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Les « transitions insurgées », ou la paradoxale voie armée vers la démocratie

ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

3) Les « transitions insurgées », ou la paradoxale voie armée vers la démocratie

Elisabeth Wood prolonge, dans son analyse comparée des cas salvadoriens et sud-africains, à la fois les contributions de Jeffery Paige sur les « transitions par en bas », et l’apport des analyses des transitions démocratiques qui ont mis en avant le rôle des mobilisations collectives, en proposant le modèle des « transitions insurgées » (« insurgent transitions ») pour expliquer l’évolution vers des régimes démocratiques de situations dans lesquelles l’opposition

permettant le départ sans frais des militaires, et enfin, comme cas de victoire des élites au pouvoir aux premières élections le Portugal en 1975 (affirmation de nouvelles élites, le PS et le PSD, alors que le Parti communiste obtient environ 20 % des voix), et l’Espagne en 1977 (nouvelle légitimation d’élites liées à l’ancien régime, sous couvert de la UCD, alors que le Parti communiste n’obtient que 9 % des voix, et les partis régionalistes 7 %).

313 Une lecture purement stratégique de ce cas devrait conduire à retourner l’argument de la modération : les élites

au pouvoir ont intérêt à ce qu’il existe une mobilisation radicale pendant la transition démocratique, mais seulement dans la mesure où elles sont capables de l’instrumentaliser à leur profit pour s’imposer sans peine aux élections, et ainsi demeurer au pouvoir. La peur du « péril rouge » n’intervient pas avant la transition, ni pendant la discussion des nouvelles institutions mais bien à l’occasion de la campagne électorale. Lors des premières élections générales en Espagne en 1977, comme au Salvador en 1994, puis au Guatemala en 1999, la participation de la gauche, et en particulier de ses secteurs les plus radicaux, est autorisée. Mais les campagnes électorales sont marquées par un discours de diabolisation et de menaces implicites d’interventions de l’armée en cas de victoires des partis radicaux. Ces élections sont largement remportées par les partis de centre ou de droite et voient la gauche radicale marginalisée, ou bien obtenir des résultats bien inférieurs à ses attentes.

des élites dominantes à la participation politique de larges secteurs de la population avait conduit à des conflits armés longs314.

Cette modalité de transition démocratique est semblable en de nombreux points aux transitions concertées, puisqu’elle contient d’importants éléments de négociation, d’incertitude, et qu’elle confère une place importante aux choix et aux préférences des acteurs. Mais s’il existe effectivement des ruptures et des négociations au sein des élites avant et pendant les « transitions insurgées », celles-ci ne se situent pas à l’origine du processus et ne sont pas déterminantes. Car contrairement aux démocratisations concertées, c’est une mobilisation sociale armée soutenue pendant une décennie qui constitue ici le principal aiguillon des « transitions insurgées ». Elle est à la base des changements qui ont affecté les intérêts économiques de l’élite, conduit les principaux acteurs à la négociation, défini l’évolution du processus de transition et structuré l’accord final.

De ce fait, l’analyse des transitions démocratiques concertées ne reflète que partiellement les situations étudiées. En se centrant sur les ruptures qui peuvent se produire au sein des élites au pouvoir, comme unique point de départ des transitions, et sur les négociations internes au sein de ces dernières pour l’élaboration d’un pacte, cette approche ignore pratiquement l’existence d’autres acteurs sociaux, et leur rôle éventuel dans le déclenchement de la transition démocratique315.

314 WOOD (Elisabeth J.), Forging democracy from below. op. cit. et WOOD (Elisabeth J.), « An insurgent path to

democracy, popular mobilization, economic interests and regime transition in South Africa and El Salvador », op. cit. L’auteur suggère dans la conclusion de son ouvrage qu’il est possible d’appliquer le modèle des transitions insurgées au Guatemala (avec la URNG) et en Pologne (avec Solidarność) par l’importance de la mobilisation sociale, bien qu’en Pologne la contestation n’ait pas été armée. Au Guatemala, le cas le plus semblable au cas salvadorien, le fait que la guérilla ait été beaucoup moins forte a conduit à ce que l’élite en place fasse beaucoup moins de concessions dans les négociations.

315 Sur cet aspect, l’étude des « transitions insurgées » serait plus proche de celle qui a prévalu dans l’étude des

transitions démocratiques dans les pays d’Europe centrale et orientale ou en Afrique subsaharienne, plutôt que dans celle des transitions concertées en Europe du Sud et en Amérique du Sud. Sur un bilan récent des analyses des transitions dans las pays d’Europe centrale et orientale, cf. le dossier thématique « Les transitions démocratiques, regard sur l’état de la transitologie », Revue Française de Science Politique, 50, 4-5, octobre 2000.

