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Autonomisation du champ de la construction en terre crue

Chapitre II : Genèse du champ de la construction en terre crue en terre crue

3. Un possible non-advenu : l’Institut International de la Construction en Terre Construction en Terre

3.3 Autonomisation du champ de la construction en terre crue

Au cours des années 1980 s’autonomise l’espace social de la construction en terre crue en France. Cette autonomisation prend fondamentalement forme par l’illusio qu’engagent les agents dans le champ qui l’engendre. Cet illusio trouve son principe dans la légitimation de propriétés propres à des conditions d’existence et à une position occupée dans la structure sociale. Les fonctions sociales que remplit la construction en terre crue pour des agents se différencient en fonction de la position occupée dans l’espace social et dans la division du travail de construction. C’est par la dialectique d’une histoire sociale réifiée et d’une histoire sociale incorporée que l’illusio d’un agent peut se former et s’actualiser pour la construction en terre crue, notamment en lui fournissant des raisons d’exister et, par conséquent, en faisant exister cette activité.

Des instances de reproduction des producteurs s’institutionnalisent : CRATerre, sous forme associative et sous forme de laboratoire de recherche et par une formation dispensée et sanctionnée par un titre scolaire, les laboratoires de recherche en science des matériaux dans les écoles d’ingénieurs (ENTPE, INSA de Lyon, INSA de Rennes, etc.), ou des écoles d’architecture (à Grenoble, Saint-Etienne, etc.). Des lieux de médiatisation se mettent en place (l’exposition et son itinérance « Architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire » du Centre de Création Industrielle ; « Les 24h de la Terre » de l’opération « Grenoble en Isère, Capitale de la Terre » ; les colloques réalisés à l’ENTPE, etc.). Des agents se spécialisent sur la construction en terre crue et produisent, accumulent des capitaux efficients au sein de cet espace social. La détention des espèces de capital relatives à la construction en terre crue devient une condition objectivement exigée par le champ pour prétendre

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s’imposer symboliquement et matériellement. L’autonomie relative du champ favorise un fonctionnement selon son nomos qui varie selon le champ de force (positions) et le champ de luttes (prises de position) et participe à définir les droits d’entrée du champ, c’est-à-dire les agents pouvant en être inclus et exclus.

Cette autonomisation est en partie structurée par l’action publique qui se structure en structurant des champs458. Participant à son appréciation dans l’état des rapports sociaux à l’œuvre dans les rapports entre, d’une part, les champs et, d’autre part, les agents, l’action publique concourt à produire l’espace social de la construction en terre crue par son unification avec les autres champs de la construction et donc engendre une différenciation par distinction des espaces sociaux dans la division du travail de construction. Ce processus s’accompagne d’une monopolisation du pouvoir étatique sur ce qui a valeur dans cet espace social et d’une concentration de la distribution matérielle et symbolique efficiente pour le champ, entraînant une systématisation et une moralisation des pratiques et des représentations relatives à la construction en général et à la construction en terre crue en particulier. La perspective de structurer un champ de la construction en terre crue s’inscrit dans celle de la construction de l’Etat, de l’instance méta-champ. La sociologie du champ de la construction en terre crue est en partie une sociologie de l’Etat.

Si l’action publique a participé à la constitution de l’espace social de la construction en terre crue, cette participation s’est faite jusqu’à un certain point, celui où ont divergé le principe de vision du champ du pouvoir et celui du champ de la construction en terre crue, où les rapports ne satisfaisaient plus la perspective d’une appréciation de cet espace au sein du champ de la construction, où l’illusio devenait illusion, l’accumulation de capitaux propre à la construction en terre crue devenait une stratégie inappropriée dans le champ de force et le champ de luttes du champ du pouvoir. La configuration de l’action publique change fondamentalement sur différents aspects : la politique monétaire par l’atténuation de la « contrainte extérieure » en raison de l’amélioration de la balance des paiements ; la politique économique par l’insertion du champ économique dans un régime d’accumulation financiarisé visant à faire face à la compétitivité des entreprises américaines et nippones, notamment par une stratégie de champions européens ; la politique énergétique par l’affirmation de l’énergie produite par le nucléaire ; la politique technique par la priorité d’une recherche appliquée en dépit d’une recherche & développement de moyen à long terme ; la politique administrative par la décentralisation et la déconcentration ; la politique d’aménagement du territoire par l’échec du développement des villes nouvelles et la constitution d’une gouvernance urbaine ; un politique et une politique de la Coopération critiqués ou, du moins, dépréciés ; une politique budgétaire étatique restrictive. La constitution d’un espace social transnational (ce que le sens commun nomme « Mondialisation »), régional (européen) et local (les champs de pouvoirs locaux) modifient les stratégies. La construction de l’Etat n’avait plus à passer, entre autres, par la structuration d’un espace social de la construction en terre crue et donc de lui faire bénéficier directement de son soutien matériel et symbolique. Si sa structuration a partie liée avec les prises de position du champ du pouvoir, son autonomisation l’est tout autant. L’action publique est en mesure d’engendrer des

