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La démocratie, choix contraint d’élites oligarchiques affectées par un conflit prolongé

ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

1) La démocratie, choix contraint d’élites oligarchiques affectées par un conflit prolongé

Le modèle dominant dans l’analyse des transitions démocratiques a consacré le rôle central des dirigeants politiques dans l’évolution des régimes de l’autoritarisme vers le pluralisme. Mais la perspective stratégique adoptée conduit à s’intéresser essentiellement au comportement des individus qui représentent les élites, les dirigeants politiques qui participent aux négociations, pendant le seul moment de la transition, et à leurs interactions en fonction des positions relatives de chacun. Cette approche ne s’interroge ni sur ce qui définit le fait qu’il s’agisse d’élites ni sur les effets de l’évolution politique et sociale du régime autoritaire sur leur changement d’attitude, dans un sens favorable, ou du moins non opposé, à la démocratie.

Certains auteurs, dont l’apport est analysé plus avant, ont montré le rôle joué avant et/ou pendant ces transitions par des acteurs collectifs et sociaux, en particulier les organisations du mouvement ouvrier, en cherchant à comprendre leur action au regard de l’évolution du contexte politique et social du régime autoritaire. Lorsque ces transitions incluent la fin d’un conflit armé,

plupart des références sur l’évolution des régimes démocratiques ici discutées, qu’il s’agisse des travaux de Terry Lynn Karl, David et Ruth Collier ou Elizabeth Wood se reconnaissent, d’une manière ou d’une autre, dans cette approche.

il paraît d’autant plus nécessaire de s’interroger sur la manière dont les acteurs politiques et sociaux sont sensibles aux effets de l’évolution d’une conjoncture. Ignorer cela dans le cas d’un affrontement armé prolongé, même si celui-ci n’a pas conduit au renversement du pouvoir en place, et se concentrer sur la seule analyse des interactions entre dirigeants politiques apparaîtrait comme une analyse extrêmement partielle. L’existence d’un conflit interne prolongé a modifié l’attitude des élites envers le régime politique, envers leurs opposants armés, et envers la possibilité d’une solution négociée. Cette évolution doit être étudiée dans les deux pays.

Dans l’analyse précédente sur les transitions démocratiques, il a été montré combien la Colombie et le Salvador avaient connu des expériences d’évolution de leur régime politique différentes du reste de l’Amérique du Sud. Tous deux ne connaissent pas pour autant des histoires similaires. En Colombie, à l’instar du Costa Rica et du Venezuela, la résolution concertée d’un conflit interne et d’une brève période d’autoritarisme militaire a abouti au renouvellement des institutions de l’État libéral par un accord des deux principales forces politiques, sur des bases qui ont pu être interprétées comme de type consenciatif289. Au Salvador, c’est davantage une élite économique agro-exportatrice qui se maintient au pouvoir grâce à un pacte implicite avec l’armée. La pratique limitée mais régulière de la démocratie à Bogotá, avec des alternances programmées, contraste avec un usage purement formel de consultations électorales largement truquées à San Salvador, où les officiers se succèdent les uns après les autres à la Présidence. Pour autant, dans les deux cas il s’agit de régimes fortement oligarchiques, où des élites économiques et sociales sont homogènes, structurées, organisées290.

289 Le régime politique colombien du Frente Nacional est analysé plus en détail dans le chapitre suivant. Pour une

application de la théorie consenciative au cas colombien, cf. DIX (Robert), « Consociational democracy, the case of Colombia », Comparative Politics, 12, 3, avril 1980, p.303-315.

290 Marquées par la colonisation, la plupart des sociétés des pays d’Amérique latine sont fortement oligarchiques au

sens où des lignages et des réseaux familiaux, relativement réduits, concentrent une large partie de la richesse. Sur une analyse de la constitution de ces réseaux, cf. BALMORI (Diana), VOSS (Stuart), WORTMAN (Miles), Las alianzas de familias y la formación del país en América Latina. Mexico : Fondo de Cultura Economica, 1990 (1 éd. en anglais 1984), 335 p. Pour une analyse centrée sur le cas de l’Amérique centrale, cf. CASAUS ARZU (Marta

Si ce phénomène est particulièrement visible au Salvador, du fait de la taille réduite du pays, il n’en est pas moins présent en Colombie. Et de ce fait le surgissement d’un conflit interne, et les résolutions postérieures constituent autant d’expressions des évolutions sociales, politiques et économiques qui traversent ces groupes. Il est dès lors nécessaire de montrer comment le conflit participe à modifier la position politique et sociale de ces élites et comment cette évolution a un rôle particulièrement significatif non seulement sur la possibilité d’une résolution négociée, mais également sur le contenu substantiel de celle-ci.

