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Évolution des modèles en ergonomie

Chapitre 4 - L’usage des modèles en ergonomie

1. Les modèles en question

Comme le souligne justement Leplat (2003), la notion de modèle tient une grande place en ergonomie. Il souligne en particulier les travaux d’Amalberti, de Montmollin et Theureau en 199134 et 199735. Pour aller dans son sens, on constate, en analysant les contenus des articles de trois revues d’ergonomie, qu’en une vingtaine d’années, près de 900 articles évoquant le terme de « modèle » ont été publiés dans les revues Pistes36, Activités et Le Travail Humain37 (tableau infra).

Le Travail Humain 2002 à 2020 Activités 2004 à 2020 Pistes 1999 à 2020 Total Résumé38 22 60 40 122 Texte39 248 291 351 890

Tableau 1 : Nombre d’occurrences du terme "modèle" dans des articles en ergonomie

Mais le développement des modèles en ergonomie n’est pas homogène, probablement car chaque modèle renvoie aussi à une vision de l’ergonomie et de ses objectifs : « […] sans doute parce que chaque modèle ou catégorie de modèles est lié à une certaine conception de l’ergonomie et aux situations abordées qui ne sont pas les mêmes pour tous et aux différentes époques » (Leplat, 2003, p. 2).

1.1 Modèles de type analytique et modèles de type systémique

Dans ce sens, nous retiendrons de l’analyse qu’en fait Leplat (2003) qu’il existe deux grands types de modèles dans la modélisation en ergonomie :

- Les modèles de type analytique sont orientés par l’analyse. Ils sont les résultats de de la majorité des productions des premiers travaux en ergonomie et continuent à l’être à travers les recherche menées par le courant des « Human Factors ». Ici la méthode expérimentale est privilégiée à travers un découpage du problème global en sous problèmes de moindre ampleur. L’intervention en ergonomie est conçue comme l’utilisation et la mise en œuvre de connaissances acquises par ailleurs, dans d’autres contextes, par d’autres disciplines, et qui s’avèrent appropriées à la situation de travail considérée. La méthode scientifique est rigoureuse par son contrôle des

34 Amalberti, R., de Montmollin, M. et Theureau, J. (1991). Modèles en analyse du travail. Liège : Éditions Mardaga. 35 De Montmollin, M. (1997). Vocabulaire de l’ergonomie. Toulouse : Éditions Octarès.

36 Perspectives Interdisciplinaires sur le Travail et la Santé

37 Le choix de ces 3 revues est évidemment arbitraire mais assez représentatif des revues dans lesquelles publie majoritairement la communauté.

38 Le mot « modèle » apparaît dans le résumé de l’article. 39 Le mot « modèle » apparaît dans le texte de l’article.

variables mais l’approche ne tend à apporter qu’une solution partielle au problème posé.

- Les modèles de type systémique sont orientés par une vue globale des problèmes, ils favorisent l’élargissement du système modélisé. L’étude des accidents (Leplat, 1987) a particulièrement favorisé le développement de ces modèles car les causes d’un accident sont bien souvent multiples et liées entre elles. Il est ainsi difficile de considérer une cause de façon isolée et d’en comprendre les effets sans comprendre les effets croisés avec les autres. La méthode par l’arbre des causes symbolise parfaitement cette approche. Dans cette perspective, l’accident est considéré comme la résultante d’un dysfonctionnement du système dans lequel il se produit.

Nous inscrivons notre vision des modèles d’action en ergonomie dans cette seconde perspective, pour qui l’ergonomie de l’activité produit des modèles plus proches d’analogies ayant pour fonction essentielle de caractériser une situation, permettant de proposer un cadre d’étude ou une manière de traiter un problème plutôt que des modèles visant des prédictions précises.

Cette visée plus systémique de la modélisation en ergonomie a largement influencé l’évolution de ses propres modèles d’action et de l’humain au travail, comme nous le verrons à partir du paragraphe 2 de ce chapitre. Plus généralement, elle a orienté l’identification et l’action sur les déterminants des facteurs de risques (Bellemare et

al., 2002, figure ci-contre) ou dit autrement sur les

déterminants des déterminants (Daniellou et Chassaing, 2014, p.8).

Nous situons donc notre propos sur les modèles dans le champ de la macroergonomie (Hendrick, 1991 ; Carayon et Smith, 2000), orienté par l’identification des causes organisationnelles sur le travail « showing how the design of the components and their

Figure 12 : Modèle de troubles musculosquelettiques sous-jacent à l’intervention (d’après Bellemare et al.,

interactions can contribute to acceptable or unacceptable processes40 », comme le propose (Carayon et al., 2006, p. 51) à propos de modèles sur la sécurité des patients41.

1.2 Modèle d’un objet42

Nous rappellerons, sans les développer, quelques caractéristiques générales de la modélisation scientifique, qui servent à replacer le contexte et les pratiques de production de modèles en ergonomie (Petit et al., 2007).

