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Négocier la démocratie entre dirigeants modérés pour mettre fin à l’autoritarisme

ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

1) Négocier la démocratie entre dirigeants modérés pour mettre fin à l’autoritarisme

Une analyse particulière de ces transitions a dominé pourtant largement, formalisée dès le milieu de la décennie quatre-vingt dans l’ouvrage devenu classique de Guillermo O’Donnell, Philippe Schmitter et Lawrence Whitehead213. Inspirée par l’individualisme méthodologique, cette approche met en avant le choix rationnel et stratégique des dirigeants politiques214. Elle se conçoit comme une réponse à l’incapacité des différentes théories préalablement citées à expliquer la fin des régimes autoritaires. L’émergence de cette approche centrée sur les comportements des dirigeants politiques pour l’étude des transitions démocratiques est préparée par plusieurs travaux. Il s’agit d’une part, de travaux antérieurs sur l’Amérique latine, soit sur les moments de rupture autoritaire215, soit inspirés des thèses d’Albert Hirschman216, et d’autre part,

212 Cf. REMMER (Karen), « New wine or old bottlenecks ? The study of Latin American democracy », Comparative

Politics, 23, 4, juillet 1991, p.479-495.

213 O’DONNELL (Guillermo), SCHMITTER (Philippe), WHITEHEAD (Lawrence), Transitions from authoritarian

rule. Baltimore : Johns Hopkins University, 1986, 4 vol. Toutes les contributions de cette somme ne suivent pas au pied de la lettre les réflexions théoriques proposées par les coordinateurs. La présentation qui suit est principalement fondée sur trois contributions, celles d’Adam Przeworski et d’Alfred Stepan dans le troisième volume (PRZEWORSKI (Adam), « Some problems in the study of the transition to democracy », p.47-63 et STEPAN (Alfred), « Paths toward redemocratization : theorical and comparative considerations », p. 64-84 in O’DONNELL (Guillermo), SCHMITTER (Philippe), WHITEHEAD (Lawrence), Transitions from authoritarian rule, Comparative Perspectives. Baltimore : Johns Hopkins University, 1986, vol. 3, 190 p.) et sur la contribution finale, et quatrième volume de la série : O’DONNELL (Guillermo), SCHMITTER (Philippe), Transitions from authoritarian rule, Tentative conclusions about incertain democracies. Baltimore : Johns Hopkins University, 1986, vol. 4, 78 p.

214 Sur l’application de la théorie des choix rationnels aux cas latino-américains, cf. SANTISO (Javier), « La

démocratie incertaine : La théorie des choix rationnels et la démocratisation en Amérique latine », Revue Française de Science Politique, 43, 6, décembre 1993, p.970-93. L’analyse des choix stratégiques constitue une des variantes des théories sur les choix rationnels. Sur leur application aux cas latino-américains, cf. COLLIER (David), NORDEN (Deborah), « Strategic choice models of political change in Latin America », Comparative Politics, 24, 2, janvier 1992, p.229-243.

215 LINZ (Juan), STEPAN (Alfred), The breakdown of democratic regimes : Latin America. Baltimore : The John

Hopkins University Press, 1978, 216 p.

216 HIRSCHMAN (Albert), Journeys toward progress, studies of economic policy-making in Latin America. New

des approches dominantes dans l’analyse de la transition démocratique en Espagne217. Ce modèle d’analyse va être appliqué à l’ensemble de la région218.

Les auteurs de Transitions from authoritarian rule se sont particulièrement focalisés sur les dynamiques du moment de la transition démocratique stricto sensu, cette étape qui sépare la fin du régime autoritaire de la mise en place d’institutions démocratiques. Des conflits entre différentes factions composant le groupe au pouvoir au sein d’un régime politique autoritaire conduisent à des libéralisations contrôlées, processus de redéfinition et d’extension des droits, points de départs d’une transition du régime vers « quelque chose d’autre ». Or, ce moment est caractérisé par sa forte incertitude, puisque les règles et les procédures y sont changeantes et en cours de définition. Il faut dès lors analyser les stratégies des différents acteurs pendant cette période, cristallisées autour d’accords et de pactes, plus ou moins explicites, entre différents représentants des élites politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, et dont la fonction est de définir les règles de l’exercice du pouvoir dans le respect des intérêts de chacun. Ce pacte conduit à la définition de règles du jeu dont le caractère démocratique n’est pas toujours un choix volontaire des acteurs, mais bien plutôt une conséquence indirecte de leur compromis.

Le caractère peu démocratique des modalités de choix de ces nouvelles règles est légitimé

a posteriori par les mobilisations de la société civile et par l’organisation de premières élections

crédibles et véritablement pluralistes, conçues comme les élections fondatrices du nouveau régime démocratique. L’« anormalité » cesse alors d’être l’axe d’organisation de la vie politique, et la transition démocratique, moment de définition des nouvelles règles et procédures, s’achève, pour laisser la place à l’étape de la consolidation des nouvelles institutions.

