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ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

1) Négocier la fin d’une guerre civile

Dans sa célèbre réflexion sur la guerre, Carl von Clausewitz considère le conflit armé comme le moyen particulier d’une fin politique160. Même s’il n’en traite pas expressément, la question de la négociation est centrale dans sa démarche, puisqu’il s’agit de l’étape par laquelle l’objectif politique poursuivi peut être atteint. Mais la négociation n’existe qu’à l’issue de l’affrontement armé. Longtemps marquée par cette approche, l’étude de la négociation a été centrée sur la capacité diplomatique de parvenir aux fins politiques recherchées à partir du rapport de force obtenu sur le terrain militaire. De ce fait, elle était conçue comme liée au conflit, moment du retour au politique.

Cette perspective a longtemps marqué la réflexion sur la différence entre guerres internationales et guerres internes, et tout particulièrement sur la possibilité de parvenir à un accord négocié. Dans une vision du conflit armé comme un moyen utilisé pour atteindre des objectifs particuliers, la question du caractère divisible ou non des enjeux de l’affrontement et des gains possibles à l’issue du conflit a conduit certains théoriciens à établir une différence fondamentale entre conflits internationaux et conflits internes. Les conflits internationaux portent généralement sur des questions de puissance, les enjeux et les gains sont dès lors généralement divisibles (territoire, population, ressources naturelles, etc.). Les conflits internes, par contre, portent sur des aspects identitaires, pour lesquels les enjeux et les gains envisageables (statut d’une langue, d’une religion, etc.) ne semblent pas pouvoir être divisés. Par ailleurs une résolution négociée supposerait que les anciens adversaires, appelés à coexister sur un même territoire, trouvent les moyens non seulement de mettre fin au conflit, mais surtout de cohabiter ensemble dans un même territoire à l’issue du conflit161. De ce fait, il semble aisé d’expliquer le

160 CLAUSEWITZ (Carl von), De la guerre. Paris : Editions de minuit, 1955, 755 p.

161 Ces deux explications sont particulièrement présentes dans les analyses sur la résolution des guerres. Pour un

caractère particulièrement sanglant des conflits internes, et l’impossibilité de penser une résolution négociée dans le cas d’un conflit interne – une des conséquences étant que l’analyse des conflits internes a été marquée pendant longtemps par l’interrogation sur ses causes, ignorant son possible dépassement162.

Un des acquis de l’approche quantitativiste de l’étude des guerres a été de montrer que l’idée d’une différence fondamentale entre guerres interétatiques et guerres civiles sur la possibilité de parvenir à un accord négocié n’était pas vérifiée dans la réalité. Les conflits internes ont en effet été étudiés avec les instruments de l’analyse des guerres entre États, ce qui a permis de mettre en lumière la possibilité d’une négociation, et dès lors l’analyse de ses mécanismes. Des auteurs ont suivi les orientations méthodologiques du « War project » mené à l’Université du Michigan par David Singer et Melvin Small, analyse systémique des conflits armés163, pour étudier spécifiquement les conflits internes. Au-delà des limites introduites par une démarche extrêmement quantitative164, ces travaux, et les recherches qu’ils ont inspirées, ont eu pour mérite de remettre en cause l’idée que le conflit interne ne pouvait pas être résolu dans le cadre d’un accord négocié, même si la proportion de conflits internes parvenus à une résolution négociée est moins importante que celle des conflits entre États.

162 Ainsi rares sont les travaux qui intègrent, à partir d’une analyse de la violence politique, une réflexion sur la fin

des conflits internes. Cf. GURR (Ted), « On the outcomes of violent conflict », in GURR (Ted), Handbook of Political conflict. New York : Free Press, 1988, p.238-294.

163 SINGER (David), SMALL (Melvin), Resort to arms, international and civil wars 1816-1980. Beverly Hills :

Sage, 1982, 432 p.

164 Les travaux sont fondés quasi exclusivement sur un traitement statistique de données sur les conflits

internationaux et internes. De ce fait les critères retenus pour identifier ce qui ou n’est pas une guerre modifient l’ensemble des calculs. Par exemple David Singer et Melvin Small retiennent, dans leurs définitions les plus simples, comme « guerre » un conflit armé entre au moins deux pays, qui ait produit au moins un millier de morts au combat par an, et où la partie la plus faible ait imposé à son adversaire au moins 5 % des pertes qu’il a lui même subies. Pour identifier une guerre civile par rapport à une guerre entre États, ils ont remplacé le facteur de conflits entre deux pays par le critère de la « souveraineté multiple » identifié par Charles Tilly, et présenté plus haut (cf. note 93). Avec ce choix de facteurs, ils ont identifié 43 guerres civiles entre 1945 et 1980.

Ce constat a permis le développement des études portant sur la fin des guerres civiles, en partie inspirées des travaux portant sur la fin des guerres entre États165. Un certain nombre de spécialistes des analyses sur les négociations (soit dans les questions stratégiques internationales, soit dans les thèmes nationaux non liés à des conflits armés) ont ainsi étudié les résolutions des conflits armés internes, à l’image de Roy Licklider166 et de William Zartman167. Comme dans toute étude centrée sur les négociations, l’approche théorique commune y met l’accent sur le rôle des dirigeants, le choix rationnel et les mécanismes de rapprochement des points de vue afin de parvenir à une solution concertée et acceptable par toutes les parties en présence168.