illusio qu’engagent les agents plus ou moins durablement dans un espace social. La modalité de l’engendrement de l’illusio par l’action publique et son engagement par les agents pouvant y être

458Cela permet de dépasser l’opposition courante entre un désengagement de l’Etat et un gouvernement à distance. L’action publique participe à structurer des espaces sociaux en partie selon le degré d’autonomie du champ bureaucratique qui la porte. Voir : ANSALONI Matthieu et SMITH Andy, « Des marchés au service de l’État ? », in Gouvernement et action publique, 2017/4 (N° 4), pp. 9-28.

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sensibles conditionnent l’existence d’un espace social. Lorsque les agents sont suffisamment « pris au jeu », le soutien matériel et symbolique de l’action publique peut être retiré ou limité au simple maintien des conditions d’existence des agents engagés.

Il s’ensuit que l’espace social s’autonomise à l’égard de l’action publique. Dans le champ de la construction en terre crue, le rapport à l’autonomisation à l’œuvre dans les années 1980 a pu susciter une appropriation différenciée de la part des agents, variant selon le sens de l’existence procuré par leur position dans l’espace social. Contribuant à définir l’avenir probable du champ, les agents font leur avenir en réalisant les potentialités objectives qui se déterminent dans la relation entre leur efficience et les possibles objectivement inscrits dans le champ459. Les agents efficients et généralistes ont pu mettre en place des concessions à pondération variable pour se convertir. L’illusio des agents efficients et spécialistes de la construction en terre crue étant, par définition, dépendant de l’existence de ce champ, le sens du placement (ou du déplacement) n’implique pas les mêmes concessions. Au-delà de l’autonomisation du champ, sa dépréciation dans le champ de la construction est également vécue différemment. La dépréciation de certains capitaux, le déclassement de certains agents et des institutions qu’ils représentent, reconfigure le champ de force et le champ de lutte de la construction en terre crue460.

L’autonomisation relative du champ rend possible une construction en terre crue dépendant de plus en plus de la structure de l’espace social et de son histoire plutôt qu’à ce qui se produit dans le monde social, c’est-à-dire à des déterminations inhérentes aux rapports entre les champs spécifiques à une conjoncture historique. Ainsi, ce qui se produit dans ce champ « tient son existence

et son sens, pour l’essentiel, de la logique et de l’histoire spécifiques du jeu lui-même, ce jeu se soutient dans l’existence par la vertu de sa consistance propre, c’est-à-dire des régularités spécifiques qui le définissent et des mécanismes qui, comme la dialectique des positions, des dispositions et des prises de position, lui confèrent son propre conatus. »461L’appréciation et la perception de la construction en terre crue sont distinctives par son inscription dans un espace des constructions compossibles. L’industrie de la construction en terre crue ne s’étant pas développée en France métropolitaine suite à l’opération expérimentale du Domaine de la Terre, la perspective de la construction artisanale est donc, dans les années 1980, la modalité dominante pour développer et utiliser ce matériau de construction.

