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Intervention sur l’organisation

Chapitre 8 - Concevoir des processus pour agir sur l’organisation

1. Expérimenter pour concevoir et stabiliser les régulations

1.2 Concevoir par expérimentation

Cette intervention nous a permis de mettre en lumière combien la méthodologie employée était importante pour la transformation organisationnelle. Nous avions procédé par expérimentation, c’est-à-dire une méthode qui laissait :

- Du temps pour construire les changements (dix-huit mois),

- La possibilité de réfléchir aux solutions et de les choisir localement, - La possibilité pour chacun d’éprouver les choix,

- La possibilité de se tromper et de revenir en arrière.

Cette expérimentation était basée sur un dispositif de double simulation. Des simulations artificielles

Nous entendons par simulations artificielles celles réalisées en dehors de la situation de travail, c’est-à-dire dans des espaces artificiels.

Lorsque l’on crée les groupes de travail entre CT et sections, on crée un nouvel espace de travail pour les agents et les managers. En général, une part de l’activité des opérateurs consiste à résoudre des problèmes au quotidien. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de proposer aux opérateurs de trouver des solutions à des dysfonctionnements, il n’y a rien d’artificiel pour eux. Ce qui l’est réside dans le fait de créer un espace pour résoudre ces problèmes.

À partir d’une situation problématique, il s’agit d’envisager les solutions possibles et leurs effets sur les personnes et les résultats. Dans l’extrait de problèmes traités au cours de simulations artificielles chez Mutua (tableau infra), il s’agissait en même temps qu’une solution était proposée d’évaluer les avantages et les inconvénients.

Même si les espaces artificiels sont construits par l’intervenant, il n’a pas pour autant l’entière maîtrise de leur configuration. Ce point est important car l’issue des simulations en est dépendante.

À la mise en place du premier groupe de travail, nous avions souhaité que différentes catégories d’opérateurs soient présentes dans les groupes : des agents, des techniciens et des responsables. Une analyse de la configuration des réunions des groupes de travail nous permet de mettre en évidence que l’absence d’une des catégories d’opérateurs a conduit à des résultats différents :

- Lorsqu’un directeur de section est absent dans la réunion, les solutions retenues par le groupe sont difficilement retenues par la section concernée,

- Lorsque le directeur – surtout si c’est un directeur adjoint – n’a pas le pouvoir de décision pour la section, les solutions ne sont pas retenues,

- Lorsque le technicien de la section est absent, le directeur éprouve des difficultés quant aux décisions à prendre car les cas traités sont parfois extrêmement techniques.

Ces résultats mettent en évidence l’importance de la configuration des « espaces artificiels » de simulation. Ils mettent notamment en avant l’importance de gérer l’articulation des registres technique et décisionnel des régulations. À cette époque, même si nous percevions l’utilité de la présence des directeurs de sections et de CT dans les réunions avec les agents et les techniciens, pour que les décisions puissent être prises au même moment et même endroit que les débats sur le travail, nous ne considérions pas encore cet aspect comme un objet de d’intervention et de recherche à part entière.

Cela a permis à la fin de l’expérimentation de mettre en avant la place des différents acteurs dans les espaces de régulation : des agents et des techniciens qui connaissent finement les activités considérées (registre technique de la régulation) et des directeurs qui peuvent prendre une décision locale (registre décisionnel partiel97) quant à la modification de règles pour expérimentation.

Des simulations naturelles

Les « espaces naturels » concernent les moments entre les « espaces artificiels ». Autrement dit, entre deux réunions de groupe de travail, la vraie vie continue pour les opérateurs mais les simulations ne s’arrêtent pas. Les solutions retenues par les groupes de travail, concernant la mise en place de nouvelles règles, sont alors mises en application. Dans le tableau précédent, des délais d’expérimentation étaient fixés en simulation naturelle. Il s’agit d’un temps fort de l’expérimentation puisqu’il va permettre à l’ensemble des salariés d’éprouver les solutions retenues, entraîner la validation ou non de ces solutions et permettre en même temps des régulations en temps réel. L’inconvénient pour l’intervenant réside dans son incapacité à contrôler l’ensemble des modes de coopération mis en jeu entre les acteurs. Nous reviendrons sur cet aspect plus loin, en particulier lorsque nous présenterons le cas Vinea, car cette perte de contrôle est aussi le signe d’une appropriation de la méthode par les agents et surtout managers.

Participation élargie

Enfin, proposer le changement sous forme d’expérimentation offre une forme de participation à tous les salariés concernés par les changements. Ceux qui participent aux simulations artificielles sont au cœur du registre technique lorsqu’il s’agit de débattre d’une difficulté de travail, d’exprimer son point de vue et de proposer une solution. Mais, ceux qui expérimentent les choix proposés en temps réel participent aussi car ils avaient la possibilité de s’exprimer auprès de leur responsable ou collègues. Une rotation des participants aux réunions de simulations artificielles peut alors être envisagée.