À l’image d’une guerre entre États, la fin de la guerre civile est définie comme la fin de la forme prise par cet affrontement, c’est-à-dire une violence armée entre le gouvernement en place et des insurgés, ayant conduit à l’existence d’une souveraineté multiple169. Les conclusions de Roy Licklider sont caractéristiques de cette approche, puisqu’il a identifié cinq facteurs permettant de comprendre la fin d’un conflit armé interne : la nature des problèmes qui ont conduit à l’affrontement armé, les politiques de chaque camp, l’équilibre militaire (où les perceptions de la possibilité ou non d’une victoire militaire à terme sont plus importantes que la

165 L’étude des « war endings » constitue l’un des parents pauvres de l’étude de la guerre et des conflits. Pour un

exemple des débats sur cette question, cf. le numéro de la revue Millenium consacré à l’analyse de la fin des guerres : « War endings, reasons, strategies and implications », Millenium, 26, 3, 1997, où ce sont principalement les cas de fins de guerres entre États qui sont discutés.

166 LICKLIDER (Roy) (ed.), Stopping the killing, How civil war ends. New York : New York University Press,

1993, 354 p. Cet ouvrage est un des premiers à comparer plusieurs résolutions de conflits civils (guerre de Sécession aux États-Unis de 1861-65, puis pour les cas post-1945, guerres civiles en Grèce, en Colombie, au Yémen, au Nigeria, au Soudan, et au Zimbabwe) dans un cadre théorique commun (établi entre autres par les contributions de Roy Licklider et de William Zartman). L’auteur a poursuivi sa réflexion sur ces questions, cf. LICKLIDER (Roy), « The consequences of negociated settlements in civil wars, 1945-1993 », American Political Science Review, 89, 3, septembre 1995, p.681-690 ; LICKLIDER (Roy), « Early returns : results of the first wave of statistical studies of civil war termination », Civil Wars, 1, 3, automne 1998, p.121-132.

167 ZARTMAN (William), Elusive peace, negociating an end to civil wars. Washington : Brookings Institution,

1995, 353 p.

168 MASON (David), FETT (Patrick), « How civil war ends, a rationnal choice approach », Journal of Conflict

resolution, 40, 4 1996, p.546-568.

169 Sur cette définition, cf. LICKLIDER (Roy), « How civil wars end », p. 3-19, in LICKLIDER (Roy) (ed.),

réalité de la situation sur le terrain), l’effet d’acteurs externes au conflit et, enfin, la nature du régime politique surgi de l’accord.

L’application de ce type de démarche aux conflits internes a conduit cependant à certaines adaptations. Ainsi les éléments qui caractérisent une négociation dans un conflit militaire international (conçue comme une discussion entre parties qui se reconnaissent mutuellement, à partir d’une situation d’impasse militaire où chacun conserve un pouvoir de nuisance mais pas la possibilité de s’imposer sur l’autre, et où l’existence, et donc les intérêts, des parties ne sont pas liés seulement au conflit) sont réévalués au regard de la nature du conflit interne. L’inégalité institutionnelle entre gouvernement et insurgés est ainsi compensée par une inégalité d’engagement, les insurgés étant définis par leur seule action militaire contre le gouvernement alors que celui-ci a d’autres fondements, et donc d’autres intérêts.

Cette inégalité entre acteurs a également conduit les études sur la résolution des conflits internes à mettre particulièrement l’accent sur le rôle d’acteurs externes au conflit, comme médiateurs, comme parties prenantes à la négociation, comme garants des accords. Le contexte international du début de la décennie quatre-vingt-dix et le rôle assumé alors par les institutions internationales pour résoudre des conflits internes, vus comme des héritages de la guerre froide, a contribué à renforcer cet intérêt pour le rôle des acteurs externes170. En effet, en dehors des trois cas centraméricains, des règlements comparables ont eu lieu, avec un certain succès, en Namibie (1989), au Mozambique (1992), au Cambodge (1993), avec des conclusions beaucoup moins heureuses, en Angola (1991) ou au Rwanda (1993). Par ailleurs, des médiations prennent la forme d’interventions internationales armées qui cherchent, avec des succès relatifs, à mettre fin à des situations de conflits internes ou de guerres civiles, en Haïti (1991), en Somalie (1992-95), en ancienne Yougoslavie (Bosnie 1995 puis Kosovo 1999), au Sierra Leone (1996-98), au

170 ZARTMAN (William), RASMUSSEN (Lewis), Peacemaking in international conflicts. Washington : US

Liberia (1991), plus récemment au Timor Oriental (2002). L’importance prise par ces interventions, menées généralement par les Nations unies, par des organisations régionales ou par des États ou coalitions d’États, a conduit à déplacer l’axe de réflexion du seul rôle d’acteurs externes dans la résolution de conflits internes par la négociation, vers la capacité des institutions multilatérales à imposer la résolution du conflit, au nom de la Charte des Nations unies, de la défense de la paix et de la démocratie.

