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Intervention sur l’organisation

Chapitre 8 - Concevoir des processus pour agir sur l’organisation

2. Agir sur les décisions pour concevoir des régulations

2.1 Présentation du cas Assur

Le contexte et la demande

Assur est une assurance de 400 salariés, structurée en trois grandes directions, elles-mêmes divisées en services, puis en équipes. La direction de la production est celle qui compte le plus de salariés (250). Selon la taille de l’équipe, un agent de maîtrise la dirige. Assur propose des services d’assurance variés couvrant les personnes et les biens. En dix ans elle a connu plusieurs changements : une fusion d’établissements, une spécialisation par site géographique, la création d’une plateforme téléphonique de service (PTS), et le déploiement de la GEIDE (Gestion Électronique de l’Information et de la Documentation de l’Entreprise) qui vise à dématérialiser les documents. Pour la GEIDE, la direction a créé un service dédié d’une dizaine de personnes appelé atelier de numérisation (AN). De tous ces changements, il en a résulté la perte d’environ 10 % des effectifs. Dans ce contexte, plusieurs signaux d’alerte parviennent au CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail), pas encore CSE, et au médecin du travail, témoignant d’un « mal-être » croissant des salariés. Ceci se traduit par :

- Une augmentation des plaintes des clients, notamment par le biais des appels téléphoniques en progression de 18 % sur les six derniers mois précédents notre intervention.

- Une augmentation de l’absentéisme prolongé et de l’état de fatigue d’un certain nombre d’agents, signalée à plusieurs reprises dans des courriers de la médecine du travail à la direction de l’entreprise.

Ci-dessous un extrait d’un courrier du médecin du travail au directeur général d’Assur. Quelques facteurs d’alerte :

L’absentéisme prolongé de certaines personnes piliers, pour motifs divers mais en relation avec du stress professionnel

La fatigue ressentie par beaucoup d’agents qui se sentent vidés et ne savent pas s’ils vont tenir le coup (surmenage, insomnie, perte des repères, manque d’efficacité devant le retard accumulé…) laissant pressentir d’autres arrêts de travail à l’avenir.

Une ambiance générale de profond découragement

Les agents de maîtrise tirent la sonnette d’alarme, mais ne se sentent pas soutenus.

Ils souhaiteraient être libérés, d’une part du téléphone sur certaines plages horaires, et des tâches basiques de courrier, tri de dossiers, classement qui aujourd’hui monopolisent une grande partie de leur temps.

Il parait aussi important de réfléchir à la mise en place de procédures de travail afin de gérer au mieux le flux des dossiers et le retard.

Dans le même sens, la direction constate une dégradation des indicateurs de production, de la qualité du travail et des difficultés dans la gestion du personnel. Six mois avant le début de l’intervention le directeur des ressources humaines a quitté l’entreprise. Au moment de l’intervention, les indicateurs de production affichent un retard de plus d’un mois et demi au tri du courrier, une augmentation de 27 % des dossiers retournés en un an, une personne sur cinq à temps partiel et non remplacée. 50 % des salariés ont entre 46 et 55 ans, ce qui laisse présager des départs importants à la retraite dans cinq à dix ans.

Par ailleurs, dans ce contexte, le médecin du travail décide de mener une enquête pour « mesurer l’ampleur du malaise102 ». L’auto-questionnaire proposé est proche de celui de l’enquête SUMER103 – qui inclut la version française du questionnaire de Karasek –, auquel le médecin a ajouté celui de Leymann104 sur la violence psychologique au travail. Les résultats sont présentés, dans leur globalité, par le médecin lors d’une réunion du CHSCT dix mois après le début de la passation. Ils confirment les observations des acteurs sociaux sur l’existence d’un malaise : manque d’autonomie, charge de travail importante, et fortes tensions dans les collectifs de travail en particulier entre managers et employés. Ces résultats précisent le problème à traiter, mais ne permettent pas d’en comprendre les causes profondes, et les acteurs en conviennent : ces données ne constituent qu’une faible ressource pour l’action. Cette enquête a cependant plusieurs avantages. Elle favorise l’expression des salariés sur leurs conditions de travail, donne au CHSCT l’occasion de s’affirmer dans son rôle de prévention, et surtout permet l’enclenchement d’une démarche d’analyse plus approfondie. Après plusieurs mois, le CHSCT et la direction s’accordent sur une demande conjointe d’intervention ergonomique pour « approfondir le diagnostic et élaborer des propositions de changement ». C’est ici que se situe notre intervention.

