Autrement dit, le programme REXCOOP vise à contribuer aux solutions pouvant être appropriées pour l’habitat économique des pays en développement : un bâti reproductible localement, peu coûteux et à l’architecture adaptée393. Sur la base des recherches françaises relancées par le Plan Construction en 1979 sur les matériaux et les techniques de construction pour l’habitat des pays en développement, des réalisations expérimentales ont été engagées dans de nombreux pays : au Sénégal, au Mali, au Togo, au Cameroun, en Tunisie, au Soudan, en Ethiopie, au Maroc, en Colombie… C’est dans le cadre de ce programme qu’une expérimentation dédiée à la construction en terre crue est lancée en France et pilotée par le Plan Construction.

L’agent du Plan Construction en charge du pilotage de ce projet est Philippe Michel394, un ingénieur des Travaux Publics de l’Etat (ITPE)395. Il importe d’aborder sa trajectoire sociale à partir de l’entretien réalisé avec lui lors de l’enquête de terrain pour montrer comment il a pu occuper une position stratégique dans le pilotage du projet.

391 Cette perspective peut être associée à celle des matières premières. Comme le souligne Eric Bussière, « La

question des matières premières est un des thèmes récurrents des interventions de la présidence. Il est affirmé dès les premières semaines de François Mitterrand à l’Elysée. » in BUISSIERE Eric, « Le président François

Mitterrand et la mondialisation économique », art. cit., p. 61.

392 En janvier 1982, le Plan Construction organise sur l’esplanade du Trocadéro à Paris « Les Tribunes de l’habitat » pour fêter son dixième anniversaire. Une exposition intitulée « Construire pour habiter » et différentes journées d’études en régions ont lieu. « Inaugurée par Roger Quilliot, ministre de l’urbanisme et du logement, Jean-Pierre Chevènement, ministre de la recherche, Jacques Delors, ministre de l’économie et des finances, Jean-Pierre Cot, ministre chargé de la coopération et du développement, elle est l’occasion de confirmer l’existence de l’organisme », mais aussi d’impulser un changement institutionnel : rapprocher l’institution du Ministère de l’Urbanisme et du Logement et substituer l’expérimentation « à la politique technique des modèles », in DELOUVRIER Paul, « Quatre décennies de réalisations expérimentales », in Plan Urbanisme Construction Architecture, Rendre Possible : du Plan de Construction au Puca : 40 Ans de Réalisations Expérimentales, op. cit., p.69.

393 A partir de 1984, le programme REXCOOP est étendu au champ urbain en constituant le volet « pays en développement » du programme « Urbanisme et Technologies de l’Habitat » (UTH). Mis en place la même année, le programme UTH amorce un rapprochement entre le Plan Construction et la direction de la construction du Ministère de l’Urbanisme et du Logement et conduit à privilégier les recherches tournées vers l’application. Cf. DELOUVRIER Paul, « Quatre décennies de réalisations expérimentales », in Plan Urbanisme Construction Architecture, Rendre Possible : du Plan de Construction au Puca : 40 Ans de Réalisations Expérimentales, op. cit., p. 70.

394Cité avec l’accord de l’enquêté.

395 Les ingénieurs des TPE sont issus de l’Ecole Nationale des Travaux Publics de l’Etat (ENTPE), une école d’ingénieurs créée en 1954 à Paris au sein de l’Ecole Spéciale des Travaux Publics. A partir de 1975, elle est implantée à Vaulx-en-Velin. La construction de l’école est alors dirigée par Michel Prunier qui devient le premier directeur de l’Ecole depuis sa délocalisation.

121

Il est né dans l’ancienne province du Rouergue le 9 septembre 1955 dans un milieu modeste, toscan par sa mère et cévenol par son père. Son grand-père paternel a été de ceux qui ont participé à l’exode rural et confiaient l’exploitation agricole à leur famille. Beaucoup d’auvergnats quittèrent leur terre pour Paris et devinrent « bougnats » : avant qu’il n’y ait le fuel, le gaz ou encore l’électricité, le seul moyen de chauffage était le charbon, monté à dos d’homme dans les appartements de Paris. Après quelques années de mariage, son grand-père laisse sa femme et ses enfants en Auvergne pour rejoindre Paris où il devient successivement « aide puis serveur dans un bistrot de la famille, puis gérant

de plusieurs établissements de plus en plus grands, puis propriétaire de son café et enfin d’une grande brasserie. »

