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La subsidiarité organisationnelle comme point d’ancrage

Modèle de l’organisation pour l’action ergonomique

1. La subsidiarité organisationnelle comme point d’ancrage

1.1 Rupture avec les modèles dominants

Avant tout pour des raisons politiques et éthiques mais aussi pour des questions de santé et de performance, il est très partagé dans de nombreuses disciplines – sociologie, psychologie du travail, ergonomie, sciences de gestion, sciences économiques, etc. – que la place du travail et des personnes doit évoluer. En effet, le travail ne peut être réduit qu’à une dimension technique. Pour cela, les principes d’organisation des entreprises, administrations et institutions doivent changer. La financiarisation a rationnalisé les organisations du travail et en même temps les modalités d’action – de pensée – des individus. De plus, comme pour lutter contre ce mouvement, et pour reprendre un sujet soulevé au chapitre 4, les attentes sociétales en termes de démocratie et de participation citoyenne sont grandissantes et il y a fort à parier que ces mouvements se répercutent aussi dans la sphère professionnelle. Pour Gomez (2013), la définanciarisation nécessaire à un avenir préférable pour nos sociétés, obligera les entreprises à se recentrer sur le travail réel et à s’imposer des modèles d’organisation influencés par le principe de subsidiarité ou de pyramide inversée.

Cette tendance politique vient évidemment se heurter à des principes organisationnels anciens et résistants où la conception du travail et son exécution sont strictement séparées et les personnes qui en ont respectivement la charge aussi. Pour lutter contre ces principes, de nombreuses tentatives organisationnelles pour « rendre l’entreprise plus démocratique », parfois très concrètes, sont à l’œuvre depuis quelques années. Mais les résultats sont assez nuancés. Dans certains exemples, la notion d’entreprise libérée ne permet pas d’organiser une délibération collective (Rousseau et Ruffier, 2017), ce qui se pose en contradiction avec les principes mêmes de ces organisations. Plus généralement, les nouvelles formes d’organisation du travail, qui vantent les mérites d’un idéal collaboratif et démocratique, le sont dans les faits beaucoup moins (Ajzen et al., 2015).

Il y a donc des enjeux sociétaux importants mais les perspectives opérationnelles restent timides. À travers le concept de subsidiarité, nous pensons qu’il y une voie intéressante pour remettre ces principes d’organisation en doute, redonner au travail plus de valeur qu’il n’en a dans les décisions et penser autrement l’autonomie des personnes dans les organisations. Dans son regard sur le travail, l’ergonomie ne peut pas faire l’impasse de ces dimensions politiques et éthiques. Pour autant, il ne faut pas sombrer dans l’angélisme et penser que s’y intéresser d’avantage suffirait à faire infléchir les positions des dirigeants et actionnaires. Non. Mais nous considérons que l’ergonomie a un rôle à jouer.

Dans ce dessein, nous restons convaincu qu’un axe majeur d’amélioration de la démocratie en entreprise est une amélioration du débat sur le travail et sa qualité (Whiddon et Martin, 1989) entre ceux qui l’exécutent et ceux qui le conçoivent, comme le propose Zask (2008, p.170) dans le registre de la citoyenneté : « La démocratie participative aujourd’hui est une

perspective largement orientée vers la restauration d’un dialogue entre publics et gouvernants ».

1.2 De quoi parle-t-on ?

Le terme de subsidiarité apparaît dans la littérature managériale depuis quelques années, dans des articles de presse et dans des articles scientifiques (Guéry, 2020). Pourtant, le principe de subsidiarité est une notion ancienne, puisque nous en trouvons les prémices chez Aristote (1993). Mais c’est au 17e siècle qu’Althusius79 en fait une théorie permettant de comprendre et d’organiser les relations politiques entre les individus et les communautés, dans l’optique d’éviter la concentration des pouvoirs et de donner de l’autonomie aux communautés « inférieures » selon une idée de « distribution des compétences ». Le principe de subsidiarité a été popularisé par le Traité de Maastricht (Conseil de l’Europe, 1994), et il a été, en France, invoqué dans le cadre des politiques de décentralisation. Nous souhaitons proposer une réflexion sur la pertinence de cette notion appliquée à la conception organisationnelle80 (Petit et al., 2011).