La démarche

Quand nous sommes arrivés, il existait déjà un comité dont le nom n’était pas tout à fait stabilisé (pilotage, suivi, groupe de travail), qui regroupait à la fois la direction, certains élus du comité d’entreprise, une partie du CHSCT et le médecin du travail et ponctuellement l’inspecteur du travail. Nous l’avons conservé comme comité de suivi.

Contrairement à ce qui nous était demandé par la direction et les élus, nos analyses ne se sont pas seulement concentrées sur les services qui allaient mal. Nous avons demandé à

102 Il faut noter qu’en parallèle, un cas de harcèlement avait été déclaré au service « numérisation », entre un responsable et un agent, alourdissant d’autant plus le contexte social.

103 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/enquetes/article/conditions-de-travail-edition-2019

pouvoir investiguer aussi des services pour lesquels il était considéré que ça se passait bien. La raison est double :

- Dans un cas comme celui-ci où le contexte social est fortement dégradé, il est probable que les demandeurs focalisent leur perception sur l’état des relations, ce qui semble aller le plus mal (Davezies, 2014), et ne détectent pas ou mal un service dont le fonctionnement est aussi dégradé mais pour d’autres raisons. Cet aspect soulève la question des signaux que les managers ou les représentants du personnel relèvent pour considérer une situation problématique. Souvent, les signaux faibles, comme une dégradation de la qualité du travail, ne sont pas perçus de prime abord. Ce qui retient souvent l’attention est le signal fort qui accroche par son impact. Un cas de harcèlement en est un, mais probablement que d’autres signaux faibles sont apparus auparavant. - Si l’on souhaite s’appuyer sur les collectifs de travail pour concevoir des systèmes de

régulations (Caroly, 2010 ; Barcellini et Caroly, 2013), comme nous l’avons vu dans le cas Mutua, il peut être utile de solliciter des collectifs de travail qui ont mobilisé les ressources différemment dans un contexte identique. C’est un moyen de s’appuyer sur les marges de manœuvre existantes.

Parmi les services investigués, deux ont été majeurs dans nos analyses car stratégiques pour l’entreprise : la plateforme téléphonique de services (PTS) et l’atelier de numérisation (AN). Ces deux services sont assez récents, au moment de notre intervention, la PTS a un an et demi et l’AN six mois, et la majorité de leurs salariés sont issus d’autres services. À leur création, ils sont devenus stratégiques en termes d’organisation car c’est par eux que passent quasiment 90 % du flux de production. De plus, ils se situent en début de process et ce sont donc eux qui alimentent le reste des services. Afin d’avoir une analyse suffisamment complète, nous sommes allés dans six autres services situé en aval de l’AN et de la PTS. Nous avons démarré par un diagnostic à l’atelier de numérisation, plus trois autres services, et très rapidement, nous avons enclenché des groupes de travail interservices pour essayer d’améliorer les problèmes rencontrés (voir frise chronologique, figure infra). Avant d’avoir

Changement directeur Restitution intermédiaire Groupe travail managers Diagnostic AN

janv. 2009 mars. 2009 juil. 2009 oct. 2009 janv. 2010 avril 2010

Groupes travail PFS Diagnostic PFS

Groupes travail AN

Stabilo

terminé le diagnostic et les groupes de travail pour l’AN, nous avons appliqué la même démarche avec la PTS et trois autres services.

