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ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

1) De l’échec de l’insurrection au prolongement du conflit

Pour comprendre les raisons des succès ou des échecs des insurrections révolutionnaires, Timothy Wickham-Crowley131 s’est livré à une analyse comparée d’un certain nombre de critères dans les cas les plus représentatifs de mouvements de guérilla tant pour la première vague (Cuba, Colombie, Guatemala et Venezuela) que pour la deuxième (Nicaragua, Salvador, Guatemala, Colombie, Pérou). Il a ainsi passé en revue de façon minutieuse et pour chaque pays, des facteurs qu’il considère primordiaux, tout en différenciant leur importance selon chaque moment du développement des guérillas. Ainsi pour l’émergence des guérillas, il montre l’évolution récente du nombre d’étudiants, comme cela a déjà été indiqué. Il attribue la survie de mouvements à la nature et l’intensité du soutien paysan132 d’une part, et à la force militaire des guérillas de l’autre, qui constituent, selon lui, deux conditions sine qua non de survie. Enfin, le facteur explicatif de leur réussite réside dans leur capacité à tirer parti, par leurs revendications modérées et leur flexibilité politique, de la tendance de certains types de régime à engendrer des oppositions pluriclassistes qui favorisent des situations de pouvoir dual pouvant évoluer vers un renversement révolutionnaire, lorsque les insurgés se montrent davantage capables que le régime de s’attirer l’allégeance de la population. À partir de ce constat, il différencie les deux cas victorieux, les nombreux cas de guérillas vaincues, et les situations intermédiaires, d’échec de l’insurrection, mais de prolongement du conflit armé.

131 Cf. WICKHAM-CROWLEY (Timothy), Guerillas and revolution in Latin America, op. cit.

132 Ce facteur est mesuré à l’aide d’un appareil statistique assez large, sur quatre aspects différents, les formes des

structures de la production agraire, les évolutions récentes dans la distribution de la terre, les cultures de rébellion paysanne et la capacité des révolutionnaires à articuler les mobilisations paysannes. Ces quatre facteurs ne se retrouvent pas forcément dans les différents cas étudiés.

Tableau 1 : Typologie des résultats révolutionnaires133

CAS CONDITIONS FAVORABLES RÉSULTATS

Mouvement

de guérilla Appui paysan ou ouvrier militaire de la Force guérilla Régime prétorien patrimonialiste Perte du soutien des États-Unis Révolution sociale GUÉRILLAS VICTORIEUSES : RÉVOLUTIONS SOCIALES

Cuba (1956-59) OUI OUI OUI OUI OUI OUI

Nicaragua

(1971-79) OUI OUI OUI OUI OUI OUI

ÉCHEC DE GUÉRILLAS FORTES AVEC UN SOUTIEN PAYSAN MAIS AFFRONTANT UN RÉGIME FORT

Venezuela 60s OUI OUI OUI NON NON NON

Colombie 60s OUI OUI OUI NON NON NON

Guatemala 60s OUI OUI OUI NON NON NON

Colombie 70-90 OUI OUI OUI NON NON NON

Pérou 80s OUI OUI OUI NON NON NON

Guatemala 75-90 OUI OUI OUI NON OUI NON

El Salvador 75-90 OUI OUI OUI NON NON NON

Argentine 74-78 OUI OUI NON NON OUI NON

Brésil 70s OUI OUI NON NON NON NON

Argentine – Montoneros

OUI OUI OUI NON OUI NON

Mexique 70s OUI OUI OUI NON NON NON

Uruguay –

Tupamaros OUI OUI OUI ? NON NON NON

ÉCHEC DE GUÉRILLAS DÉFAITES PAR DES RÉGIMES APPUYÉS PAR LES ÉTATS-UNIS

Argentine 58-63 OUI NON NON NON NON NON

Pérou 65 OUI NON NON NON NON? NON

Bolivie 67 OUI NON NON NON NON NON

République

Dominicaine 63 OUI NON NON NON NON NON

Equateur 62 OUI NON NON NON NON NON

Honduras 65 OUI NON NON NON NON NON

Brésil 60 – guérilla urbaine

OUI NON NON NON NON NON ÉCHEC DE GUÉRILLAS DÉFAITES PAR DES RÉGIMES FAIBLES

Nicaragua 58-63 OUI NON NON OUI? NON NON

Haïti 60 OUI NON NON OUI OUI NON

Paraguay 58-59 OUI NON NON OUI NON NON

PAS DE MOUVEMENTS DE GUÉRILLA RURALE

Costa Rica NON NON NON NON NON NON

Panama 59-85 NON NON NON NON NON NON

Panama 85-89 NON NON NON OUI OUI (1988) NON

Paraguay 60-89 NON NON NON OUI NON NON

Le propos n’est pas ici de discuter la pertinence de sa conclusion sur les raisons du triomphe des insurrections révolutionnaires, mais plutôt de comprendre la situation des guérillas colombiennes et salvadoriennes au regard des autres mouvements, afin de tenter de saisir ce qui

peut expliquer leur consolidation, et leur prolongement dans le temps. Il s’agit dans les deux cas de guérillas fortes au niveau militaire, disposant d’un soutien paysan, mais qui ne parviennent pas à renverser les régimes contre lesquels elles s’affrontent.