Pour Melé (2005), la subsidiarité peut être définie comme le principe par lequel « a larger and higher-ranking body should not exercise functions which could be efficiently carried out by a smaller and lesser body. Rather, the former should support the latter by aiding it in coordinating its own activities with those of the greater community »81 (p. 294). Il s’agit autrement dit de veiller à ne pas faire à un niveau hiérarchique donné ce qui peut l’être avec plus d’efficacité à un échelon inférieur. Il s’agit donc de la recherche permanente du niveau le plus pertinent pour l’action. Trois principes ressortent de cette définition (Pradines, 2004) :

- L’échelon supérieur s’interdit toute tâche que peut accomplir par lui-même l’échelon inférieur (principe de compétence),

- L’échelon supérieur a le devoir de s’acquitter des tâches que l’échelon inférieur ne peut réaliser (principe de secours),

- L’échelon inférieur s’interdit de se décharger de certaines tâches qui lui reviennent en propre (principe de suppléance).

79 Philosophe allemand, dont l’œuvre majeure, La Politica (1603), n’a pas été traduite en français : Villey, M. (1975).

La formation de la pensée juridique moderne. Montchrestien, Paris.

80 Nous retrouvons d’ailleurs une réflexion qui a été esquissée, dans la lignée de Thomas d’Aquin, de l’encyclique du Pape Pie XI « Quadragesimo Anno » (1931) et de celle de Jean XXIII « Mater et Magistra » (1961), par les tenants du catholicisme social critiquant à la fois les conceptions tayloriennes et l’école des relations humaines en matière d’organisation et de management des entreprises.

81 « Une instance plus étendue et de niveau supérieur ne devrait pas exercer des fonctions qui pourraient être efficacement remplies par une instance plus réduite et de niveau plus bas. Au contraire, la première devrait soutenir la seconde en l’aidant à coordonner ses activités avec celle de la communauté plus élargie. »

En y associant les notions de subsidiarité positive et négative et de subsidiarité structurelle et conjoncturelle, le tableau suivant propose une synthèse des différentes facettes du

principe de subsidiarité.

1.3 Le principe de subsidiarité en entreprise : un leurre ?

La subsidiarité se veut donc un repère de construction de la structure organisationnelle par emboîtements, où chaque niveau garde sa capacité d’agir et son autonomie, où chacun détient une « parcelle de souveraineté ». Pour autant, le concept de subsidiarité est toujours resté relativement absent du champ de la théorie des organisations. Quelques initiatives sont à néanmoins à relever : en économie (Gomez, 2011 ; 2013), en sciences de gestion (Detchessahar et al., 2015 ; Merceron, 2016a ; 2016b), en sociologie (Gallon, 2013). En ergonomie, notre équipe de recherche a tenté d’éclaircir l’usage de ce concept pour penser des organisations qui facilitent le développement de l’activité de travail (Petit et Dugué, 2010 ; Petit et al., 2011 ; Dugué et Petit, 2014 ; Dugué et Petit, 2015 ; Petit et Dugué, 2018). Pour Guéry (2020), cette absence du concept de subsidiarité dans les réflexions des théories de l’organisation tient principalement au fait que le modèle dominant se fonde sur une conception du pouvoir descendante :

Le nœud de l’argumentation tient dans le fait que l’attribution du pouvoir dans une entreprise se fait de haut en bas. Cette dévolution du pouvoir descendante propre à l’entreprise peut se réclamer de l’approche économique de la théorie des organisations, et en particulier sur le modèle de la théorie de l’agence (Jensen et Meckling, 1976). » (Guéry, 2020, p. 91).

Tableau 2 : Synthèse des facettes du principe de subsidiarité dans la doctrine sociale de l’Église (Guéry, 2020)

Et d’ajouter que cette approche assume aussi une certaine vision des personnes au sein des organisations : « […]. on peut affirmer que l’approche économique de la théorie des organisations assume des présupposés qui répugnent à l’application du principe de subsidiarité, et à ce qu’elle vise, la promotion de la dignité de la personne. » (Guéry, 2020, p. 92). Il va plus loin en assurant que prendre le concept de subsidiarité comme base réflexive pour penser les organisations des entreprises pourrait être un leurre. Il avance trois explications :

- La première serait une difficulté sémantique. Tout d’abord le principe de subsidiarité garde un caractère flou dans sa définition avec des réalités contrastées et peu tangibles. Dans la doctrine sociale de l’Église, il s’agit d’un principe, et à ce titre, il ne saurait être appliqué tel quel : « Il est davantage une idée régulatrice dont les acteurs, dans la situation qui est la leur, sont invités à se servir comme guide » (Guéry, 2020, p. 75). De plus, la mise en œuvre des trois principes fondamentaux (supra) laisse un arbitrage flou de ce qui peut relever de l’échelon supérieur et de l’échelon inférieur.