En appliquant les analyses sur la résolution négociée de guerres entre États aux conflits internes, cette démarche a pour corollaire de mettre l’accent davantage sur les formes prises par le conflit que sur ses causes171. Les raisons du conflit interne (révolutionnaire, sécessionniste, identitaire, religieux, etc.) s’effacent derrière l’identification des mécanismes de sa possible résolution. Tout conflit armé, y compris interne, et quelle que soit sa nature, peut être résolu par la négociation, processus sur lequel il convient dès lors de se centrer.

Cette approche est néanmoins relativement rare pour l’étude des deux cas ici considérés, où prédominent des analyses centrées sur l’étude des raisons et des modalités du conflit armé interne, comme cela a été évoqué précédemment, qu’il s’agisse de comprendre la transformation d’une insurrection révolutionnaire en guerre civile, comme au Salvador, ou dans des formes diversifiées et éclatées de violence, comme en Colombie. Il est ainsi significatif que dans les ouvrages théoriques mentionnés plus haut les cas latino-américains soient assez rarement étudiés en profondeur172.

Jesús Antonio Bejarano a été un des rares chercheurs à avoir approfondi l’étude des deux cas, et ses travaux constituent les analyses les plus achevées de l’approche comparée des

171 KING (Charles), Ending civil wars. Oxford : Oxford University Press, International Institute for Strategic Studies

(Adelphi Paper n°308), 1997, 94 p.

172 Hormis les références à la résolution négociée de la période de la Violencia comme un cas abouti ayant conduit à

une situation pacifiée, seul William Zartman fait des références assez fréquentes dans ses travaux à la situation de la Colombie dans les années 1980-90.

résolutions de conflits à travers l’étude des négociations173. Il a tout d’abord appliqué les recherches sur la négociation et la résolution des conflits (principalement à travers les travaux de Johan Galtung), pour comprendre le cas colombien, en montrant les limites de la sociologie de la violence, centrée sur l’analyse des formes de la violence et non sur la réflexion sur son possible dépassement. De même son analyse des stratégies de négociation et des discussions entamées par le gouvernement a mis en avant l’absence d’une continuité d’action, et la succession de stratégies gouvernementales construites sur la négation des politiques antérieures. Sa réflexion s’est ensuite inscrite dans une démarche comparative avec les situations d’Amérique centrale. Il montre qu’il est possible d’analyser de façon comparée le Salvador, la Colombie et le Guatemala, dès lors que « il ne s’agit pas de (faire) l’analyse comparée des conflits, ni même l’histoire des négociations, mais seulement un examen des structures et du contenu des négociations, c’est-à-dire des thèmes principaux de discussion, des thèmes des accords, des éléments internes et externes du contexte qui expliquent les portées des engagements pris, et évidemment l’analyse des éléments de procédure, comme la médiation et la vérification, qui peuvent être considérés comme essentiels pour le succès de la négociation »174.

Cet angle d’approche a été trop rarement abordé de manière approfondie, autant pour la Colombie175 que pour le Salvador176, et très rarement dans une perspective comparée177. La démarche comporte néanmoins une limite, assumée comme telle par les auteurs : à vouloir

173 BEJARANO (Jesús Antonio), Una agenda para la paz, aproximaciones desde la teoría de la resolución de

conflictos. Bogotá : Tercer Mundo, 1995, 268 p. Ce recueil de textes rassemble à la fois des analyses sur le cas colombien et une réflexion comparée entre la Colombie, le Salvador et le Guatemala.

174 ibid., p.152.

175 Parmi les travaux qui cherchent à comprendre la situation colombienne en se servant des théories sur la

négociation et la résolution des conflits, sans toutefois de dimension comparative, les études de Pedro Valenzuela, inspirées directement de l’école nord-américaine de l’étude des négociations, paraissent les plus approfondies, cf. VALENZUELA (Pedro), « Un marco analítico del proceso de terminación de conflictos violentos, con aplicación al caso colombiano », América Latina Hoy, 10, juin 1995, p.29-36 et FLOREZ (Enrique), VALENZUELA (Pedro), « De la oposición armada al frustrado intento de alternativa democrática en Colombia », Colombia Internacional, 36, octobre 1996, p.31-40.

176 MARTINEZ PEÑATE (Oscar), El Salvador : del conflicto armado a la negociación, 1979-1989. Ontario

comprendre précisément les différentes étapes de la négociation, et la manière dont il a été possible de passer de l’une à l’autre, ces analyses sont marquées par une description séquentielle aux velléités normatives, qui tend à isoler la négociation, et en particulier le comportement des acteurs et des dirigeants politiques, du reste du processus. Il est de ce fait significatif que les études comparées sur les processus de paix en Amérique latine, et tout particulièrement le « Project on Comparative Peace Processes », aient intégré l’aspect de la résolution négociée du conflit, mais en l’inscrivant dans une approche plus large, intégrant l’évolution du conflit et de ses causes, la réforme institutionnelle et la construction de règles démocratiques178.