- Toute recherche porte sur un « objet ». Traditionnellement en ergonomie, il peut s’agir de caractéristiques de l’activité des opérateurs observés, qu’ils soient opérateurs de production, cadres, concepteurs, etc. Nous évoquerons ici des recherches dont l’objet porte sur les caractéristiques de l’activité des ergonomes, par exemple, les composantes des méthodologies qu’ils disent utiliser, leurs processus de décision, les régulations qu’ils mettent en œuvre, les mécanismes d’effet de leurs actions, les formes de coûts que l’intervention induit pour eux, etc. La recherche sur l’intervention a par exemple produit des résultats sur les conditions d’une participation efficace des opérateurs (Haines & Wilson, 1998), l’introduction de l’ergonomie dans la conduite de marchés publics d’architecture (Martin, 1998), les modalités d’action de l’ergonome dans des processus de changements d’organisation du travail (Carballeda, 1997 ; Petit, 2005 ; Arnoud, 2013 ; Carta, 2018), et bien d’autres thèmes.

- Toute recherche vise à modéliser son objet. Le modèle n’est pas un reflet fidèle de l’objet, mais une production cognitive, qui reflète certaines propriétés de l’objet et permet d’en décrire et d’en prévoir en partie le fonctionnement ou le comportement. Nous adopterons ici la position constructiviste (Lemoigne, 1995), suivant laquelle la forme que prend le modèle dépend du projet du modélisateur (Solé, 1990 ; Falzon, 2016).

- Tout modèle, qui vise à gagner la dignité de l’adjectif « scientifique », doit se soumettre à une série d’épreuves (Stengers, 1993). L’épistémologie est le travail de réflexion sur les « épreuves » qui permettent de qualifier comme « scientifiques » des modèles qui ont cette prétention. Suivant les points de vue, les épreuves qualifiantes ont des propriétés achevées et stables, communes à toutes les disciplines scientifiques ; ou, au contraire, la réflexion sur les épreuves qualifiantes est une composante interne de toute activité disciplinaire (Daniellou, 1996).

Nous adoptons ici le deuxième point de vue, celui de la nécessité d’une réflexion épistémologique interne à chaque discipline. L’ergonomie comporte de nombreuses caractéristiques qui, prises séparément, sont présentes dans différentes disciplines mais qui,

40 « montrant combien la conception des composants et leurs interactions peuvent contribuer à des processus acceptables ou inacceptables » (traduction personnelle).

41 SEIPS, http://www2.fpm.wisc.edu/seips/ )

prises dans leur ensemble, spécifient la recherche sur la pratique en ergonomie, d’où une difficulté à caractériser et situer précisément les évolutions des modèles en général et des modèles d’action en particulier :

- L’ergonomie intervient sur des systèmes comprenant des objets techniques et des acteurs humains, pour lesquels les « lois » sont de nature différente.

§ Les systèmes de production sont des systèmes complexes, aux caractéristiques non linéaires (une action quelque part produit un effet non proportionnel ailleurs), avec une grande incertitude sur l’état initial, un nombre élevé de facteurs d’influence, et des variations permanentes du contexte.

§ Ce sont aussi des situations sociales, où se posent toutes les questions de relations entre acteurs et de rapports de forces.

- Discipline impliquée dans la conception, l’ergonomie doit produire des connaissances sur « ce qui n’existe pas encore », et dont l’existence dépend à la fois de volontés politiques, de faisabilités techniques et d’acceptabilités sociales (Simon, 1991).

- L’un des moyens de produire des connaissances est de modifier les situations (agir sur le système pour connaître ses propriétés, Saint-Arnaud, 1992).

- La recherche en ergonomie vise à soutenir l’action en situation réelle :

§ L’action qu’elle cherche à nourrir est soumise au double enjeu de santé – et plus récemment de développement de la santé – et d’efficacité des systèmes de production.

§ Elle doit sans cesse faire face à des dilemmes éthiques (par exemple, qu’est-ce qu’une fiabilité satisfaisante ?).

§ La pratique de l’intervention ergonomique est fortement marquée par le style de l’intervenant, ce qui pose la question d’interprétations généralisables des mécanismes de son action.

Selon les points de vue, ces spécificités constituent des déficiences insurmontables, condamnant par avance toute prétention à la scientificité des modèles produits par la recherche en ergonomie ; ou bien, au contraire, elles représentent un concentré de difficultés par ailleurs largement répandues, notamment dans les disciplines du génie, celles de la clinique médicale et celles de l’environnement, ce qui permettrait à l’ergonomie d’avoir voix au chapitre, avec une certaine avance, dans les débats qui se multiplient sur les liens entre recherche et action. Quoi qu’il en soit, nous verrons que ces aspects de la modélisation en ergonomie rendent complexe l’identification et la description des modèles que nous manipulons, quelle que soit la forme qu’ils prennent (Spérandio, 2003).