217 À l’image des travaux de José María Maravall, comme par exemple MARAVALL (José María), The transition to

democracy in Spain. Londres : Croom Helm, 1982.

218 Les transitions démocratiques concertées des années quatre-vingt ne concernent en réalité que les pays

d’Amérique du Sud, à l’exception notable de la Colombie et du Venezuela, qui n’ont pas connu de régime militaire autoritaire dans les années 1970. Le Mexique et les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes ne participent pas de la même dynamique.

Particulièrement illustratif pour le cas espagnol, ce modèle de la démocratie concertée a été appliqué aux situations latino-américaines sans que la diversité des situations ne constitue pour les auteurs une source de remise en cause conceptuelle. Dans l’introduction du volume consacré à l’Amérique latine219, Guillermo O’Donnell souligne les différences entre le cas espagnol et les situations latino-américaines, en montrant la variété des expériences autoritaires, qu’il n’est pas possible d’englober sous la seule appellation de « régimes bureaucratiques autoritaires », forgé par lui-même quelques années plus tôt220, tant les formes de l’État militaire sont diverses en Amérique latine221. Il souligne ainsi trois différences fondamentales par rapport au cas espagnol, le rôle plus important joué par les militaires, la pratique moins fréquente de pactes et l’existence beaucoup plus manifeste d’inégalités socio-économiques.

Ce dernier point constitue le contraste le plus significatif entre l’Europe du Sud et l’Amérique du Sud, aspect auquel les partisans du modèle des démocraties concertées sont peu attentifs, malgré les constats de Guy Hermet, lorsqu’il affirme que « les difficultés de l’entreprise de démocratisation en Amérique latine ont beaucoup à voir avec l’organisation socio-économique de cette partie du monde »222. Pour autant, l’ampleur des inégalités socio-économiques ne remet pas en cause la validité d’un modèle centré sur le rôle des individus, elle ne contribue qu’à élargir le champ des possibles. Javier Santiso affirme ainsi que « les démocratisations sont produites par des acteurs qui choisissent des stratégies conduisant à des changements de type de régimes. Ceux-ci verront parfois le choix qui leur sont offerts limités par

219 O’DONNELL (Guillermo), « Introduction to the Latin American cases », p.3-18, in O’DONNELL (Guillermo),

SCHMITTER (Philippe), Transitions from authoritarian rule, Latin America. Baltimore : Johns Hopkins University, 1986, vol. 2., 244 p.

220 Cf. O’DONNELL (Guillermo), Modernization and bureaucratic authoritarianism : studies in South American

politics. Berkeley : Institute of International Studies, 1973 et O’DONNELL (Guillermo), Bureaucratic authoritarianism. Berkeley : University of California Press, 1988, 33 p. L’auteur propose une relecture critique de ses travaux in O’DONNELL (Guillermo), El Estado burocrático autoritario. Buenos Aires : Belgrano, 1982, 496 p. Même si l’étude portait sur le cas spécifique de l’Argentine, ses conclusions ont été largement reprises pour qualifier l’ensemble de l’autoritarisme militaire latino-américain de la décennie soixante-dix.

221 Alain Rouquié a proposé une riche typologie de l’État militaire en Amérique latine, in ROUQUIÉ (Alain), L’État

les structures sociales, économiques et politiques existantes, tandis que l’interaction des stratégies peut souvent aboutir à des résultats qui ne correspondent pas aux préférences initiales de personne. Mais ce sont les acteurs et les stratégies qui définissent l’espace qualitatif fondamental à l’intérieur duquel les démocratisations peuvent se produire, et c’est leur combinaison particulière qui dans chaque cas, définit le type de transition qui a lieu »223.

Par rapport aux travaux antérieurs sur la démocratisation, ce type d’approche centré sur les négociations contingentes entre acteurs apporte deux éléments importants : d’une part, elle conduit à vider de son contenu toute réflexion sur les conditions structurelles nécessaires à la réalisation d’une démocratie, d’autre part, elle relègue au domaine du mythe le fait que l’avènement de la démocratie soit l’œuvre exclusive de ceux qui, parmi les dirigeants politiques, se parent le plus de vertu démocratique224. En révélant le moment de formation des nouvelles institutions démocratiques comme le produit de négociations entre dirigeants dans un moment d’incertitude225, les auteurs n’apportent finalement qu’une explication du seul moment de la transition, en ignorant à la fois tout volontarisme des dirigeants mais également toute dynamique

222 HERMET (Guy), Sociologie de la construction démocratique. Paris : Economica, 1986, p.93-4.

223 SANTISO (Javier), « La démocratie incertaine : La théorie des choix rationnels et la démocratisation en

Amérique latine », op. cit., p.974-5.

