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La rationalisation de la construction du Bâtiment par l’action publique Le reclassement des matériaux s’institutionnalise et s’incorpore au fur et à mesure du XXème

Chapitre I : L’appropriation historique de la terre crue dans un espace rural et urbain français crue dans un espace rural et urbain français

2. De l’émergence à la dissolution sociale du pisé de terre

2.2 Rationalisation du champ de la construction par des travaux publics et le Bâtiment publics et le Bâtiment

2.2.2 La rationalisation de la construction du Bâtiment par l’action publique Le reclassement des matériaux s’institutionnalise et s’incorpore au fur et à mesure du XXème

siècle, avec l’imposition d’un principe de vision tendant à ériger les structures sociales de la « modernité » en emblème, coupure historique avec l’histoire du passé pour mieux définir l’histoire du présent, avec l’ordre social qui la caractérise, comme pertinente et celle de l’avenir comme prometteuse. Luc Boltanski et Pierre Bourdieu ont ainsi montré comme le principe de vision des classes dominantes est aussi un principe de division qui oppose des habitus de classe, conduisant à opposer et hiérarchiser des schèmes cognitifs objectivés dans l’emploi de termes s’inscrivant autant dans des relations formelles que dans des expériences vécues et antagonistes272. Ainsi, l’opposition fondamentale entre le passé et l’avenir, ou encore entre le traditionnel et le moderne, peut être rapportée aux autres : petit/grand ; local/global ; immobile/mobile ; clos/ouvert ; esprit de clocher/esprit cosmopolite ; village/ville ; etc. ou, dans le cas des matériaux, cru/cuit, selon la célèbre distinction des aliments mise en avant par Claude Lévi-Strauss pour caractériser les sociétés selon leurs catégories empiriques273. La relation qui les caractérise relève d’un « processus d’évolution (ou

d’involution) conduisant de l’un à l’autre »274, où « [p]ar une inversion systématique de la table des

valeurs du traditionalisme primaire, le passé n’est jamais évoqué positivement »275. Dans le cadre de ce principe de (di)vision du monde social, les groupes sociaux sont inégalement perçus et appréciés dans leur contribution au processus d’évolution ou d’involution du monde social. Du fait de leur attachement au terroir, les agriculteurs et les artisans sont fréquemment associés à ce passé dépassé et constitueraient un obstacle à l’ouverture du champ social et à la mobilité276.

Les matériaux de construction s’inscrivent également dans cette perspective. Ils peuvent être associés au traditionalisme ou à la modernité. Il n’est ainsi guère surprenant de lire sous la plume de Fernand Braudel « qu’il y a, de par le monde, une hiérarchie des matériaux qui classe les architectures du monde les unes par rapport aux autres. »277 La terre crue, utilisée dans des pays dits « en développement », est ainsi souvent associée à des niveaux de vie bas et de développement technique basse technologie (« low-tech »), voire sans technologie (« no tech ». Le matériau n’est pas toujours représenté par les agents par ce qu’il est ou pour ce qu’il peut faire pour le monde social, mais par ce qui l’accompagne, c’est-à-dire par les relations objectives qu’il entretient avec le monde social. Au cours du XXème siècle, le champ du pouvoir n’y est pas indifférent et c’est la raison pour laquelle l’action publique est particulièrement efficiente dans la structuration du champ de la construction, dans la définition de son nomos.

L’entre-deux-guerres constitue une période de tensions où le libéralisme économique est remis en cause par la structuration de rapports de force diminuant l’efficience d’une fraction de la bourgeoisie industrielle, de la bourgeoisie financière et de la bourgeoisie intellectuelle dans la définition de l’ordre social en raison de la constitution de mouvements sociaux, d’Etats totalitaires et d’une modification des puissances étatiques et de la stabilité financière. Ce cadre conduit à réviser le

272 BOURDIEU Pierre et BOLTANSKI Luc, « La production de l'idéologie dominante », in Actes de la recherche en

sciences sociales. Vol. 2, n°2-3, juin 1976. La production de l’idéologie dominante, p. 39.

273 LEVI-STRAUSS Claude, Mythologiques. Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1978, 404 p.

274 BOURDIEU Pierre et BOLTANSKI Luc, « La production de l'idéologie dominante », art. cit., p. 39.

275 Ibid.

276 Ibid.

277 BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Tome 1 : Les Structures du Quotidien, Paris, Armand Colin, 1986, p. 237.