Un premier volant de l’analyse consiste à considérer ces deux cas comme des opposés aux deux cas de réussite, et à expliciter les raisons de l’échec. Dans l’analyse comparée des guérillas latino-américaines, les guérillas colombiennes et salvadoriennes apparaissent souvent comme « cas test » ou « cas négatif », illustratives par la négation, puisque le ou les facteurs explicatifs proposés pour comprendre la réussite de l’insurrection y sont absents, alors que tous les autres facteurs sont présents. Le cas du FMLN a été particulièrement étudié. Ainsi, trois études sont caractéristiques de cette approche, inspirée de la méthode comparatiste des différences de John Stuart Mill, avec pourtant des approches théoriques et des conclusions différentes : Robert Dix134 privilégie une explication par l’état du régime, Timothy Wickham-Crowley135 la complète par des facteurs structurels et John Foran136 propose un modèle qu’il qualifie lui-même de synthétique, dans lequel il ajoute à ces deux types d’explication des données liées au contexte politique et économique international.

Robert Dix, à partir d’une comparaison de Cuba et du Nicaragua, montre que ce ne sont pas tant les conditions socio-économiques qui expliquent l’adhésion de la population au projet révolutionnaire, celles-ci étant identiques ou parfois plus détériorées au Salvador que dans les deux autres pays, ni la force militaire de la guérilla, l’effectif et l’équipement du FMLN étant supérieurs à ceux du FSLN ou du M-26. Pour lui, « dans des sociétés comme celles de l’Amérique latine contemporaine, des coalitions révolutionnaires à large soutien – et qui incluent

134 DIX (Robert), « Why revolutions succeed and fail », Polity, 16, 3, printemps 1984, p.423-446 et dans une

perspective plus générale DIX (Robert), « The varieties of revolution », Comparative politics, 15, 3, avril 1983, p.281-294.

135 WICKHAM-CROWLEY (Timothy), « Understanding failed revolution in El Salvador : a comparative analysis

des élites, la population urbaine, et des appuis et une légitimité extérieure prépondérants – sont une condition pour la réussite de mouvements révolutionnaires. Mais ces coalitions n’ont été rendues possibles que face à des régimes isolés, corrompus, antinationaux, répressifs et personnalisés »137. Au contraire le Salvador est présenté comme un cas où cette coalition révolutionnaire ne parvient pas à réaliser des défections significatives parmi les secteurs qui appuient naturellement le régime – la classe moyenne urbaine, des éléments de l’élite politique et économique, et des gouvernements étrangers ou d’autres appuis internationaux – et à les rassembler dans une coalition d’opposants dont l’objectif commun serait le renversement du régime.

Dans une étude spécifique sur le Salvador, Timothy Wickham-Crowley propose une analyse qui rassemble à la fois des éléments sur la nature des régimes et sur la structure socio-politique. Le régime militaire collectif qui existe au Salvador avant 1979 est beaucoup moins vulnérable à un renversement révolutionnaire que le régime patrimonialiste prétorien du Nicaragua d’avant 1979, car il est le fait d’une armée bien organisée et structurée, et non d’une personne ou d’une famille. Quant à la junte civique-militaire au pouvoir de 1979 à 1983, elle paraît encore plus résistante à un danger de renversement révolutionnaire, du fait de la présence en son sein de dirigeants démocrates et réformistes.

Mais c’est aussi la composition sociale du Salvador qui permet de comprendre l’existence de plusieurs clivages, et donc rend presque impossible la formation d’une coalition de l’opposition contre le régime. En effet, trois grandes orientations idéologiques traversent l’ensemble de la société salvadorienne à la fin des années soixante-dix. D’une part, les intérêts d’une oligarchie forte et structurée, reposant sur le contrôle de l’ensemble de la filière agroexportatrice, d’abord alliée à l’armée de 1932 à 1979, puis qui, après une période de réaction

136 FORAN (John), « A theory of third world social revolutions : Iran, Nicaragua, and El Salvador compared »,

paramilitaire, accepte et utilise les règles du jeu électoral par la constitution en 1981 du parti

Alianza Republicana Nacionalista (ARENA), dont l’électorat parvient à rassembler à la fois

l’oligarchie terrienne, une fraction importante des classes moyennes urbaines et un vote populaire non négligeable. Ensuite, une démocratie chrétienne qui a montré sa capacité d’action politique et sociale durant les décennies soixante et soixante-dix, s’est vu refuser par les militaires plusieurs succès électoraux, et compte sur un fort soutien tant dans les classes populaires (et en particulier parmi les paysans) et dans les classes moyennes urbaines. Enfin, une opposition révolutionnaire, plus radicalisée et idéologique qu’au Nicaragua, affichant clairement qu’elle s’oppose au régime militaire, à l’oligarchie terrienne et à la voie réformiste proposée par la démocratie chrétienne.