Au bout de quelques semaines d’expérimentation, la directrice du CT nous a fait part de son souhait d’organiser une rotation des personnes de son centre dans les groupes de travail. Elle y voyait un intérêt pour manager ses équipes (120 personnes) de façon plus participative.

Nous reviendrons plus largement sur cette dimension de management de la participation par les managers, mais d’ores et déjà on peut relever le fait que l’expérimentation confère des caractéristiques pédagogiques à la conduite du changement.

1.3 « Vitaliser98 » les collectifs de travail pour la conception organisationnelle

Un des premiers objectifs du travail entre CT et sections était de traiter les problèmes locaux. Les résultats présentés plus haut montrent que cet objectif a été, au moins partiellement, atteint. Pour y parvenir, il a certes fallu trouver des solutions techniques aux problèmes rencontrés mais il a aussi fallu travailler sur la capacité de chacun à travailler avec l’autre. De fait, l’action a été portée à deux niveaux : sur des objets structurels de niveau 1 et sur des processus.

Objets structurels de niveau 1

Les résultats les plus visibles rapidement ont été ceux qui facilitaient le quotidien des agents. Par conséquent, tout ce qui entraînait des retards, des retours vers les sections, des erreurs, des difficultés d’interprétation99, des lenteurs de traitement, a été traité, testé et stabilisé en priorité. Ces résultats ont pu être obtenus en agissant sur des objets structurels de niveau 1 comme :

- La création et la modification de procédures, - L’homogénéisation de procédures,

- Le transfert de tâches des sections vers le CT, - L’accès à d’autres données numériques pour le CT,

- La modification de certaines délégations de décision pour le CT.

Apprendre à travailler ensemble : articuler les registres technique et relationnel

Avant de démarrer cette expérimentation entre CT et sections, les membres de part et d’autre ainsi que les responsables du siège, avaient évoqué des relations difficiles entre eux. Nous l’avions nous aussi constaté au cours d’échanges téléphoniques entre responsables. De plus, vu la simplicité technique de certains problèmes relevés dans les diagnostics, il était difficile de comprendre pourquoi ils n’avaient pas été encore résolus. Nous reviendrons aussi sur cet aspect en présentant le cas Assur, car il nous a permis de comprendre l’importance de réaliser un diagnostic des régulations.

Lorsque nous avons évoqué l’idée de travail en groupes CT/sections, des réticences, voire des désaccords se sont exprimés. Nous avons dû convaincre agents et managers d’essayer de traiter les difficultés recensées pour améliorer le quotidien de chacun. Partir des objets du travail, et non pas de l’état des relations, a été probablement la clé pour en convaincre quelques-uns au départ. C’est la raison pour laquelle nous avons d’abord réaliser deux réunions entre le CT et la même section. La première réunion a été relativement improductive dans le sens où elle n’a permis que de présenter le diagnostic que nous avions fait en pointant les difficultés rencontrées pour chacun. Pour certains participants, cette

98 Ce terme est emprunté à Caroly (2010).

réunion a permis de découvrir les réalités du travail des autres. La seconde réunion a permis de prioriser les difficultés et déjà de proposer des pistes d’amélioration à tester.

Lors de la troisième réunion, nous avons intégré une seconde section dont nous avions préparé les participants. Des réticences se sont fait ressentir dès le début mais la dynamique des participants aux réunions précédentes a permis de recentrer les débats sur les objets du travail : les dossiers, les adhérents, les remboursements, etc. Assez rapidement, les relations ont été telles que la priorité pour chacun était de trouver des solutions concrètes à ce qui poser problème.

Progressivement, au fil des réunions, il a été possible de traiter de sujets dont les compromis étaient plus difficiles à faire car les relations s’étaient améliorées.

Cet exemple est intéressant du point de vue des régulations. Il montre que pour les favoriser, il est important d’articuler en même temps des aspects du registre technique et des aspects du registre relationnel. Dans un premier temps, l’état des relations entre les agents et managers des sections et CT avait fini par les empêcher de gérer les difficultés les plus simples. Il faut dire que la prescription du siège de limiter les interactions pour favoriser la production n’avait certainement pas facilité les échanges. Ensuite, sans un diagnostic précis des difficultés et des conséquences en termes de travail pour chacun, l’amélioration des relations est quasiment impossible. Partir des difficultés du travail et modifier les règles collectivement est la voie pour développer le collectif de travail, nécessaire à des régulations efficaces. À ce propos, après l’intervention nous avons gardé des liens avec certains managers du CT et de sections. Pendant deux ans, ce travail s’est poursuivi car chacun en avait l’utilité. Après deux ans, des managers de sections et du CT ont quitté leurs fonctions et progressivement cette capacité à se parler pour régler les problèmes entre sections et CT s’est éteinte. Quasiment trois ans après la fin de l’intervention, les difficultés sont réapparues en même temps que l’incapacité à les gérer. Il faut croire que les acteurs et les relations qu’ils avaient construites étaient pour quelque chose dans l’efficacité des régulations.