Il ne s’agit pas pourtant de faire de la variable agraire, et particulièrement du degré de concentration ou de fractionnement de la propriété de la terre, le seul déterminant explicatif de l’évolution politique. Comme l’affirme Guy Hermet, centrer l’analyse sur ce genre de déterminant ne peut conduire à aucun lien de causalité, elle permet tout au plus d’aboutir à trois « quasi-certitudes » : la peur des propriétaires terriens face à toute velléité de réforme agraire, qui est interprétée comme le danger potentiel d’une révolte agraire, et donc leur opposition à tout régime démocratique qui propose une vision réformiste en la matière, le caractère dangereux pour un régime démocrate d’annoncer une réforme agraire sans véritable concrétisation, et enfin, le comportement politique des travailleurs agricoles dans les zones demeurées latifundiaires qui peut évoluer d’un contrôle clientéliste à des formes de révoltes contre toute forme d’ordre. Si la variable agraire doit être retenue, c’est « dans une autre perspective, celle qui couvre non pas le fait assez simple de l’appropriation de la terre, mais le contrôle infiniment plus complexe des fruits de la révolution agro-commerciale »291.

Elena), « La metamórfosis de las oligarquías centroamericanas », Revista Mexicana de Sociología, 54, 3, juillet 1992, p.69-105.

291 Cf. HERMET (Guy), Sociologie de la construction démocratique. op. cit., le chapitre IV « Les substrats agraires

Dans cette optique, Enrique Baylora a cherché à caractériser la domination autoritaire qui a prévalu en Amérique centrale entre les années quarante et la fin des années soixante-dix292. En s’inspirant des analyses de Barrington Moore sur les origines sociales de la dictature et de la démocratie293, l’auteur reprend l’expression de « despotisme réactionnaire » forgée par Salvador Giner pour l’Europe du Sud, afin d’analyser des sociétés où l’exploitation de la main d’œuvre dans l’agriculture repose sur des mécanismes non-exclusivement liés au capital, puisque la concentration de la propriété de la terre, et l’abondance d’une main d’œuvre disponible, encadrée dans des mécanismes de travail forcé (esclavage, servage, ou formes plus modernes agissant sur la législation du travail), ont été possibles grâce à l’existence d’un État autoritaire puissant, garantissant la continuité de ces mécanismes.

Dès la fin du XIXe siècle, les bénéficiaires de ce système, les familles des propriétaires terriens pratiquant l’agro-exportation acquièrent rapidement des positions de pouvoir qui leur permettent de remplacer les élites traditionnelles. L’émergence de ce type d’élites est particulièrement forte au Guatemala et au Salvador, et seulement partielle au Honduras et au Nicaragua, où elles cohabitent avec l’aristocratie coloniale. La continuité de ces élites économiques se caractérise par le fait qu’elles conçoivent l’État exclusivement comme un instrument pour garantir leur pouvoir face à la menace potentielle que peuvent représenter d’autres groupes sociaux, ce qui se traduit par des accords entre l’oligarchie et l’armée permettant d’assurer la continuité d’un régime combinant modèle agro-exportateur, capitalisme préindustriel et autoritarisme politique294.

292 BALOYRA (Enrique), « Reactionary despotism in Central America », Journal of Latin American Studies, 15, 2,

novembre 1983, p.295-319.

293 MOORE (Barrington), Les origines sociales de la dictature et de la démocratie. Paris : La Découverte, 1983 (1ère

éd. en anglais 1966), 431 p.

294 L’auteur montre combien au Salvador l’accord entre l’oligarchie terrienne et l’armée va conduire à un

rapprochement réel entre ces deux groupes, comme l’avait déjà analysé Thomas Anderson (ANDERSON (Thomas),

Matanza : El Salvador's communist revolt of 1932. Lincoln : University of Nebraska, 1981 (1ère éd. 1971), 175 p.).