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libéralisme économique278 et à redéfinir le champ économique pour que les agents puissent maintenir leur position. Des méthodes d’organisation scientifique du travail telles que le fayolisme et le taylorisme pour rationaliser la production279 sont soutenues par une fraction du patronat, celle disposant d’un titre scolaire souvent délivré par une grande école et relevant de grandes entreprises investies dans des secteurs en expansion et en relation avec l’Etat, à la différence de la fraction du patronat (héritiers ou autodidactes) relevant de petites entreprises (parfois familiales) et investie dans des secteurs économiques moins dynamiques. Une « technostructure »280, pour reprendre l’expression de John Galbraith, se substitue à l’entrepreneur qui marquait l’économie du XIXème siècle. Ces clivages concourent à définir une opposition entre un patronat d’Etat et un patronat privé281. La « nationalisation » de l’économie par l’interventionnisme étatique et la « politisation » de l’économie pour une coordination entre les entreprises et l’Etat282 participent à définir le principe de vision du champ économique mis en œuvre à la Libération.

Toutefois, c’est au cours de la Seconde Guerre mondiale que l’action publique s’investit dans le champ de la construction français pour le restructurer. Auparavant, en dehors de travaux publics, dont la structure pouvait se réfracter dans une certaine mesure sur le Bâtiment, le champ bureaucratique était peu impliqué dans ce champ qui relevait principalement des programmes d’action des acteurs privés. Le régime de Vichy impulse un véritable interventionnisme de l’administration publique en la matière. Cet interventionnisme trouve son origine dans l’article 13 des clauses d’armistice de 1940. Les pleins pouvoirs accordés à l’Etat vichyssois et notamment à Philippe Pétain permettent à l’Allemagne de contraindre l’action publique française à redynamiser son territoire par la planification de l’espace urbain et l’industrialisation du Bâtiment283.

Malgré la baisse de productivité, le champ de la construction a été sensiblement moins affecté que d’autres industries, comme la sidérurgie, par les destructions induites par la guerre. L’industrialisation du Bâtiment s’est effectuée par deux types d’intervention étatiques : d’une part, la production de la norme et, d’autre part, la commande publique pour favoriser l’utilisation de ces nouvelles normes. Ces deux formes d’intervention visent à rationaliser la construction en unifiant les procédés de construction pour abaisser le prix de revient de la construction. C’est par le biais du Comité d’Organisation du BTP (COBTP) ou encore de l’Association Française pour la normalisation (AFNOR) que l’Etat a mené ses recherches. En raison de l’engouement suscité par cette rationalisation de la construction, le champ de la recherche de la construction fut dominé par les recherches portées sur l’industrialisation dès 1942. C’est à partir de cette période qu’émerge la restructuration du champ de la construction. La construction traditionnelle, principalement artisanale et marquée par les

278 DENORD François, Néo-libéralisme version française : Histoire d'une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007, 416 p. Pour une analyse spécifique du libéralisme économique, voir par exemple : POLANYI Karl, La grande

transformation, Paris, Gallimard, 2009, 476 p.

279 DENORD François et HENRY Odile, « La « modernisation » avant la lettre : le patronat français et la rationalisation (1925-1940) », in Sociétés contemporaines, 2007/4 (n° 68), pp. 83-104.

280 GALBRAITH John (Kenneth), Le nouvel Etat industriel, Paris, Gallimard, 1989, 504 p.

281 BOURDIEU Pierre et DE SAINT MARTIN Monique, « Le patronat », in Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 20-21, mars/avril 1978. Le patronat. pp. 3-82.

282 DENORD François et HENRY Odile, « La « modernisation » avant la lettre : le patronat français et la rationalisation (1925-1940) », art. cit., p. 95.

283 L’intérêt pour l’industrialisation du Bâtiment tient en partie à une stratégie militaire du Troisième Reich. En effet, après la Ligne Maginot construite par l’Etat français, le béton de ciment et l’acier ont pu être utilisés pour construire le mur de l’Atlantique afin de renforcer les défenses militaires face à un potentiel débarquement de troupes nord-américaines sur le continent européen.

