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Du pisé de terre au pisé de mâchefer : la marque de l’industrialisation du territoire dans le bâti et de la résistance d’un procédé de construction territoire dans le bâti et de la résistance d’un procédé de construction

Chapitre I : L’appropriation historique de la terre crue dans un espace rural et urbain français crue dans un espace rural et urbain français

2. De l’émergence à la dissolution sociale du pisé de terre

2.1 Construire sous contrainte structurale dans l’espace urbain lyonnais lyonnais

2.1.2 Du pisé de terre au pisé de mâchefer : la marque de l’industrialisation du territoire dans le bâti et de la résistance d’un procédé de construction territoire dans le bâti et de la résistance d’un procédé de construction

Avant que l’interdiction formelle soit levée, l’arrêté suscite des problèmes de logement pour les habitants directement concernés et dont les moyens ne permettent pas de reconstruire en pierre. Ces problèmes trouvent des solutions, par exemple par un déplacement à l’Est d’une partie de la population, conduisant à urbaniser certains quartiers, plus élevés en altitude, comme le quartier de Montchat situé dans le 3ème arrondissement de Lyon, ou encore à construire avec un matériau qui commence à s’affirmer au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le mâchefer. Ce dernier est un résidu solide résultant de la combustion de la houille dans les fours des usines et qui, une fois broyé et mélangé à un liant, comme par exemple de la chaux, peut être utilisé pour construire un ouvrage d’une manière semblable à celle du pisé de terre. Le maintien relatif d’une organisation du travail et du matériel utilisé (le coffrage par des banches et le compactage à l’aide d’un pisoir) a en toute probabilité participé à son développement dans la construction et au confinement du pisé de terre.

En raison de sa disponibilité par l’industrialisation galopante du territoire, de son accessibilité et de sa résistance mécanique (qui résulte du liant, la chaux, et du damage), le pisé de mâchefer est utilisé dans la construction d’une partie de l’habitat populaire, en permettant la construction d’immeubles de plusieurs étages, mais aussi pour des usines et des ateliers. L’affirmation du matériau peut être illustré par son usage pendant l’entre-deux-guerres par l’architecte-urbaniste Tony Garnier en participant à l’édification d’une partie des Habitations à Bon Marché (HBM) du quartier des Etats-Unis situé dans le 8ème arrondissement de Lyon.

Photographie prise dans le 7e arrondissement de Lyon au 121 rue Sébastien Gryphe en direction du Nord-Est. Vue sur un immeuble de 7 étages situé au 36 rue Chevreul et dont le mur pignon est construit en pisé de mâchefer. Photographie réalisée par Victor Villain en 2018.

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Comme le relève Jean-Luc de Ochandiano, les chantiers en pisé de mâchefer impliquent une main d’œuvre conséquente en raison de l’absence de mécanisation pour lever des charges, donc impliquant de monter et descendre fréquemment les échelles pour procurer aux maçons les matériaux nécessaires au remplissage des banches pour l’édification d’un mur. Or, avec le pisé de mâchefer, la hauteur des ouvrages est relativement plus haute qu’avec le pisé de terre, augmentant ainsi les risques d’accident lors des chantiers, notamment du fait que les échafaudages ne soient pas obligatoires. « Les accidents sur les chantiers de construction en pisé de mâchefer sont donc monnaie courante et la mortalité importante dans la maçonnerie lyonnaise. […] [D]ans les années 1920, entre 25 et 40 ouvriers du bâtiment sont morts chaque année sur les chantiers lyonnais […] notamment sur les

chantiers en pisé de mâchefer qui se sont développés lors des constructions de HBM. »227 Toutefois, le manque de réglementation dédiée à la sécurité sur les chantiers suscite davantage la mobilisation des ouvriers que des pouvoirs publics228.

A ce sujet, Jean-Luc de Ochandiano relève un paradoxe. Pour garantir la solidité des constructions, le pisé de terre est interdit en raison de sa vulnérabilité à l’eau. Pourtant, les conditions de travail des chantiers se sont dégradées avec l’utilisation du pisé de mâchefer. Dans ce cadre, il importe de souligner que les pouvoirs publics n’ont pas manifesté le même intérêt en préférant légiférer sur la sécurité et l’hygiène des bâtiments et en délaissant l’amélioration des conditions de travail sur les chantiers en pisé.