1.3 Dialogue avec des modèles antérieurs

Proposer un nouveau modèle signifie toujours compléter, combler les lacunes ou encore se démarquer d’un ou des modèle.s antérieur.s, que ceux-ci soient explicitement décrits dans des publications scientifiques, ou qu’ils soient diffus, portés par l’activité des acteurs. Un tel

constat est très habituel pour la recherche en ergonomie. Par exemple, dire que « le travail manuel n’existe pas, il existe toujours une activité cognitive derrière toute activité musculaire » (Laville et al., 1972) ne constitue aucune plus-value par rapport aux connaissances de la neurophysiologie, mais ce fut un apport majeur par rapport au regard social sur le travail à la chaîne, à une époque où il existait un secrétariat d’État au travail manuel.

Le projet du modélisateur s’inscrit donc souvent dans un dialogue avec des modèles antérieurs, visant à les compléter, les modifier ou à s’en démarquer. Mais ces modèles antérieurs peuvent être socialement dominants sans être scientifiquement validés43, et dans ce cas ils peuvent influencer « en arrière-fond » des théories scientifiques qui ne les discuteraient pas (Fleck, 1934 ; Kuhn, 1962). Il nous semble qu’il y a même une obligation, pour le modélisateur à visée scientifique, à expliciter les modèles antérieurs qu’il se propose de compléter ou de mettre en cause. Parmi les évolutions des modèles que nous évoquerons par la suite, nous essaierons de caractériser les modèles qui ont marqués une période de la discipline et de comprendre comment ces évolutions se sont enchaînées. Ce point nous paraît important pour construire une compréhension des changements qui ont orienté l’ergonomie vers l’action sur l’organisation et le management et asseoir, d’une certaine façon, une forme de légitimité sur la question.

1.4 Modèles théoriques et modèles en situation

À cela s’ajoute le fait que les modèles, particulièrement en ergonomie, ont souvent une genèse en situation d’intervention et que pour pouvoir intervenir, plusieurs modèles sont souvent mobilisés simultanément. En effet, la complexité des situations de travail analysées et sur lesquelles le chercheur en ergonomie fait porter son action, nécessite la mobilisation de modèles théoriques souvent issus de disciplines différentes :

- La médecine pour comprendre que les atteintes des tendons et des articulations peuvent être liées à des mouvements identiques répétitifs mais aussi au stress, par le biais d’un dysfonctionnement du système hormonal.

- La sociologie qui permet de mieux situer l’action individuelle au sein de l’action collective. - Les sciences de gestion pour mieux identifier les situations dans lesquelles se trouvent les

managers et donc mieux identifier le système de contraintes dans lequel ils évoluent. - L’économie qui éclaire sur les dispositifs de financement des investissements des

entreprises et permet de calibrer les objectifs de l’action ergonomique.

- La psychologie cognitive sur les modèles d’élaboration des savoirs et des compétences. - La psychologie du travail pour mieux comprendre l’importance de la qualité du travail des

personnes dans la construction de leur santé, etc.

En intervention, le chercheur (et/ou le praticien) va mobiliser ces différents modèles (Modèle 1, Modèle 2, … figure 13 infra) pour guider son action, et les adapter à la situation particulière (Mod S1, S2, S3). Ces modèles en situation ont leur existence propre dans la mesure où ils ne ressemblent pas exactement aux modèles théoriques mobilisés. Par exemple, certes les managers sont dans des systèmes de contraintes importantes pour faire leur travail, mais dans la situation de l’entreprise X, la direction de site met tout en œuvre pour leur assurer un maximum de marges de manœuvre. Par conséquent, les stratégies de management déployées par la direction d’un site peuvent atténuer les contraintes liées aux stratégies du groupe auquel il appartient.

Il existe donc une situation d’interaction (Suchmann, 1987) entre les modèles fortement influencés par le contexte. Ces modèles en situation, par une réflexion sur la pratique, vont évoluer, s’améliorer, et au fil des situations traitées, en produire d’autres (Mod S4, Mod S5, Mod S6). L’action modifie la situation qui à son tour détermine l’action (Norman, 1993). Ce n’est que par un travail et un dispositif de recherche sur la pratique que ces modèles en situation pourront faire évoluer les modèles théoriques initiaux en de nouveaux modèles théoriques (Modèle 1’, Modèle 3’). Comme nous le disions plus haut, parfois, certains modèles en situation pourront avoir une validité sociale solide sans avoir le statut de modèles scientifiques.

Parmi les évolutions des modèles que nous décrirons dans la suite de ce chapitre, nous ferons référence tour à tour à des modèles théoriques et des modèles en situation.

Modèles en situation

Situation 1 Situation 2 Situation 3

Mod S1 Mod S2 Mod S3 Mod S4 Mod S5 Mod S6 Réflexion sur la pratique Réflexion sur la pratique

Mise en pratique Généralisation

Modèles théoriques (toutes disciplines) Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Modèle 4 Modèles théoriques (en ergonomie) Modèle 1’ Modèle 3’