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Modèle de l’organisation pour l’action ergonomique

3. Les organisations restent silencieuses

3.4 Travail démocratique, soutenable, supportable ?

Pour poursuivre, il nous semble que cette approche tend dans le sens d’un travail plus démocratique (Cukier, 2017), plus soutenable (Vendramin et al., 2012), plus supportable (Clot et Gollac, 2014). Malgré la quantité de travaux sur les organisations, un « mystère » demeure : pourquoi les organisations sont-elles conçues avec si peu d’éléments sur le travail, ou plus précisément sur l’activité de travail – au sens partagé par quelques disciplines comme l’ergonomie, l’ergologie, la clinique de l’activité, la psychodynamique du travail, la psychologie du travail, la clinique médicale du travail, une petite partie de la sociologie et par quelques philosophes (Daniellou, 2015b) ? Nous ajoutons à cette liste une partie des sciences de gestion et des sciences économiques au sein desquelles des chercheurs se positionnent pour une prise en compte du travail plus importante dans le fonctionnement des organisations et dans les pratiques managériales (Askenazy, 2009 ; Gomez, 2013 ; Detchessahar, 2015 ; Tertre, 2011 ; Lorino, 2018 ; Sardas et al., 2011 ; Michel, 2013 ; Fiol et De Geuser, 2007 ; Arnoud, 2013 ; Suarez, 2016). Les propos de Michel (2013) vont dans ce sens :

A l’ère du capitalisme financier, le travail est devenu abstrait, invisible, réduit à des chiffres dans un tableau de reporting. L’idéologie a pris le pas sur le réel, la création de valeur pour l’actionnaire jouant un peu le même rôle que les objectifs de production surhumains de Stakhanov ou les délires du Gosplan ! […]. Car les outils de l’âge industriel et taylorien ne sont plus à même de rendre compte, de mesurer

ou d’évaluer correctement le travail, en particulier dans sa dimension collective. Retravailler la question du travail, voilà l’urgence ! (Michel, 2013, p. 3).

Et cette préoccupation pour le travail déborde largement celle de l’organisation. En effet, lorsque l’on parle de travail, notamment d’un point de vue politique, on évoque très souvent la question de l’emploi. Le ministère du travail pourrait très aisément se nommer ministère de l’emploi, au regard des sujets qu’il traite. Comme nous l’avons vu dans la Partie 1, la recherche permanente de profits pour servir une financiarisation mondialisée de l’économie a gommé le travail des réflexions sur les entreprises et plus généralement sur les questions sociétales.

Si on veut bien comprendre le rôle que jouent les entreprises dans nos façons de nous relier et de nous gouverner, il faut revenir au travail. L’entreprise est une machine à produire non seulement des biens et des services mais aussi du social. Plus particulièrement, la manière de travailler ensemble impose des rythmes, des projets ou des normes, y compris en matière de comportements physiques. Mes recherches sur l’évolution du travail, notamment dans la société numérisée, sont une suite logique de celles sur la gouvernance parce que, au fond, elles cherchent à répondre à la même question : qu’est-ce qui conduit les êtres humains à être gouvernés par des normes économiques strictes dans une société qui s’affirme libérale ? (Gomez, 2018, p. 37).

La question pourrait être orientée ainsi : comment trouver l’équilibre entre usage de soi par les autres et usage de soi par soi ? Sur un plan théorique, cet équilibre n’existe pas de façon stable. Il se construit et se travaille. La question reste de savoir ce qui est offert aux personnes qui travaillent de construire cet équilibre. Continuer à opposer ceux qui conçoivent l’organisation et ceux qui « l’utilisent » ou la « subissent » est un modèle qui, pour des raisons de développement de l’activité et de l’organisation, ne peut plus être le modèle dominant.

Nous partons du principe que faire vivre l’organisation est une activité à part entière, ce que Falzon et Perez Toralla (à paraître) dénomment « arbitrages », envisagée préalablement comme une « double-régulation » (Leplat, 2006), une activité individuelle mais aussi collective (Terssac, 2003 ; Caroly, 2010), ce qui oblige à rompre avec le modèle classique de division du travail. C’est donc une autre manière, que celle que l’on rencontre massivement dans les entreprises, d’envisager le fonctionnement organisationnel. Cette question soulève évidemment des enjeux d’ordre technique mais le développement de l’activité est aussi une préoccupation d’ordres social et politique.

Imposer une forme organisationnelle qui entrave le développement de l’activité est un choix politique qui viserait à favoriser des critères de rentabilité et de profits au détriment de la santé des personnes et de la qualité du travail. Dans ce cas, les personnes devront mettre

un masque plus approprié à ce qu’impose l’organisation, mettant de côté bon nombre de caractéristiques et valeurs essentielles au développement de l’activité de chacune d’entre elles.

D’autres travaux poursuivent la voie vers des perspectives clairement politiques. Nous nous arrêterons sur quatre d’entre eux.

- L’ouvrage de Cukier (2017), « Le travail démocratique » pose comme thèse, dans la lignée des travaux de Dewey (1938), que l’individu doit participer à la détermination des conditions et objectifs de son propre travail. Il y met en avant le fait que l’accroissement de la souffrance au travail serait en lien avec les « transformations du travail qui empêchent la délibération, empêchent la décision et désorganisent l’activité dans l’entreprise » (p. 29). Il met en relief les enjeux politiques centraux du travail et sa place dans la société.

- Les travaux issus d’un programme de recherche suédois impliquant des chercheurs de nombreuses disciplines (sciences de gestion, ergonomie, sociologie, design des systèmes informatiques, psychologie, sciences de l’éducation) ont ouvert la voie au concept de « travail soutenable » (Vendramin et al., 2012). La définition d’un « système de travail soutenable » suppose trois types de « compatibilité » dont la première est la

bio-compatibilité, qui implique effectivement un système de travail adapté aux propriétés

fonctionnelles de l’organisme humain et à leur évolution au fil de l’existence. Il est également question d’ergo-compatibilité, c’est-à-dire un système de travail permettant l’élaboration de stratégies de travail efficientes et de socio-compatibilité qui suppose un environnement favorable à la maîtrise d’un projet de vie. Le vieillissement de la population va transformer la « soutenabilité » en objectif social. Le travail soutenable se caractérise par deux éléments qui sont la qualité du travail et la perspective du parcours de vie des travailleurs.

- L’ouvrage « Le travail peut-il devenir supportable ? » de Clot et Gollac (2014), en questionnant la possibilité de concevoir des organisations salubres, avec une performance compatible avec la qualité du travail, des produits et façon de produire moins toxiques pour la santé publique ou encore en se demandant si la santé est octroyée ou si elle doit être construite par chaque travailleur, s’inscrit aussi dans une voie politique du travail.

- Enfin, la dimension politique du travail est une des interprétations possibles à l’ouvrage collectif « Ergonomie constructive » dirigé par Falzon (2013) qui propose un objectif développemental à une action ergonomique plus durable. Le développement humain, des compétences et de la santé sont pensés simultanément au développement de l’organisation.

Notre proposition de recherche, que nous continuerons à expliciter dans les chapitres suivants, s’inscrit dans la lignée de ces courants.