Éléments de diagnostic À propos de l’AN

Avant la réorganisation, l’activité pouvait être qualifiée d’intégrale. Le client avait alors deux modes de contact avec un service de l’entreprise, le courrier ou le téléphone, et les échanges se faisaient directement avec le service concerné par la demande. L’entreprise a, par la suite, supprimé ce contact direct avec les services et transformé les voies d’accès avec la création d’un centre de tri du courrier et sa numérisation (AN), d’une part, et la création d’une plateforme de service (téléphonique) d’autre part.

La nouvelle organisation du travail est une séparation entre différentes fonctions qui, pour certaines n’existaient pas et qui, pour d’autres, étaient auparavant centralisées. À l’AN, le process commence avec la réception et le tri du courrier, puis la mise en lots et la numérisation de ces lots. Ensuite vient la phase d’indexation ou référencement de ces courriers numérisés à partir d’une grille d’indexation. L’acheminement électronique de ces courriers se fait, au final, directement sur les postes informatiques individuels des agents, dans les services, afin de procéder à leur traitement.

En outre, la mise en place de ce système s’est accompagnée de l’installation d’un autre système dit de « work-flow procédural ». Ce dernier système débute au moment de l’indexation quand un code est attribué au courrier. Ce code attache à la numérisation du dossier des procédures que le salarié qui traitera le dossier devra absolument suivre et des temps alloués à chacun de ces traitements. Il s’agit donc d’un processus très contrôlé en termes de process et de temps.

Pour ce faire, les services ont été réorganisés en unités organisationnelles qui sont dédiées à un type de traitement. Ceci s’est accompagné d’une baisse de la polyvalence qui était en place car, dorénavant, le personnel est sélectionné, lors des mobilités ou des recrutements, pour des tâches considérées comme des tâches élémentaires peu qualifiées ou, en tous cas, moins qualifiées qu’auparavant. En conséquence, les courriers qui sont directement acheminés vers les boîtes mails des salariés ont amené une perte de visibilité globale de l’état des stocks pour les managers et des difficultés à gérer ces stocks, ce qui explique, pour partie, les retards de traitement importants.

De plus, dans cette nouvelle organisation, il n’y a absolument aucun lien ou échange entre les unités, par exemple, lorsqu’un document a mal été scanné. On remarque que les régulations entre agents et avec la hiérarchie sont beaucoup plus difficiles, qu’elles soient dues aux aléas des dossiers ou à un manque de personnel dans un service. De ce fait, les retards à l’AN se sont accumulés et les erreurs sont très fréquentes. Les retours de dossiers prennent encore plus de temps car il est alors nécessaire de récupérer les pièces archivées (sur place ou pas selon la date d’arrivée du dossier). De plus pour désengorger l’AN, des

« opérations commando » sont organisées par la direction : des membres de la direction viennent ouvrir et trier le courrier, sans le numériser, et utilisent les temps effectués pour définir les objectifs. Or, le travail de numérisation est plus complexe et donc plus long. À propos de la PTS

À la PTS, qui ne gère que des appels entrants de clients, le diagnostic est en partie différent mais pas totalement. Il est différent car il y a peu de dossiers qui reviennent des autres services. La charge de travail des téléconseillers est relativement élevée, ils n’arrivent pas à traiter tous les appels entrants et il y a une augmentation des appels tendus avec des clients qui sont en attente de réponse pour des dossiers bloqués dans les services. En plus de cette charge, s’y ajoute une autre relative à une part d’activité empêchée liée à des règles de travail rigides. C’est sur ce dernier point que le diagnostic est assez similaire avec celui de l’AN. En effet, le manque de marges de manœuvre des agents et agents de maitrise entraîne peu de régulations entre la PTS et les autres services pour essayer d’améliorer le fonctionnement. Nous reviendrons dessus plus loin.