Le père de Philippe Michel n’a pas hérité de la ferme. Les terres agricoles des Cévennes étaient difficiles à cultiver par le fait de travailler sur des terrasses dont il fallait remonter manuellement la terre et la distribution des parcelles cultivables était insuffisante pour qu’il y ait plusieurs héritiers à pouvoir en bénéficier de façon rentable. Dans de nombreuses familles rurales, seul l’aîné de la famille héritait de l’exploitation agricole. Son père n’était pas l’aîné des garçons et s’est donc tourné vers l’ébénisterie (il s’avère que même le frère aîné de son père a renoncé à exploiter la ferme, confiée finalement à un oncle). Jeune marié après la seconde guerre mondiale, il est employé pour découper des planches dédiées à la fabrication des wagons de marchandises de la SNCF. A la naissance de Philippe Michel, ils partent vivre en Toscane où le travail semble plus fructueux et ne reviennent vivre en France que 6 ou 7 ans plus tard. Son père travaille alors dans le réseau des Compagnons où il peut perfectionner son savoir. De cette enfance à la fois agricole et méditerranéenne, Philippe Michel dit avoir « gardé le respect fort des parents, en particulier quand on voit bien qu’ils sacrifient tout pour vous. » La détermination à être redevable du sacrifice de ses parents s’est en partie réalisée par l’orientation dans l’enseignement supérieur désirée par ces derniers : « Un diplôme d’ingénieur était

important pour eux, surtout quand ils ont vu que c’était possible et par quelle voie y parvenir. J’ai simplement décidé que je leur devais bien ça en retour, même si la chose me passionnait à l’époque moins que le rugby, la lecture, la musique, ou les filles. Pour tout vous dire [en s’adressant à moi], je

suis entré à l'ENTPE avant-dernier d’une promo surabondante de 180 gugusses, si ma mémoire est bonne, donc on ne dénote pas ici une passion pour les études que pourtant je faisais sans grand effort.

» Une orientation qui n’est pas anodine puisque toute la génération des « urbains » de sa famille, pour reprendre son expression, a fait des écoles d’ingénieurs. Philippe Michel, lui, a intégré l’ENTPE.

Diplômé en 1979 et classé parmi les premiers de la promotion 24, il a droit à une bourse pour un doctorat à l’étranger. Il fait le choix du Japon et rencontre un problème : « c’est une année scolaire

qui devait démarrer, je crois, en mars, quelque chose comme ça. Donc je n’ai trouvé personne qui m’assume entre fin juin et mars. Donc je me suis retrouvé dans une situation sans solde où j’ai pris des boulots comme ça pour occuper le temps. » Suite à ça, il effectue le service national de la Coopération

au Soudan, plus précisément à Khartoum. Il constate que la terre crue est le matériau le plus courant. Il propose alors à une ambassade de réaliser avec de la terre crue quelques bâtiments occupés par des bureaux. Cela l’occupe jusqu’à la fin de son séjour. En repartant vers la France, il fait escale en Egypte où il rencontre au Caire l’architecte Hassan Fathy, spécialiste de la construction en terre crue. Il séjourne quelque temps chez lui, ce qui lui permet d’apprendre « un certain nombre de choses [qu‘il n’aurait] jamais sues. » Son séjour en Afrique dure autour de 2 ans (18 mois de service national de coopération et quelques mois par des contrats).

122

Il revient en France au début de l’année 1981. A son retour, dans un contexte où le champ du pouvoir prête un intérêt pour le Tiers-monde, il observe que son expérience à l’étranger est valorisable, notamment pour l’obtention d’un poste : « L’expérience que j’ai obtenue est appréciée d’un certain

nombre de gens, un certain nombre de gens placés dans des endroits stratégiques. » Parmi les agents

qui éprouvent un intérêt pour son expérience, qui valorisent le capital accumulé, le directeur de l’ENTPE de l’époque, Michel Prunier. Il évoque sa relation avec Michel Prunier et sa double affectation à l’ENTPE et au Plan Construction ainsi :