224 En concevant la démocratie comme le résultat, parfois non voulu, de négociations entre élites, les auteurs se

gardent d’une interprétation par trop volontariste de la construction de la démocratie. Ils soulignent néanmoins « le haut degré d’incertitude qui marque des situations où les événements inattendus (la fortuna), l’information insuffisante, les choix audacieux et pressés, la confusion entre les motivations et les intérêts, la variabilité voire l’indétermination des identités politiques, ainsi que les talents d’individus particuliers (la virtù) sont décisifs dans les résultats finaux » (cf. O’DONNELL (Guillermo), SCHMITTER (Philippe), Transitions from authoritarian rule, Tentative conclusions about incertain democracies, op. cit., p.5). Cette tendance à valoriser le rôle des dirigeants politiques a été enrichie par certains auteurs qui en viennent à considérer leur seule volonté et habileté comme facteur explicatif de la transition, à l’instar de DI PALMA (Giuseppe), To craft democracies. Berkeley : University of California Press, 1990, 248 p. Comme le fait remarquer Karen Remmer, cette orientation n’est pas sans danger, elle « peut conduire dangereusement à ressusciter les vieux stéréotypes sur la nature irrationnelle et personnalisée de la réalité politique latino-américaine », in REMMER (Karen), « New wine or old bottlenecks ? The study of Latin American democracy », op. cit., p. 491.

225 Karen Remmer souligne que l’insistance sur l’idée d’une incertitude est assez suspecte : « L’emphase mise sur

l’incertitude (…) ne rend compte que d’une reconnaissance d’une incertitude théorique. Les événements sont décrits comme non prévisibles, soumis au hasard, et idiosyncrasiques lorsque nous n’avons pas d’autres manières de les expliquer ». Cf. REMMER (Karen), « New wine or old bottlenecks ? The study of Latin American democracy », op. cit., p.485.

d’ensemble du régime politique, voire toute explication générale de la résurgence durable de la démocratie dans la région pendant la période226.

À n’appréhender que les seuls moments de la négociation lors de la transition démocratique, il est vrai que les événements peuvent paraître finalement assez proches en Europe du Sud et en Amérique latine. Pour des raisons qui combinent difficultés économiques, contexte international et ce que Guy Hermet a appelé l’« effet Tocqueville »227, les militaires latino-américains se sont généralement retirés du pouvoir en bon ordre, contre la promesse de leur impunité228. La période de la transition démocratique stricto sensu s’est déroulée en Amérique du Sud de manière relativement rapide et aisée, hormis le cas chilien. Mais, contrairement à ce qui s’est passé en Europe du Sud, les élections fondatrices n’ont pas mis sur les rails des régimes structurés sur des institutions solides : elles ont ouvert dans chaque pays une nouvelle période où la normalité institutionnelle s’est avérée généralement plus difficile à gérer que les circonstances exceptionnelles de la seule transition. Aux incertitudes de la transition ont succédé de fait des démocraties bien incertaines.

226 David Levine fait remarquer qu’il est difficile de ne pas dissocier le processus de transition stricto sensu des

dynamiques du régime démocratique dans son ensemble, cf. LEVINE (Daniel), « Paradigm lost : Dependence to Democracy », World Politics, 40, 3, avril 1988, p.377-394. Dans sa recension critique de l’ouvrage de Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter, l’auteur fait d’ailleurs remarquer que le sous-titre de l’édition qui rassemble les quatre volumes « Prospects for Democracy » semble particulièrement mal choisi. Pour une critique resituant le modèle dans l’évolution de la recherche latino-américaine sur la démocratie, cf. ROITMAN (Marcos), « Teoría y práctica de la democracia en América Latina », p.60-97, in GONZALEZ CASANOVA (Pablo), ROITMAN ROSENMANN (Marcos), La democracia en América Latina. Mexico : UNAM, La Jornada, 1995, 716 p.

227 Inspiré des considérations d’Alexis de Tocqueville sur « l’accablement soudain et inouï » qu’aurait expérimenté

le roi Louis-Philippe face à la Révolution de 1848, Guy Hermet propose « une seconde forme de ce ressentiment, plus noble en somme : celle qui se traduit par une maturation plus lente de cette prise de conscience de l’illégitimité d’un pouvoir autocratique et qui motive dans les meilleures circonstances les artisans des réformes ou des transitions démocratiques négociées ». Cf. HERMET (Guy), Les désenchantements de la liberté, Paris : Fayard, 1993, p.131.

228 Seule déroge à cette règle générale l’Argentine, où la junte militaire, vaincue aux Malouines, abandonne le

pouvoir à des civils qui vont juger les responsables des crimes contre les Droits de l’Homme commis pendant la période de la dictature. Mais la réaction des militaires va finalement conduire à une amnistie.

2) Un modèle insuffisant pour rendre compte de l’évolution de