Or ces trois groupes, qui chacun s’opposait au régime militaire, sont fondamentalement divisés entre eux, sans qu’aucun objectif commun ne parvienne à les unir. Au Nicaragua, toute l’opposition, par-delà ses différences internes, s’était rassemblée pour une lutte commune contre un dictateur dont la continuité au pouvoir était comprise par tous comme portant atteinte aux intérêts de la nation. Rien de tel au Salvador, où au contraire le clivage sur le communisme empêche toute forme de rassemblement138. Dès lors, à partir des structures politiques et sociales, ce qui a permis le triomphe révolutionnaire à Managua a eu un résultat différent : « un soulèvement contre un régime militaire appuyé par les classes dirigeantes conduit plutôt à une forme de guerres entre classes. C’est ce qui est arrivé au Salvador »139.

Pour John Foran, qui tente une synthèse de diverses théories sur les révolutions, le succès d’un mouvement révolutionnaire dans les pays du Tiers Monde s’explique dans des cas où un

137 DIX (Robert), « Why revolutions succed and fail », op. cit., p.442

138 WICKHAM-CROWLEY (Timothy), « Understanding failed revolution in El Salvador … », op. cit., p.516. Pour

l’auteur, le nationalisme, souvent forgé sur un antiaméricanisme, n’était l’apanage d’aucun groupe. Il faut remonter à la Matanza de 1932, où une révolte paysanne, soutenue par le Parti communiste, sera écrasée dans le sang par une alliance entre l’armée et l’oligarchie terrienne pour comprendre cette situation : « cet événement historique a créé le

développement dépendant (croissance sans développement) s’accompagne d’une modernisation sociale, processus face auxquels les régimes deviennent de plus en plus autoritaires et excluants pour en contrôler les conséquences politiques. À partir de cette situation, trois conditions sont nécessaires pour assurer le succès d’une révolution : d’une part l’existence d’une culture d’opposition unique permettant l’interprétation de l’exclusion politique doit porter, d’autre part, une crise ou récession économique qui aggrave la situation de l’opposition, par un sentiment de frustration, et enfin une ouverture internationale (conduite bienveillante, permissive voire active d’une puissance). Cette conjonction de facteurs peut expliquer la réussite d’une coalition d’opposants menés par un mouvement révolutionnaire à renverser un régime.

Dans cette interprétation, l’Iran et le Nicaragua paraissent particulièrement illustratifs. Le Salvador est une nouvelle fois utilisé comme cas négatif. Même s’il se trouve également dans une situation de développement dépendant, la culture politique d’opposition y est d’une certaine façon plus développée, et dès lors plus fragmentée, plusieurs interprétations de la situation étant en concurrence. Ce phénomène empêche la constitution d’une large coalition d’opposition. Par ailleurs, la situation économique y est déplorable, mais sans que la fin de la décennie soixante-dix ne signifie une détérioration plus forte. Enfin la situation internationale (c’est-à-dire la position des États-Unis), bien que plutôt favorable au renversement du régime avant 1978 pour des raisons liées à la diplomatie des Droits de l’Homme du Président Carter, se retourne avec la victoire des sandinistes en 1979 et devient particulièrement hostile au renversement du régime avec l’élection du Président Reagan en 1980.

En suivant les cadres d’analyses proposés, les groupes de guérillas colombiens contribuent également à fournir un « exemple-négatif ». Il est vrai, néanmoins, que la moindre force militaire de la guérilla, son incapacité à constituer un organe unique de direction et dès lors

plus fort sentiment anticommuniste dans toute l’Amérique latine et a fourni une partie du lien social (the social glue) qui rassembla les militaires et la classe dirigeante pendant un demi-siècle ».

sa très grande difficulté à s’articuler avec le reste de l’opposition, obère d’emblée l’importance des autres facteurs. Le fait qu’il s’agisse d’une insurrection armée minoritaire, chronique et non résolue140 constitue le premier facteur explicatif de son échec à parvenir au pouvoir, avant même de s’interroger sur la nature et l’évolution récente du régime ou la conjoncture internationale.

2) Quand les insurrections aboutissent à des conflits internes