Les choix méthodologiques de l’auteure la conduisent à concevoir son analyse aux croisements des études privilégiant une vision centrée sur le rôle des structures et de celles qui mettent l’accent prioritairement sur les acteurs. Dès lors, elle s’inspire fortement des travaux sur les transitions qui donnent une importance à la fois aux formes antérieures du régime, et donc à la « path dependency », et au rôle des principaux acteurs sociaux.

Dans des sociétés oligarchiques, où il existe une forte cohésion des élites, les modalités connues d’évolution du régime, triomphe d’une révolution, transition concertée ou constitution d’une large alliance d’opposition contre le pouvoir en place, semblent presque impossibles. La « transition insurgée » se présente dès lors comme une situation où la mobilisation armée des classes populaires et des forces insurgées n’a pas été assez importante pour renverser le pouvoir en place, mais l’a été suffisamment pour être en mesure, dans une négociation, de forcer les élites récalcitrantes au compromis.

Ces circonstances initiales conduisent logiquement à en déduire que les acteurs principaux de ces processus sont les représentants des différents groupes sociaux, dont la confrontation des intérêts est au centre du conflit. La négociation ne se fait pas dès lors entre différents secteurs de l’élite, voire entre modérés des deux bords, comme dans le cas de négociations concertées, mais bien entre les plus hauts représentants des deux parties qui jusque-là se sont livrés à un conflit armée de forte intensité, l’élite gouvernementale d’une part, et ce qui peut être dénommé comme une « contre-élite insurgée », les représentants des secteurs sociaux auparavant exclus de la scène institutionnelle et mobilisés dans la lutte armée, de l’autre316. Davantage que dans les autres modalités de transition, l’identité de ces deux groupes est

316 L’auteur fait ici remarquer que la légitimité dans la négociation des représentants de la guérilla (ou des secteurs

sociaux mobilisés dans la contestation révolutionnaire) est liée essentiellement au fait qu’ils sont reconnus comme tels par les groupes qu’ils dirigent. Leur origine sociale (souvent de classe moyenne) et le fait qu’ils soient devenus par la suite des membres de l’élite gouvernante, n’affecte en rien la légitimité de leur représentativité au moment de la négociation. Pour une minutieuse analyse des origines sociales des dirigeants de la guérilla en Amérique latine,

fortement liée à la virulente opposition qui existe entre eux, du fait à la fois du caractère oligarchique (et donc excluant) de la société et de la prolongation de l’affrontement armé.

La mobilisation armée de secteurs importants d’une société face à une élite oligarchique n’augure pas per se de l’avènement d’une transition démocratique. Mais c’est bien le fait que cette mobilisation populaire ait duré qui a été à l’origine des changements structurels permettant la résolution du conflit. En effet, dans une société oligarchique, les parties en présence dans le conflit sont fortement interdépendantes, et c’est cette caractéristique qui peut conduire à une résolution démocratique. Le conflit armé a pour effet de modifier progressivement les conditions de production, ce qui représente pour certaines élites économiques un coût de plus en plus significatif317. Cette situation peut les conduire à rompre progressivement l’homogénéité du régime qui a prévalu jusqu’à alors. Ce secteur de l’élite préfère une forme de compromis avec des « contre-élites insurgées », dans lequel la possibilité pour ces derniers de participer légalement à la vie politique y est acceptée contre la garantie en retour du respect par les insurgés dans le nouveau régime des structures de production de l’élite.

Or, ce dernier aspect, sensible dans tout processus de transition318, l’est particulièrement dans les « transitions insurgées », tant il a été au cœur de la constitution de l’oligarchie en tant que telle avant le conflit et a pu affecter son existence pendant celui-ci. « La mobilisation armée diminue les ressources des élites – les biens sont détruits, des grèves coûteuses se produisent, les coûts de sécurité augmentent, les investissements sont paralysés, et les impôts augmentent. Si l’insurrection dure longtemps, les bénéfices attendus d’une démocratie peuvent paraître attractifs

qui corrobore l’idée que la très grande majorité d’entre eux proviennent de la classe moyenne, cf. WICKHAM-CROWLEY (Timothy), Guerrillas and revolution in Latin America, op. cit.

317 L’auteur contraste par exemple comment le conflit modifie au Salvador les secteurs les plus dynamiques de

l’économie (un commerce dopé par la migration et par l’aide nord-américaine remplace en effet une agro-exportation en déclin) alors qu’en Afrique du Sud les mobilisations syndicales, sociales et militaires de l’ANC conduisent à une situation d’incertitude sur la croissance économique, affectant les niveaux d’investissement étranger.