Dans la France métropolitaine de la seconde moitié du XIXème siècle, la brique cuite et la pierre taillée sont considérablement employées au sein du champ de la construction en raison de leur disponibilité et de leur accessibilité croissantes. L’emploi de nouvelles sources d’énergie servant de combustibles comme les houilles et les charbons se substituent au bois et permettent d’augmenter la chaleur des fours nécessaire à la cuisson des briques et à la calcination de certains liants comme par exemple la chaux hydraulique. Les carrières de pierre sont de plus en plus exploitées à l’aide d’explosifs et les blocs de pierre sont taillés par davantage de capital technique. La productivité des carrières s’accroît d’autant plus lorsque les sables et les graviers qui en sont issus sont utilisés dans le champ de la construction. L’usage de ces derniers permet aussi de développer l’exploitation de carrières de pierre inappropriées à la pierre de taille229. Dans ce cadre, la division du travail qui s’amorce dans le champ économique est valable également dans le champ de la construction230 où les agents investis dans la production de matériaux sont de plus en plus distincts des agents investis dans la construction d’un ouvrage.

Durant la première moitié du XXème siècle, le pisé de mâchefer est délaissé au fur et à mesure au profit d’autres matériaux de construction comme le béton de ciment et l’acier. Trois raisons soulevées par Jacques Vérité permettent de rendre intelligible le désinvestissement des professionnels

227 OCHANDIANO Jean-Luc (de), « Les métamorphoses du pisé : l’évolution de l’architecture populaire dans la région lyonnaise », art. cit.

228 LENOIR Rémi, « La notion d'accident du travail : un enjeu de luttes », in Actes de la recherche en sciences

sociales, Vol. 32-33, avril/juin 1980. Paternalisme et maternage. pp. 77-88. 229 Ibid., p. 159-160.

230Un changement d’échelle s’amorce dans le champ de la construction lors du XVIIIe siècle et s’affirme au cours du XIXe siècle. « Le « local », dit André Guillerme, le « particulier », comme l’artisanat doivent disparaître pour laisser place au « général », à l’ « uniforme », à l’industrie et son allié, l’Etat. » in GUILLERME André, Bâtir la ville. Révolutions industrielles dans les matériaux de construction. France-Grande-Bretagne (1760-1840), Champ

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de la construction à l’égard du pisé de mâchefer231. Premièrement, les impuretés en quantité aléatoire contenues dans le mâchefer affectent la qualité de sa cohésion. Par ailleurs, certaines impuretés comme des acides ou du souffre ne conviennent pas avec certains matériaux de construction, comme l’acier, puisqu’elles participent à leur érosion. Un traitement du mâchefer pour améliorer sa qualité se répercute sur son coût. Deuxièmement, le mâchefer est limité dans l’emploi possible des liants avec lesquels il peut être mélangé. Par exemple, si la chaux peut convenir, le ciment est quant à lui inapproprié, limitant l’espace des possibles en termes de complicité technologique. Troisièmement, l’industrialisation de matériaux irréversibles nécessitant moins de main-d’œuvre que le mâchefer pour la mise en œuvre a généré une perte de compétitivité pour l’emploi de ce dernier.

Le développement de l’usage des énergies fossiles comme le pétrole et les gaz naturels contribue à délaisser les houilles et les charbons en tant que combustibles en permettant la calcination de liants plus résistants que la chaux hydraulique, comme par exemple le ciment. Il importe ici d’évacuer toute vision s’inscrivant dans un déterminisme technologique. L’existence sociale d’une technique (matériau, matériel, énergie, etc.) n’advient pas par sa force intrinsèque relevant de ses propriétés techniques232. Son emploi n’advient que lorsque son usage convient aux intérêts des agents233 et leur permet de maintenir ou d’apprécier leur domination au sein d’un espace social dans lequel ils occupent une position, en valorisant autant que faire se peut leurs capitaux. L’emploi des énergies fossiles pour la production de matériaux accompagne la construction d’un ordre social.