Ce point attire l’attention sur la question des espaces de débat sur le travail, que nous aborderons plus en détail au chapitre suivant. On peut d’ores et déjà avancer que créer des espaces de débat sur le travail seulement sur la base d’améliorer les relations entre les personnes, sans être vigilant aux objets des débats, est un leurre participatif100 car, si l’espace – surtout le temps – est nécessaire pour pouvoir débattre, l’objet du débat est essentiel. Ce qui fait objet commun à ceux qui travaillent ensemble est le travail.

100 Nous reviendrons plus loin sur ce qui nous semble être un second leurre participatif fréquent lorsque l’espace de débat fait abstraction du registre décisionnel : on propose de participer mais soit tout est déjà décidé, soit les décisions ne sont pas prises.

Stabiliser les régulations

Le second aspect relatif à la dynamique collective, révélé par le cas Mutua, concerne la volonté qui s’est construite progressivement de pouvoir stabiliser le mode de fonctionnement qui s’était mis en place.

Un aspect essentiel de cette démarche portait sur les modes de coopération qui ont permis de réaliser les transformations et leur mise en application expérimentale. Nous avons pu évaluer l’évolution des modes de coopération à la lumière des propositions de transformation de la structure organisationnelle proposées pour généraliser les modes de régulation expérimentés. Plus concrètement, il s’est agi de structurer l’organisation de façon à permettre aux agents et responsables de conserver une action sur les règles : structurer le travail d’organisation (Terssac, 1998). La structuration proposée par les participants met en avant deux éléments significatifs de l’évolution des modes de coopération entre les sections et le centre de traitement :

- La place centrale accordée au centre de traitement dans la gestion régionale des régulations,

- La hiérarchisation des coopérations (section-section, section-centre de traitement). La directrice du CT, qui manquait de reconnaissance probablement car elle était directrice d’un site de « production de masse » et à cause de son statut différent des autres directrices et directeurs de sections101, a été proposée directrice du pôle régional par l’ensemble des responsables de sections lors de la dernière réunion de travail et de synthèse de l’expérimentation.

Dans le cadre d’un projet de régionalisation, auquel le projet d’expérimentation était rattaché, cette structuration laissait place à des modes de régulations divers selon les cas : entre agents de sections, entre agents de sections et de CT, entre responsables de sections et enfin, entre responsables de sections et de CT.

Cette coordination des relations laissait plus de place à des régulations directes entre agents, sans nécessairement passer par la hiérarchie. Sans encore le conceptualiser ainsi, il s’agissait concrètement, à travers la stabilisation des modes de régulations, d’une mise en pratique du principe de subsidiarité. De plus, le mode de fonctionnement du pôle régional proposé gardait ainsi les caractéristiques des groupes constitués pour l’expérimentation, ce qui permettait une forme de continuité dans les formes d’échanges déjà construites en cours d’expérimentation.

D’autres éléments de coopération ont néanmoins été proposés : il s’agissait des liens entre la région et la direction nationale. En effet, les différentes décisions prises au niveau régional constituaient une décision locale qui devait être validée par les responsables nationaux.

Cette structuration organisationnelle, qui modifiait sensiblement les coopérations pour la production de service entre front office et back office a servi par la suite, dans la conduite globale du changement, de référence à la définition d’un schéma régional à la mutuelle. Si le dispositif d’expérimentation permettait de résoudre des difficultés liées au travail, aspect essentiel pour les agents des sections et du centre de traitement, il a surtout permis de réfléchir à une nouvelle forme d’organisation régionale entre sections et centre de traitement. Les responsables locaux et nationaux l’avaient bien identifié. De plus, la structure organisationnelle finalement proposée semblait revêtir les caractéristiques d’un modèle opérant (Wisner, 1972) dans le sens où il s’agissait d’un modèle de la situation représentatif des aspects essentiels du réel, qui permettait des mesures objectives et était susceptible de conduire à des solutions efficaces. C’est en cela que le dispositif expérimental est apparu utile et efficace aux yeux des agents et des responsables (locaux et nationaux). Il permettait de laisser place au développement d’une certaine créativité de la part des agents et responsables locaux, en termes de règles de fonctionnement, dans un cadre donné et maîtrisé. Ainsi, le dispositif apparaît comme l’occasion d’une distribution de l’intelligence, celle du dispositif se mêlant avec celle de l’individu (Fusulier et Lannoy, 1999). Cet aspect est, selon nous, essentiel, à l’élaboration et au suivi d’un changement organisationnel, comme le développe Béguin (2013) à travers les aspects dialogiques de la conception.