Ce modèle est contesté dans tous les pays de l’isthme dans les années soixante-dix par différentes voies (mobilisation sociale plus importante, prônant parfois la lutte armée, émergence de secteurs de l’armée soit plus réformistes, soit plus interventionnistes, apparition de mouvements et partis liés aux nouvelles classes moyennes urbaines, comme la Démocratie chrétienne) et son incapacité à se réformer le conduit à des ruptures plus ou moins violentes pendant les conflits qui ont traversé l’isthme dans les années quatre-vingt, que Jeffrey Paige analyse en adaptant les thèses de Barrington Moore aux cas étudiés295.

Contrairement aux pays européens et asiatiques étudiés par ce dernier, le développement capitaliste de l’Amérique centrale est initié par une élite agraire qui concentre à la fois la production, la transformation et l’exportation des biens (essentiellement, selon les pays, le café, le sucre, le coton ou la banane). Il n’existe pas de ce fait de bourgeoisie industrielle, et la progressive diversification des fonctions exercées par l’oligarchie terrienne (commerce, finance) n’est que le résultat de son développement et ne constitue pas autant de signes de l’apparition de nouveaux groupes sociaux au sein des classes moyennes émergentes296. De ce fait, les évolutions analysées par Barrington Moore ne peuvent se produire, ni une révolution bourgeoise permettant un régime démocratique, ni non plus une défaite de cette révolution qui déboucherait sur un autoritarisme conservateur, ou éventuellement à une solution fasciste. C’est bien la modernisation et la transformation capitaliste de l’agriculture qui conduisent à l’autoritarisme. Et dès lors les origines de cette évolution ne se trouvent pas dans le caractère forcé du travail mais plutôt dans l’existence d’une abondante main d’œuvre bon marché largement disponible, facteur permettant d’expliquer les limitations de l’ouverture démocratique, puisqu’une coercition

295 Cf. PAIGE (Jeffery), Coffee and power, Revolution and the rise of democracy in Central America. op. cit.

296 Il n’y a pas en Amérique centrale de contribution significative de mobilisations politiques ou sociales spécifiques

aux classes moyennes, extrêmement faibles jusqu’aux années soixante-dix, en grande partie occultées par le conflit interne des années quatre-vingt, à la construction de la démocratie.

importante est nécessaire pour maintenir la concentration de la terre et empêcher l’organisation des travailleurs.

Des différences existent au sein de l’élite entre les propriétaires terriens davantage tournés vers la culture et la transformation de produits agricoles, réticents à toute discussion sur la répartition de la propriété, et ceux qui ont légèrement diversifié leurs activités agricoles vers le commerce et la finance, et peuvent se montrer plus favorables à une évolution contrôlée vers des mécanismes de démocratie et de participation. Mais ces clivages demeurent extrêmement faibles en Amérique centrale jusqu’aux années soixante-dix par rapport aux clivages qui existent dans les pays industrialisés entre aristocratie traditionnelle et bourgeoisie industrielle. Dans d’autres pays, c’est le développement d’une classe moyenne, voire celui de la classe ouvrière, qui a opéré des fractures au sein des élites et favorisé une évolution vers un régime réellement démocratique. En Amérique centrale, ce n’est que la mobilisation des secteurs les plus radicalisés à travers le recours aux armes et des guerres révolutionnaires longues pendant les années quatre-vingt, qui a permis la fracture entre les élites agro-industrielles et les secteurs les plus traditionnels. L’avènement d’une démocratie pluraliste par l’existence d’un accord négocié reflète une rencontre entre les secteurs les plus modernes de l’oligarchie terrienne et ceux que la guérilla cherchait à représenter. Mais ce processus n’aboutit qu’à une reconfiguration interne de l’oligarchie, en aucun moment il ne marque son déplacement par d’autres secteurs297.