- à condition que les clauses distributives de la transition ne menacent pas de façon importante le

statu quo dans la distribution de la propriété »319. Cela va conduire ce secteur de l’élite à s’assurer que les modalités négociées n’affectent pas le régime de la propriété (ou prévoient des compensations significatives en cas d’expropriations ou nationalisations de biens), et limitent également les capacités redistributives de l’État. Le contexte international dans lequel se déroulent ces transitions (chute du bloc de l’Est, mondialisation néo-libérale, rôle des organismes multilatéraux) apporte la garantie à ce secteur de l’élite que le régime qui va se mettre en place devra être dans l’obligation de respecter les cadres du modèle capitaliste néolibéral320, même dans l’hypothèse d’un gouvernement dirigé par les anciens insurgés.

Par rapport à d’autres conflits internes, l’auteure conclut au fait qu’une résolution négociée est possible là où les deux principales parties sont fortement interdépendantes et où elles perçoivent que les enjeux du conflit sont négociables et divisibles. Ceci est paradoxalement le cas dans des sociétés oligarchiques traversées par des conflits armés de type révolutionnaire, l’insurrection participant à remettre en cause la validité, pour certains secteurs de l’élite, des mécanismes coercitifs pratiqués jusqu’à alors.

En conclusion de sa réflexion, l’auteure discute la présomption optimiste de Jeffery Paige sur le fait que les régimes démocratiques nés de « transitions par en bas » connaîtraient des consolidations plus faciles. En effet, les « transitions insurgées » ne lèvent en aucune manière les interrogations paradoxales relevées dès le début de ce chapitre. Pour reprendre les termes d’Alain Rouquié, les insurrections léninistes ont effectivement accouché de la démocratie

318 Moment parmi d’autres pour des auteurs comme Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter, ce moment devient

essentiel pour les auteurs qui considèrent qu’un accord sur les institutions suppose un accord sur les enjeux substantifs qu’ils comportent.

319 WOOD (Elisabeth J.), Forging democracy from below. op. cit., p.15. La formulation anglaise « the distributional

terms of the transition » a été traduite par « les clauses distributives de la transition ».

320 Cet aspect est d’autant plus important qu’il reflète le changement des élites économiques, puisque leur situation

antérieure reposait sur un contrôle de type oligarchique des principales productions du pays, fortement internationalisé à l’exportation, mais largement protégé par des barrières douanières à l’importation, assez éloigné

bourgeoise. Or, les réformes socio-économiques revendiquées à l’occasion des premières ne sont envisageables dans la deuxième que dans l’hypothèse, en rien garantie, que le mouvement politique issu des guérillas s’impose par les urnes.

En effet, les résultats obtenus au niveau socio-économique dans la seule négociation sont loin de correspondre à ce que le mouvement insurgé avait revendiqué pendant la lutte armée. Dans les maigres domaines dans lesquels les accords reprennent en partie les revendications socio-économiques qui ont conduit au conflit, la lenteur et les dysfonctionnements dans la mise en œuvre de ces dispositions en limitent rapidement toute portée321. Par ailleurs, le contexte général de réduction du rôle de l’État dans lequel se produit le processus de démocratisation limite toute possibilité d’application effective d’un programme politique un tant soit peu volontariste en matière sociale. Enfin, les difficultés et les retards dans l’application des dispositions négociées dans un sens plus démocratique, en ce qui concerne les domaines administratifs, institutionnels, juridiques, et tout particulièrement dans les aspects de défense et sécurité, éloignent d’autant l’éventualité de changements possibles dans d’autres domaines.

Des régimes autoritaires, à caractère fortement répressif, sont certes devenus démocratiques. Mais la société, malgré l’évolution de son caractère oligarchique, demeure encore fortement marquée par de profondes inégalités socio-économiques. Or, davantage que dans d’autres cas de transitions démocratiques, cette situation peut se révéler d’autant plus dramatique qu’elle est vécue comme telle par ceux qui ont contribué en toute première ligne à la faire évoluer. C’est bien une mobilisation soutenue et intense, ayant eu recours aux armes, de secteurs jusque-là exclus qui est au cœur des « transitions insurgées ». La démobilisation

des cadres prônés par le modèle capitaliste néolibéral. Mais ce changement est le produit d’une mobilisation soutenue.

321 À l’instar du Programme de distribution des terres au Salvador. Les difficultés et leurs lenteurs de son application

militaire ne signifie pas pour autant que les oppositions politiques et sociales n’existent plus, bien au contraire.

Une des tâches principales de ces nouveaux régimes réside dans leur capacité de permettre que s’exprime la polarisation de la société, à la fois par un affrontement partisan qui reflète effectivement l’existence de différentes options opposées dans un système politique dans lequel il existe une possibilité de représentation de la minorité et où l’éventualité d’une alternance est une éventualité plausible, et par la garantie que la revendication sociale soit possible et respectée dans sa diversité.

CHAPITRE 3 : ÉMERGENCE ET ÉVOLUTION HISTORIQUES DE