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compagnons, est peu à peu restructurée par la construction industrialisée conçue par des ingénieurs et réalisée par une main-d’œuvre peu qualifiée.

La planification urbaine fait également l’objet d’un bouleversement sans précédent. Adossée à l’objectif du développement économique du territoire, la planification implique que l’urbanisme devienne un domaine d’intervention publique relevant d’administrations centrales à part entière et devant être créées en dehors du ministère de l’Intérieur, chargé auparavant des programmes d’action urbains étatiques. Ces politiques publiques nationales sont élaborées par le Commissariat technique à la reconstruction immobilière (CRI) qui a pour rôle de planifier la reconstruction et le réaménagement des villes ayant subi des dommages matériels et par la Délégation générale à l’équipement national (DGEN) qui coordonne les activités du Ministère de la production industrielle (MPI), du Secrétariat d’Etat aux communications (SEC) et du CRI, ainsi que les différents comités d’organisation qui leur étaient attachés. A l’échelon local, les élus (maires et conseillers municipaux) ne disposent plus d’aucune prérogatives autonomes en matière d’urbanisme. Les élus sont seulement consultés et les postes décisionnels sont occupés par des agents nommés par le Régime de Vichy. Dans cette optique, la DGEN a institué par la loi le corps des « inspecteurs généraux de l’urbanisme ». Depuis la loi du 15 juin 1943, ces inspecteurs étaient responsables de l’application de la « Charte d’urbanisme » élaborée par la DGEN et le CRI. Cette charte est restée en vigueur avant de devenir en 1954 le Code de l’urbanisme284.

En novembre 1944 est créé le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), confié à Raoul Dautry, un ingénieur des Ponts et Chaussées « convaincu, selon Danièle Voldman, que le

développement technique est la base de tout progrès social »285, définissant ainsi une vision à la fois très techniciste et jacobine des modalités d’action de ce ministère. Dans le prolongement du COBTP, ce ministère investit dans la normalisation du bâtiment en réalisant à partir de 1945 de grands chantiers expérimentaux et en créant en 1947 une institution, le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB), chargée de produire des normes techniques pour le Bâtiment et d’évaluer leur efficience. C’est notamment par cette institution que sont développées des « recherches sur le béton

armé et toutes les autres normes sur le Bâtiment »286.

Durant l’Occupation et à la Libération, les recherches portant sur la terre crue ne sont pas inexistantes, mais elles restent très marginales comme peut en témoigner l’exemple singulier du village du Bosquel, situé dans la Somme, où sont expérimentés différents procédés de construction en raison de la pénurie de certains matériaux de construction. La reconstruction de ce village permet entre autres à l’urbaniste Paul Dufournet et une équipe d’architectes d’utiliser le béton de terre stabilisé comme éléments de remplissage ou comme structure porteuse. Malgré l’intérêt du matériau, son usage est arrêté par la représentation sociale qu’en ont les agents, celle d’un matériau trop proche du pisé des fermes traditionnelles287. Deux autres exemples peuvent être mentionnés pour manifester l’intérêt pour la construction en terre, mais ils ne font qu’attester sa marginalité. D’une part, pour favoriser le réemploi de la terre crue, des essais de construction en blocs de terre stabilisée et en pisé

284 Pour approfondir la restructuration du champ de la construction durant le Régime de Vichy, voir : VOLDMAN Danièle, La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique. Paris, L’Harmattan, 1997,

pp. 81-88.

285 Ibid., p. 89.

286 Ibid., p. 90.

287 DOUSSON Xavier, « La reconstruction du village témoin du Bosquel dans la Somme après 1940. Récit, ambitions et paradoxes d’une opération singulière », In Situ [En ligne], 21, 2013.

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sont réalisés entre 1944 et 1945 et contrôlés par le bureau Véritas, qui donnent lieu à la première réglementation relative à la construction en terre, laissée lettre morte en raison de l’absence d’ouvrages construits en terre. D’autre part, en 1945, l’architecte Le Corbusier propose vainement de construire à Saint Dié des « abris » en pisé, en adobe et avec des branches d’arbre. Cette proposition relève de son modèle des « murondins » conçu en 1940 pour les premiers sinistrés du conflit de la Seconde Guerre mondiale et laissé là aussi à l’état de lettre morte.

2.2.3 Luttes et structuration des positions au sein du champ de la construction

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