Jeffrey Paige conclut à l’existence d’une forme distincte de transition à la démocratie, initiée à travers une révolution sociale par en bas, qu’il est possible de retrouver au Costa Rica en

297 Dans son article cité, Marta Elena Casaús montre combien, dans tous les pays de l’isthme, ce sont des dirigeants

de l’oligarchie, membres de familles traditionnelles (Alfredo Cristiani au Salvador, Alvaro Arzú au Guatemala, Antonio Lacayo au Nicaragua) qui mènent les processus de négociation, en les accompagnant de la mise en œuvre de politiques néolibérales. Les partis qu’ils créent ou qu’ils rénovent partagent tous une orientation néolibérale dans les questions économiques et pragmatique sur les aspects politiques. Il s’agit dès lors bien d’une « métamorphose » de l’oligarchie, en rien de sa disparition. Cf. CASAUS ARZU (Marta Elena), « La metamórfosis de las oligarquías centroamericanas », op. cit. Sur une analyse comparée de l’évolution des partis de droite en Amérique centrale, cf. FONT FABREGAS (Joan), « Las derechas centroamericanas del anticomunismo al neoliberalismo », p.109-150, in

1948, au Nicaragua et au Salvador au tournant des années quatre-vingt-dix. Dans ces transitions, la mobilisation armée du camp révolutionnaire conduit à des divisions de l’élite, en particulier sur les questions de l’opportunité de tentatives réformistes (réforme agraire) et de l’intervention directe ou indirecte des États-Unis. Le contexte international dans lequel se déroulent les conflits armés, et en particulier la pression des organismes internationaux, conduit à la mise en œuvre de politiques économiques néo-libérales, qui s’imposent comme préalables à toute discussion et limitent dès lors les revendications de la gauche révolutionnaire. Ces transitions aboutissent à des situations où le secteur agro-industriel sort renforcé, et où la gauche désarmée devient un acteur politique légal, dans un contexte institutionnel assez fragile. Pour l’auteur, ces transitions particulières, qu’il qualifie de « transitions par en bas » (« transitions from above »), ont pour avantage de conduire à des situations de rupture importante avec les institutions antérieures, contrairement aux transitions concertées de l’Amérique du Sud, ce qui peut augurer dans l’avenir d’une consolidation plus réussie.

Particulièrement illustratif pour le cas salvadorien, du fait du caractère restreint, homogène et structuré de l’élite agro-exportatrice, le raisonnement peut également être appliqué au cas colombien, d’autant que ce pays a connu des variations tout à fait similaires en ce qui concerne la place de l’agriculture, et tout particulièrement du café, dans son économie298. Pour certains auteurs, la dégénérescence du conflit interne, en particulier dans les années 1980, a conduit à ce que certaines élites colombiennes aient accepté une discussion, avec une partie des guérillas démobilisées, des institutions du Frente Nacional vers des pratiques plus démocratiques.

CARDENAL (Ana Sofía), MARTI (Salvador), América Central, las democracias inciertas. Madrid : UAB, Tecnos, 1998, 364 p.

298 Ainsi au début des années 1980, le secteur primaire représentait plus de 30 % du PNB au Salvador et environ

20 % en Colombie. En 2000, cette part a baissé à moins de 10 % au Salvador, et à environ 13 % en Colombie. En ce qui concerne la part du café dans les exportations, les deux pays connaissent une évolution comparable : sur la même période, cette proportion est passée en Colombie de 44 % à 6 %, et au Salvador de 55 % à 10 %.

Jesús Antonio Bejarano fait remarquer que s’il est certain que la présence des guérillas n’est jamais parvenue à interrompre la production économique du pays, il convient néanmoins de prendre en compte le coût économique grandissant du conflit interne. Cette situation peut conduire les élites économiques à penser que le coût de la résolution du conflit est inférieur à celui de sa continuation299. Eduardo Pizarro développe un argumentaire similaire en signalant que la prolongation du conflit interne et l’apparition de la violence politique des trafiquants de drogue a conduit les élites à accepter un processus de négociation dans le sens d’une ouverture démocratique, faisant de cette dernière une décision stratégique pour éviter une évolution vers un conflit catastrophique300. Mais à la différence du cas salvadorien, c’est une conjonction de formes différentes de violence, et tout particulièrement celle de trafiquants de drogue, davantage que la seule lutte armée de guérillas révolutionnaires, qui a conduit à cette situation. Ces réflexions appellent d’ailleurs à être intégrées dans une analyse plus large de l’évolution récente des élites des pays latino-américains, dans le sens de la diffusion des modèles néolibéraux301.

2) Des mobilisations collectives au cœur des transitions démocratiques