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Évolution des modèles en ergonomie

Chapitre 4 - L’usage des modèles en ergonomie

1. Révéler le travail réel

Avec le recul, et bien que les choses ne se soient probablement pas posées en ces termes à l’époque, tout laisse à penser qu’à ses débuts l’ergonomie avait pour objectif principal de révéler le travail réel afin de provoquer des changements pour améliorer les conditions de travail. Compte tenu de cela et des enjeux de conditions de travail de l’époque, on pourrait considérer que sur la période 1965-1980, les modèles de l’humain au travail utilisés en ergonomie était très influencé par la physiologie et la psychologie et les modèles d’action par l’objectif de diagnostic.

1.1 Un humain bidimensionnel : physiologique et cognitif

C’est avant le 20e siècle que les premiers travaux de physiologie se rapportant au travail ont eu lieu. Le travail est alors essentiellement considéré comme un moyen de produire et les ouvriers comme des forces de production. La plupart des recherches visent alors à étudier le transport de charge, la fatigue, la dépense énergétique ou encore le travail musculaire. Imbert (Le Bianic et Vatin, 2007), Amar (1923), Laugier, Scherrer (Wisner, 1995a) ou encore Frémont (Bouisset, 2013) resteront des précurseurs d’une vision du travail que portera l’ergonomie à ses début et encore aujourd’hui. Plus tard, Brouha (1960) publiera un ouvrage – Physiology in industry – qui influencera notablement les recherches en ergonomie. De façon similaire, dès le début du 20e siècle, la psychologie industrielle – qui deviendra plus tard la psychologie du travail – va s’intéresser à des problématiques liées au travail, alors que la psychologie expérimentale – qualifiée plus récemment de psychologie cognitive – ne s’intéressera au travail que beaucoup plus tard, même si elle s’intéressait à des thématiques liées à l’ergonomie comme la perception, la mémoire, l’apprentissage, le langage ou encore les représentations mentales (Spérandio, 2013). Les premiers auteurs à influencer (constituer) l’ergonomie « francophone » sont des universitaires tels que Pacaud, Faverge, Ombredane, Lahy ou encore Leplat (Lahy et Pacaud, 1948 ; Ombredane et Faverge, 1955 ; Leplat et Spérandio, 1967).

Plus précisément, l’émergence progressive de l’ergonomie en France, entre 1945 et 1963, est largement impulsée par l’Ergonomics Research Society, sous l’impulsion de Hywel Murrell (Bouisset, 2013), ingénieur de formation mais épaulé par Floyd (physiologiste) et Westford (psychologue). C’est ainsi que c’est constitué le terreau au sein duquel a germé l’ergonomie en France. Même si les premiers travaux sont expérimentaux et en laboratoire, l’ensemble de ces chercheurs est à l’origine des principes de l’analyse du travail et certain d’entre eux vont la mettre en pratique. Leurs travaux vont durablement influencer les premiers modèles de l’homme au travail, utilisés par l’ergonomie, essentiellement orientés par les caractéristiques physiologiques et psychologiques du fonctionnement humain. Cette orientation était liée au contexte universitaire de l’époque, à une certaine vision du fonctionnement humain et au contexte industriel.

1.2 Le diagnostic : une ergonomie descriptive mais déjà constructive

La connaissance du travail réel et les recommandations

Dès 1972, dans une conférence prononcée au Congrès de l’Ergonomics Research Society, Wisner (1995a)46 s’interrogeait sur le caractère simplifié et arbitraire des modèles de l’activité de travail que l’on peut utiliser lors d’expériences en laboratoire. Pour partie, la grande faiblesse de ces études provient du choix de la population, qui est bien souvent différente de celle qui réalisera le travail dans la situation réelle future.

Les travaux de Wisner sur lesquels nous nous appuyons s’inscrivent dans un mouvement plus large, duquel il a été probablement inspiré, de travaux de recherche en ergonomie dans une perspective d’analyse visant la transformation. On peut par exemple citer les travaux de Faverge et al. (1958), qui sans utiliser le terme d’ergonomie en revendiquent les objectifs, sur l’analyse du travail en vue d’adapter la machine à l’homme ; les travaux de Bisseret (1970), sur l’activité des contrôleurs aériens en vue de la conception de formations, et montrant que la mémoire opérationnelle est structurée par les processus de travail ; ou encore, dans ce prolongement, les travaux de Spérandio (1975) toujours dans le domaine du contrôle aérien à propos de la charge de travail.