- La seconde explication aurait trait au fait que la théorie des organisations n’aurait pas

besoin du principe de subsidiarité. D’abord car il y a un doublon avec le concept de

décentralisation. En s’appuyant sur les travaux de Mintzberg (1979), Guéry (2020) affirme que l’on peut parfaitement concevoir une « centralisation inversée » du pouvoir au plus bas niveau de la hiérarchie avec un pouvoir de décision non concentré sur un seul individu, ce qui est conciliable avec le principe de subsidiarité. Puis, il y aurait un doublon avec le concept de délégation. Pour la subsidiarité, l’échelon supérieur octroie un pouvoir décisionnel à l’échelon inférieur, ce qui s’assimile à un geste de délégation. Il est concédé dans le cas d’une délégation et il revient de droit dans le cas de la subsidiarité. C’est la dignité de la personne qui est visée dans le cas de la subsidiarité et l’efficience pour la théorie des organisations. C’est en cela que Guéry (2020) y voit une contradiction.

- La dernière explication aurait trait aux origines du concept : le principe de

subsidiarité est un concept politique. C’est un concept apte à rendre compte de la

communauté politique, qui se constitue de bas en haut, et serait donc inadapté pour interpréter une société humaine comme l’entreprise, qui se construit de haut en bas. Nous adhérons parfaitement au raisonnement mais préférons penser que le principe de subsidiarité peut être aussi l’occasion de repenser les missions de l’entreprise, notamment celle de développements social et démocratique (Ségrestin, 2019 ; Levillain et al., 2014 ; Gand et Ségrestin, 2009). L’entreprise n’est plus seulement un lieu de développement de profits mais aussi un lieu de production de biens communs.

1.4 De la subsidiarité aux capacités de régulation

Finalement, il s’agit de considérer le principe de subsidiarité non comme une recette à appliquer pour la conception organisationnelle, mais comme une aide à la réflexion sur ce que pourrait être une entreprise « durable », dont le fonctionnement est à la fois efficace et respectueux des individus et de leur santé. En posant la question : « pourquoi faire traiter par un niveau hiérarchique donné ce qui pourrait très bien être traité par le niveau inférieur ? » l’approche en termes de subsidiarité permet de repenser la mise en œuvre de différents concepts tels que l’autonomie, le pouvoir d’agir, la latitude décisionnelle, la dépendance organisationnelle, les marges de manœuvre, les régulations82. C’est peut-être en cela que notre point de vue pourrait diverger de celui de Guéry (2020). On peut penser l’organisation du travail en partant du principe de faire faire au niveau le plus bas pertinent ce qui peut l’être pour des raisons d’efficience et de dignité de la personne. C’est probablement en cela que les organisations trouveront des voies d’innovation prometteuses.

Dans cette perspective, il est indispensable de déterminer ce qui relève des compétences de chacun, c’est-à-dire de distinguer entre instruction des choix et prise de décision, entre information de la hiérarchie et aval indispensable (Petit et al., 2011). Il faut reconnaitre des espaces de liberté à tous les niveaux, et organiser la coopération à la fois verticale (au sein de la ligne hiérarchique) et horizontale (entre les individus et entre les services). La délégation est un processus descendant ; la subsidiarité est un processus inverse, partant des décisions que peuvent prendre les salariés dans le cours de la production pour faire face aux variabilités. Cela suppose des objectifs clairs, des règles du jeu, et des ressources permettant le développement de ce pouvoir d’agir décentralisé. Ce mode d’organisation ne dispense évidemment pas d’une activité d’orientation et de contrôle des managers, dans un cadre où ils ne disposeraient plus du monopole de la responsabilité et de l’information. Leur rôle pourrait davantage se porter sur l’articulation entre la réflexion stratégique, une approche participative des difficultés rencontrées, le soutien des personnes. Cette perspective laisse entrevoir un rôle prépondérant des managers dans la gestion des régulations.

La reconnaissance de la dignité au travail suppose de donner à chacun la responsabilité de l’action. Comme l’indique Pradines (2004),

transgresser ce principe […] constitue […] à la fois une injustice et une erreur. Une injustice parce que c’est une négation de la reconnaissance de la personne, une erreur parce que c’est priver la société de toute la capacité d’intelligence, de création, d’initiative dont elle est capable (p. 11).

Construire l’organisation dans cette optique est aussi une incarnation de la démocratie dans les organisations, prise non seulement comme exigence morale mais comme condition de l’efficacité productive. Repenser les dispositifs de régulation dans une double acception, politique et technique, nous semble être une des issues possibles. Dans cette optique, nos travaux se concentrent sur les moyens de rendre ces principes opérationnels. Par la suite, nous envisagerons le principe de subsidiarité comme un moyen de développer simultanément l’organisation et les individus, à travers le développement du pouvoir d’agir. La stabilisation des processus de décision au plus bas niveau pertinent reste un axe majeur.