231 VERITE Jacques, Le matériau terre : réalités et utopies, op. cit., p. 157.

232 Comme le rappelle Pierre Bourdieu à propos des inventions dans le champ artistique (tube de peinture, chevalet, photographie, etc.) : « la technique n’a jamais rien déterminé par elle-même. » BOURDIEU Pierre,

Manet. Une révolution symbolique, Paris, Editions du Seuil, coll. « Raisons d’agir », 2013, p. 390.

233A partir du travail de Timothy Mitchell portant sur l’histoire sociale du pétrole, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz montrent comment le pétrole, malgré son coût plus élevé que le charbon au XXème siècle, s’est considérablement développé pour confiner les mouvements des ouvriers susceptibles d’interrompre le fonctionnement des activités économiques en cessant la circulation du flux énergétique qui les alimente. Dès la fin du XIXème siècle, les grèves minières ont contribué à la constitution d’un nouveau rapport de force dans le champ économique par l’émergence de syndicats et de partis politiques, à l’obtention de droits comme l’extension du suffrage universel et de systèmes d’assurance sociale. Les grèves minières sont en partie le fait que le charbon, à la différence du pétrole, implique davantage de travail que de capital technique. En effet, si le charbon est « extrait des mines morceau par morceau, chargé dans des convois, transporté par voie ferrée ou

fluviale, puis chargé de nouveau dans des fourneaux que des chauffeurs doivent alimenter, surveiller et nettoyer »,

l’extraction du pétrole se fait quant à elle en surface à l’aide de puits, sa circulation (internationale) dans des pipelines et des tankers jusqu’aux raffineries est plus fluide et implique des métiers variés dans des proportions variables, rendant plus difficiles les revendications nationales. Voir : MITCHELL Timothy, Carbon democracy : le

pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, la Découverte, 2017, 391 p. Pour la citation, voir : BONNEUIL Christophe

et FRESSOZ Jean-Baptiste, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll. «

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Encadré : Bref historique de la formation et du recrutement de la main-d’œuvre du BTP aux XIXème et XXème siècles

Au cours du XIXème siècle, les modifications des structures sociales (notamment par le système de l’enseignement, le marché matrimonial et le marché du travail), qui tendent à incliner les agents à vivre dans l’espace urbain, se réfractent au sein du champ de la construction et contribue par la suite à le déterminer par sa propre dynamique. Dès le milieu du XIXème siècle, la transmission des savoir-faire des ouvriers du BTP qui reposait principalement sur un mode familial et territorial, c’est-à-dire un savoir-faire transmis de père en fils sur des entités géographiques spécifiques (maçons de la Vienne, maçons de la Creuse, etc.), et par l’apprentissage au sein d’une entreprise, notamment sur les chantiers, est affectée par la scolarisation des enfants et par la restructuration du marché du travail (d’une part, par l’urbanisation et, d’autre part, par les chantiers des voies ferrées) qui inclinent à une pénurie de main d’œuvre qualifiée234, d’autant plus que les lois d’Allarde du 2 mars 1791 et Le Chapelier du 14 juin 1791 avaient aboli les corporations, impliquant une restructuration des corps de métier et des corps d’état au cours du XIXème siècle235. Les migrations d’ouvriers, d’abord temporaires236, puis définitives, permirent de faire face autant que faire se peut au problème de pénurie jusqu’à la Grande Dépression. Dès les années 1880, en raison de migrations définitives, de conversions professionnelles dans d’autres domaines que le BTP237 et de la baisse de la natalité de certains territoires qui, auparavant, permettaient de faire face à la pénurie de main d’œuvre qualifiée, le recours à la migration étrangère prenait le relais des migrations inter-régionales.