459 BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 447.

460Si les analyses portant sur la genèse et la structure des champs existent, celles abordant la fin d’un champ semblent rares. Comment un champ prend-il fin ? Si des propriétés participent à établir un champ, par quelle nature et selon quelles modalités la fin d’un champ peut-elle être rendue intelligible ? S’il est vrai que l’avenir probable d’un champ dépend du champ de force et du champ de lutte, participant ainsi à engendrer un illusio engagé à pondération variable par les agents, un champ cesserait-t-il d’exister lorsque l’illusio, produit et fondement du champ, devienne illusion ? L’hétérnomisation d’un champ peut-elle le conduire à fusionner ou être absorbé par un champ qui lui impose son nomos ? Par ailleurs, sur quelle temporalité peut s’étaler l’érosion d’un champ ? S’il est possible d’éclairer ce qui fait tenir un champ par la persévérance de ses propriétés, quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’un champ ne puisse plus disposer de son propre conatus ? Sur ces questions, il peut être mentionné une analyse de Pierre Bourdieu à propos du religieux. Voir : BOURDIEU Pierre, « La dissolution du religieux » in Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, pp. 117-123.

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Conclusion

La genèse du champ de la construction en terre est grandement déterminée par l’action publique qui participe à sa structuration autour des années 1980. En vue de montrer comment et jusqu’où l’autonomisation du champ a été possible, la démonstration de ce chapitre permet de constater l’efficience de l’action publique dans la définition du champ. En effet, en rapport avec des transformations objectives de l’économie française, les enjeux perçus par le champ du pouvoir, entre autres celui de la « contrainte extérieure » et de la saturation du marché intérieur de la construction, se réfractent dans le champ de la construction par l’intermédiaire du Plan Construction. Selon les rapports de force, transfigurés en rapports de sens, le développement de la construction en terre constitue une perspective prometteuse pour l’action publique.

Dans le cadre du programme REXCOOP, le Plan Construction lance une opération expérimentale pour créer un marché de la construction en terre. Il s’agit du Domaine de la Terre à l’Isle d’Abeau. Cette opération permet d’évaluer la viabilité d’un tel marché. Elle est politiquement soutenue par différents agents politiques ayant des intérêts spécifiques à leur position mais convergeant pour un développement de la construction en terre.

L’opération a pu être médiatiquement mise en visibilité, notamment à l’occasion de son inauguration. Toutefois, elle témoignait d’une ambivalence dans les structures cognitives, expression d’une contradiction entre l’incorporation d’un sens commun de la construction, avec la légitimité des matériaux conventionnels, et la promotion d’un matériau historique. Cette opposition s’exprimait à travers l’opposition de la tradition et de la modernité. Elle peut être renforcée par une opposition sociale en matière de niveau de développement des pays, à l’instar de l’émission Ambitions qui promeut le matériau tout en ramenant son intérêt à l’édification des logements dans les pays en voie de développement. Malgré les ambivalences du traitement médiatique de la construction en terre, les agents qui l’investissent en France bénéficient d’une certaine mise en visibilité.

En raison de la dynamique qui caractérise le début des années 1980, les agents engagés dans la promotion de la terre envisagent de fonder un Institut International de la Construction en Terre. Cet ambitieux projet ne voit pas le jour. L’échec de son institutionnalisation tient à la fois à des tensions relevant des principes d’opposition internes à l’espace social en formation où les agents luttent pour imposer leur principe de vision, selon des rapports de force asymétriques, et à des causes relevant davantage d’une révision du principe de vision du champ du pouvoir et donc de l’efficience de l’action publique dans la structuration du champ de la construction en terre : la destitution d’un promoteur politique de la terre, celle de Christian Nucci, l’européanisation du champ économique avec l’institutionnalisation du Marché commun au sein de la Communauté Européenne et Economique (CEE) où s’amorce un lobbying des grands industriels européens et qui implique un délaissement de la Coopération pour un recentrage du champ du pouvoir sur l’espace transnational européen.

L’expansion du champ de la construction en terre est ainsi limitée par l’action publique, mais il fonctionne principalement selon ses propres logiques internes. Il s’autonomise à l’égard des rapports externes avec les autres champs. L’engagement de l’illusio dans cet espace est vécu différemment par les agents qui s’y investissent, notamment selon les possibilités d’y faire valoir un principe de vision conforme à la position occupée par les agents. En matière d’activité économique, l’industrialisation de la construction en terre n’aboutit pas avec l’opération expérimentale du Domaine de la terre. En

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France métropolitaine, le développement de la construction en terre dans les années 1980 est principalement artisanal.

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