Plus généralement, c’est la question du lien entre la recherche expérimentale qui est posée, à l’extérieur de la situation réelle, et la complexité des situations de travail auxquelles tentent de répondre les modèles ainsi produits (Lahy, 1916). En effet, la recherche expérimentale et l’élaboration de modèles passent inévitablement par l’isolement de variables que l’on teste pour faire évoluer les modèles. Or, par définition, la situation réelle de travail constitue un système complexe dans la mesure où elle est constituée d’un grand nombre d’éléments ayant une quantité de relations entre eux. Une première réponse est fournie en proposant un fonctionnement de l’ergonomie en « boucle fermée » (Leplat, 1997), dans lequel des modèles sont établis à partir d’analyses du travail en situation réelle et reproduits en laboratoire. Ainsi, les faits observés sur le terrain servent à corriger le modèle et la situation de laboratoire. De cette position épistémologique, naissent de nouvelles dimensions des situations de travail utiles à prendre en compte pour une action ergonomique efficace, notamment les dimensions économique et sociale. L’analyse du travail finira par s’étendre alors au-delà des seuls aspects physiologiques et psychologiques.

Puis, toujours dans un souci de contextualisation de l’action ergonomique, Wisner (1995a) ne se contente plus de suggérer un élargissement du champ des dimensions nécessaires à l’analyse du travail, mais il propose de cibler l’analyse en fonction d’un re-travail sur la demande elle-même et de la rendre réaliste en la centrant sur de véritables pratiques opératoires, pour la rendre efficace. L’analyse du travail en ergonomie ne poursuit plus un

46 Wisner (1972) pour le texte en anglais.

objectif d’exhaustivité, mais s’oriente plutôt vers l’élaboration de modèles opérants imprégnés des contingences de la situation, dans une perspective d’action (Cf. Chapitre 4). Cette action visait alors, dans les années 1970, à proposer un regard différent sur le travail en pointant l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Il s’agissait donc de faire valoir le travail réel et de proposer des recommandations appropriées aux situations, à travers un diagnostic (Wisner, 1978). Mais, et c’est sur ce point qu’une part importante des évolutions de l’ergonomie a eu lieu, le diagnostic était quasiment le seul objet de l’action ergonomique : « Il faut donc que l’ergonomiste situe son action au seuil des structures techniques, économiques et sociales qu’il aura identifiées, étudiées mais sur lesquelles il ne cherchera pas à agir directement afin de donner une pleine efficacité à son action propre » (Wisner, 1995a [1972], p. 91). Un entretien réalisé auprès de François Daniellou en 2017 (Annexe 6), qui a fortement guidé la structure de ce chapitre, conforte cette idée :

JP47 : Peut-on considérer qu’il s’agit des premières interventions ?

FD48 : L’enquête « électronique », je ne l’appellerais pas intervention mais c’était le premier travail de terrain. C’était une prise de risque voulue par Wisner et Laville. Après, je pense que la première intervention était la Thomson. Mais il y en a eu plusieurs presque simultanées. A la même époque, il y avait l’intervention sur les conducteurs de train, demandée par la CGT, avec Gaston Bouny (David et Cloutier, 2008) qui représentait les cheminots, puis une intervention dans la couture de gants, tout une série d’interventions entre 1970 et 1980. La dynamique était, de façon tout à fait claire : on fait l’analyse du travail, on restitue les résultats à l’ensemble des partenaires sociaux et la direction, et ça doit modifier la façon dont ils négocient. On ne se mêle pas de l’utilisation de ça. Il s’agit d’une époque.

JP : Le modèle d’intervention est alors très marqué par l’analyse du travail et sa restitution ?

FD : Oui. Et ce qui n’a jamais été lâché, c’est le fait que le diagnostic soit restitué à la direction et aux organisations syndicales. Mais l’idée qui concluait l’intervention était celle de recommandations. (Daniellou, Annexe 6).

La construction et la diffusion des connaissances sur le travail

Néanmoins, l’idée de construction collective des connaissances sur le travail, entre ergonomes et salariés, a très vite pris le pas. Ce qui donnait déjà une perspective différente au diagnostic et aller, là-aussi, marquer durablement l’action ergonomique49. Notamment à la suite d’études menées par Catherine Teiger, Antoine Laville et Jacques Duraffourg entre 1969 et 1972 dans l’industrie de l’électronique (Teiger et al., 2006), le travail réel, son

47 Johann Petit 48 François Daniellou

49 Nous reviendrons longuement sur cette dimension lorsque nous traiterons des interventions pédagogiques au chapitre 10.

éclaircissement, sa diffusion et sa mise en débat auprès d’acteurs différents de l’entreprise (dont les opérateurs et leurs représentants), deviennent des enjeux de l’action en ergonomie. La mise en circulation du diagnostic et des pistes de transformation devient alors un objectif de l’intervention. On passe à un modèle de l’intervention pour lequel la mise en débat des résultats de l’analyse de l’activité sous-tend une appropriation de ces résultats par les acteurs de l’entreprise, en cherchant à décaler les rapports de force dans l’entreprise. On perçoit l’idée de laisser une trace plus durable par un enrichissement des acteurs concernant le point de vue du travail. Au-delà même de la diffusion du diagnostic, ces premières études ergonomiques en entreprise sont l’occasion de donner la parole aux salariés et, d’une certaine manière, de laisser aux ergonomes la possibilité d’être guidés dans l’orientation du diagnostic.