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Chapitre 1 - Parcours et origine d’une thématique de recherche

2. Évolution d’un champ de recherche en construction

2.4 Mes orientations actuelles

L’ergonomie constructive, une voie à suivre

L’ouvrage Ergonomie constructive, dirigé par Pierre Falzon en 2013, a été une excellente occasion de donner une ligne directrice à un ensemble de travaux menés par différents chercheurs en ergonomie. Cette période a marqué significativement la discipline car elle a permis à tous ces chercheurs de proposer un sens aux travaux qu’ils menaient, de rassembler, et surtout d’instituer le développement comme facteur de santé et de performance. Au-delà du caractère essentiel que ce positionnement épistémologique confère à l’activité de travail dans le développement humain, il permet surtout de considérer l’humain comme acteur de l’organisation dans laquelle il évolue et des changements afférents. Je suis convaincu qu’il est indispensable pour l’ergonomie de poursuivre cette voie qui affirme une orientation développementale aux interventions en ergonomie et offre des perspectives prometteuses pour la discipline dans le champ de l’innovation.

Un fort positionnement de l’ergonomie sur l’innovation

En France, les défis économiques et de santé au travail pour les vingt prochaines années, vont obliger les entreprises à être innovantes sur le plan technologique mais aussi organisationnel. Les changements d’environnement vont devenir encore plus fréquents et les exigences de qualité plus importantes. La flexibilité organisationnelle nécessaire pour y parvenir devra permettre une prise en compte du travail et accorder un rôle plus important aux salariés : des organisations innovantes dans lesquelles la place des salariés, lors des changements et dans le fonctionnement quotidien, devient majeure. Sans cela, la réussite des projets d’innovation est compromise et le risque est une augmentation des atteintes à la santé et des capacités de production (quantitatives et qualitatives) inférieures aux attentes. Des enjeux spécifiques se joueront pour les entreprises de type PME et ETI8. Politiquement et économiquement, les enjeux sont importants car au-delà des questions de santé et de performance, le développement des territoires est largement concerné (métropoles, zones rurales). Dans ce cadre, les perspectives de recherche en ergonomie

pourraient se situer autour d’un axe sur l’apport de l’ergonomie aux processus d’innovation :

changements technologiques et organisationnels, pour assurer une efficacité des projets d’innovation

et y intégrer les questions de santé au travail, ce qui permettrait de développer une production de connaissances sur :

- L’apport de l’analyse du travail dans la conception de nouvelles technologies et organisations,

- Les effets des projets d’innovation sur la santé et la performance,

- L’accompagnement des projets d’innovation, en favorisant le développement de l’innovation sociale,

- La conception de démarches innovantes. Le développement à travers le changement

Dans cette perspective, il est majeur que l’ergonomie constitue un champ de recherche, d’intervention et d’enseignement sur une ingénierie du changement qui lui est propre. Les travaux de recherche en ergonomie de conception ont permis de montrer tout l’intérêt d’intégrer très tôt des éléments du travail réel pour limiter les écueils de systèmes techniques, architecturaux et organisationnels inadaptés dans l’usage. La participation des salariés aux phases de simulation a révélé non seulement l’intérêt technique d’anticiper des défauts de conception mais aussi l’intérêt éthique et social de permettre aux salariés d’être pour quelque chose dans le changement de leur environnement. La participation des salariés doit aller au-delà de ces intérêts. En effet, les phases de changement dans les entreprises et institutions doivent être pensées comme des moments de développement des personnes et des organisations. Les méthodes d’intervention ne doivent plus seulement permettre une prise en compte du travail réel le plus en amont possible des changements, elles doivent aussi favoriser des apprentissages multiples : du travail des autres (managers y compris), des problèmes liés au travail, des manières de les résoudre, du fonctionnement organisationnel ou encore des circuits de décision. Ces dimensions deviendront d’autant plus importantes que le vieillissement de la population augmente. Nous devons donc faire évoluer nos modèles de façon à concevoir nos interventions comme des actes pédagogiques.

Subsidiarité organisationnelle

Cette conception du changement est nettement influencée par les modèles d’organisation du travail souhaitables. Que ce soit pour répondre aux défis d’innovation à venir (cobotique, industrie du futur), pour améliorer la sûreté ou la sécurité, la qualité du travail, pour prévenir les risques psychosociaux, les organisations du travail devront être réactives, flexibles, malléables et accorder un rôle plus actif aux salariés. La gestion efficace de ces questions de travail nécessite que les réflexions sur l’organisation et les décisions relatives puissent être menées et prises au plus bas niveau pertinent : des dispositifs de régulations plus efficaces. Des travaux menés en sciences politiques, sciences économiques et sciences de gestion sur la subsidiarité ouvrent un champ d’investigation sur la question. Le regard des ergonomes

sur le travail permet la mise en réflexion de ces questions organisationnelles et des positionnements auprès de directions d’entreprises permettent les transformations sur l’organisation, qui souvent ont trait aux questions de gouvernance. Il est donc indispensable de penser simultanément les modèles d’organisation et les modèles d’intervention organisationnelle.

Le travail des managers

Il s’agit certainement d’un des sujets clés de mes futures recherches. Concevoir des organisations plus favorables au développement des salariés nécessitera inévitablement de s’intéresser précisément au travail des managers et d’intervenir dessus. Plusieurs raisons à cela. La première est que les managers sont aussi affectés par le travail. L’émergence massive des risques psychosociaux les a largement concernés. Il y a donc un intérêt à les considérer comme d’autres travailleurs. La seconde raison a trait aux effets de leur travail sur celui des autres. En effet, le travail des managers va avoir des effets directs sur le travail et la santé de leurs équipes. Enfin, une troisième raison concerne plus directement le contenu de leur travail. Les managers produisent des règles pour les autres, ce sont des maîtres d’œuvre organisationnels. Au moins pour ces trois raisons, il est indispensable aux ergonomes de mieux comprendre leur travail, notamment leurs contraintes, de leur permettre de mieux intégrer le travail de leurs équipes et les questions de santé dans leurs pratiques quotidiennes, et de les associer très tôt dans les changements.

Les situations de service

En vingt-cinq ans, la part du secteur tertiaire a augmenté de vingt points, représentant aujourd’hui plus de trois quarts des emplois en France. Le secteur des soins à la personne, qui soulève d’ores-et-déjà des questions complexes d’organisation et de santé, devrait être un des secteurs avec le plus fort taux d’emploi dans les dix prochaines années. Parallèlement, le secteur des services devrait voir un fort développement de formes d’organisations nouvelles (en réseau, en co-working, en télétravail). Les innovations technologiques vont elles aussi bouleverser ce secteur et modifier en profondeur des questions majeures de travail, comme l’activité collective, le vieillissement de la population, la qualité et le sens du travail ou encore le développement des compétences associées à ces changements.

Épistémologie et recherche sur la pratique

Enfin, ces orientations théoriques et méthodologiques nécessitent des réflexions épistémologiques solides, notamment à propos de la recherche sur la pratique. Je la pense indispensable au développement d’une ergonomie centrée sur la conduite du changement. Le défi est de maintenir un niveau scientifique de qualité à partir de travaux menés en milieu professionnel et sur des méthodologies de transformation. L’enjeu est de taille, notamment au plan européen et international.