Au cours du XXème siècle, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée s’est aggravée lors de la Première Guerre mondiale puisqu’un grand nombre d’ouvriers du BTP sont morts. Pour autant, la transmission des savoir-faire des ouvriers du BTP a été soutenue par la loi Astier de 1919 qui créait le Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP), appuyée en 1925 par la Taxe d’apprentissage pour les entreprises n’employant pas d’apprenti238. Après la Seconde Guerre mondiale, l’influence des syndicats, notamment de la Confédération Générale du Travail, et la prise de fonction de ministre du Travail par le communiste Ambroise Croizat, ont permis, entre autres, la création en novembre 1946 de la Formation Professionnelle des Adultes (FPA), ancêtre de l’Agence Nationale pour la Formation Professionnelle des Adultes (AFPA). Malgré ces mesures, « l’enseignement en école supplanta progressivement les autres modes de formation de la main-d’œuvre du B.T.P. […] Mais la formation en entreprise demeura jusqu’en 1970 au moins la voie empruntée par le plus grand nombre d’ouvriers. »239Les stratégies de résistance des garçons issus de la classe ouvrière à l’égard

234 BARJOT Dominique « Apprentissage et transmission du savoir-faire ouvrier dans le B.T.P. aux XIXe et XXe siècles. » in Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 40 N°3, Juillet-septembre 1993, Apprentissages

XVIe-XXe siècles, pp. 480-489.

235 La réorganisation professionnelle conduisit à un regroupement des différents corps de métiers au sein du « Groupe de la Sainte Chapelle » dès le milieu du XIXème siècle. Ce regroupement se renforça en 1904 avec la formation de la Fédération Nationale du Bâtiment et des Travaux Publics (FNBTP), ancêtre de la Fédération Française du Bâtiment (FFB) et de la Fédération Nationale des Travaux Publics (FNTP).

236 Les migrations temporaires, en raison de leur caractère « flottant », « temporaire », « nomade », rendent difficiles l’appréciation de l’évolution démographique lyonnaise au cours du XIXème siècle. Voir : CHATELAIN Abel, « La formation de la population lyonnaise : l'apport d'origine montagnarde (XVIIIe-XXe siècles) » in Revue

de géographie de Lyon, vol. 29, n°2, 1954. pp. 91-115.

237 Ces processus expliquent en partie le déclin des compagnonnages.

238 BARJOT Dominique « Apprentissage et transmission du savoir-faire ouvrier dans le B.T.P. aux XIXe et XXe siècles. », art. cit., p. 487.

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de l’école peuvent être une des raisons de la lente progression de l’enseignement effectué à l’école sur l’apprentissage en entreprise240. La nécessité de réduire les coûts de construction durant l’entre-deux-guerres et la persévérance d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée à la Libération participèrent à la rationalisation de la construction en tentant de substituer davantage de capital technique au travail et, lorsque cela n’était pas possible, de recourir de plus en plus pour ce dernier à des maçons originaires de pays étrangers ou de l’empire colonial français241.

Le BTP français du dernier quart du XXème siècle est caractérisé par un recours à la sous-traitance et à l’intérim pour rationaliser la construction. Recourir à la sous-sous-traitance permet, d’une part, de réaliser un chantier en réduisant les coûts de production des grandes entreprises du BTP car la main-d’œuvre sous-traitée est employée à prix fixe et, en raison des fluctuations de la demande en termes de volume et de structure des ouvrages, les grandes entreprises du BTP transfèrent les risques des fluctuations de la demande aux entreprises sous-traitantes. D’autre part, le recours à la sous-traitance permet une externalisation des illégalités et une contractualisation sous une plus grande contrainte structurale durant le chantier. En effet, Nicolas Jounin relève que « le droit du travail est plus souple pour les PME, mais c'est aussi que ces dernières, ainsi que les

agences d’intérim, sont contraintes de transgresser la loi plus souvent afin de survivre, leurs commanditaires procédant ainsi à une externalisation des illégalités. Et c'est enfin que le contrat commercial qui lie les unes aux autres se traduit sur le chantier par une domination plus dure que ce que produit la hiérarchie interne à l'entreprise. »242 La main-d’œuvre, moins qualifiée qu’auparavant, tend à vivre dans des conditions matérielles et symboliques d’existence plus précaires et est davantage exposées à des souffrances sociales, dont les accidents du travail ne sont qu’une expression243.

2.2 Rationalisation du champ de la construction par des travaux

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