« J’avais un lien particulier, personnel et fort avec Michel Prunier. Je ne vais pas en exposer les nombreuses raisons ici car ça n’a sans doute pas très grand intérêt, mais j’ai eu à le découvrir en tant qu’élève, disons parfois turbulent de l’Ecole, et j’ai découvert qu’en fait il soutenait implicitement certaines de mes démarches, voire les facilitait ou m’évitait d’en payer le prix, au nom de valeurs humaines auxquelles il était attachées. Je me retrouvais parfois à sa table, à domicile, dès la deuxième année, pour faire simple, et les échanges paraissaient mutuellement intéressants, à mon grand étonnement car l’homme était impérial, très intelligent et cultivé, radical aussi dans ses décisions et ses jugements. Mon choix du Soudan, pays très dur qu’il connaissait, pour ma coopération, a renforcé nos liens. Il s’est intéressé à ce que j’y faisais. Par exemple en me documentant sur les fondations sur argiles gonflantes qui font partie des joyeusetés des bords du Nil. A l’époque, sans Internet, se documenter, c’était attendre la valise diplomatique, plusieurs semaines parfois… Mon expérience de bureaux construits en terre dans les locaux de l’Université de Khartoum l’avait aussi intéressé. Il voulait me conserver dans le giron de l’Ecole pour développer un enseignement et des recherches sur les matériaux locaux, mais il n’avait pas de poste disponible et il a eu l’idée de demander - à Alduy ? Plus haut ? - de m’affecter au PC [Plan Construction], qui devint PCH [Plan Construction et Habitat] quelques temps plus tard, avec détachement à l’Ecole. Il faisait coup double : il récupérait le bonhomme et il plaçait un observateur à la clé de certains crédits d'innovation et il est clair qu’il en attendait des retombées pour l'ENTPE (financières en contrats de recherche, médiatiques et prestigieux par des actions que je génèrerais autour) ».

Cet extrait de l’entretien illustre un rapport social peu commun entre l’ingénieur, notamment lorsqu’il était étudiant, et le directeur de l’ENTPE. Il s’agit d’une collusion entre deux agents, un « sens

des partenaires possibles »396, où le capital social relevant du directeur de l’ENTPE ouvre la possibilité à Philippe Michel, d’une part, de démultiplier l’appréciation de ses capitaux, notamment en démultipliant le rendement des capitaux culturel et symbolique à l’intérieur et à l’extérieur de l’école et, d’autre part, de participer à apprécier l’école dans les champs scientifique et bureaucratique par l’occupation d’un poste au Plan Construction. Autrement dit, l’institution, représentée par Michel Prunier, investit dans un agent, Philippe Michel, qui investit pour l’institution, par la convergence de leur illusio.

Parmi les intérêts communs entre Michel Prunier et Philippe Michel figure celui de ne pas seulement se cantonner à l’aspect technique du matériau. Pour qualifier cette perspective, Philippe Michel parle d’une « vision à 360° », c’est-à-dire de s’intéresser au matériau mais aussi aux « traditions

396 LENOIR Rémi, « Capital social et habitus mondain. Formes et états du capital social dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », Sociologie 2016/3 (Vol. 7), p. 286.

123

constructives, aux habitats vernaculaires et aux valeurs symboliques des matériaux, […] explicatives de

bien des comportements et des blocages. »

Dans les années 1980, sa curiosité dépassant le cadre de l’ingénierie peut être mis en relation au moins par deux exemples qui expriment un intérêt pour les sciences sociales : d’une part, son désir d’effectuer une thèse en histoire de l’art : « Les débouchés qui m’intéressaient, c’était la thèse et elle

était en histoire de l’art, elle n’était pas du tout vers l’opérationnalité. » Il raconte : « Je suis d’abord allé chez Pierre Merlin à l’Université Paris VIII qui était encore à Vincennes, auprès de l’Institut d’Urbanisme car je voulais étudier Khartoum, son rapport à l’urbanisme colonial, puis post-colonial, etc. Je ne me rappelle plus comment je me suis retrouvé à l’EHESS, très sincèrement. Je crois que j’ai glissé de l’urbanisme de Khartoum au matériau terre et ses techniques de mise en œuvre, glissement qui relayait mon évolution sur place ou du moins celle de mes centres d'intérêt tout simplement et que cela n’intéressait pas Merlin qui m’a ré-orienté, ou quelque chose de cette nature. Les conseils de André Guillerme […] ont sans doute joué aussi. » Bien qu’ayant abandonné l’idée du doctorat, sa curiosité s’objective, d’autre part, par son passage à l’EHESS, dont il n’a pas été diplômé et dont il n’aura pas fait connaître l’inscription à l’ENTPE, qui constitue la fin de sa « parenthèse culturelle à vocation

universitaire », pour reprendre ses termes. Ce principe de vision s’incarne en 1981 par une stratégie de recherche en créant le laboratoire géomatériaux à l’ENTPE. Au-delà de l’étude des lois de comportement de matériaux, de la rhéologie, les recherches de ce laboratoire s’intéressent aussi aux structures, notamment à tous les usages des matériaux, pouvant être à base de terre, à leurs applications, à leurs développements réels sur le terrain. C’est dans ce cadre que cet ingénieur, en poste à l’ENTPE et au Plan Construction et pour qui la construction en terre n’est pas un domaine inconnu, est amené à piloter l’opération expérimentale lancée par le Plan Construction dans le cadre du programme REXCOOP.

1.3.2 Une opération expérimentale coûteuse pour créer un marché de la

Outline

Documents relatifs