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Concevoir la résolution du conflit armé et la transition vers un régime démocratique comme des processus enchevêtrés

ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

3) Concevoir la résolution du conflit armé et la transition vers un régime démocratique comme des processus enchevêtrés

De manière parallèle aux travaux qui viennent d’être évoqués, des études centrées sur la résolution de conflits internes ont cherché à introduire la variable de la démocratisation pour comprendre en quoi elle affectait la négociation d’un conflit armé interne, puis la démilitarisation.

Deux ouvrages nord-américains récents ont proposé des analyses comparées sur les processus de paix en Amérique latine, dans lesquelles sont introduites des réflexions théoriques sur le lien entre démilitarisation et démocratisation. Ils ont tous les deux la particularité d’être

281 L’écart entre d’une part les besoins liés à la reconstruction et à la réinsertion des anciens combattants des deux

bords et de l’autre les orientations néolibérales prises par le gouvernement salvadorien est analysé in BOYCE (James), Economic policy for building peace : the lessons of El Salvador. Boulder : Lynne Rieder, 1996, 359 p.

coordonnés par deux spécialistes du conflit salvadorien, d’une part Cynthia Arnson282, de l’autre Tommie Sue Montgomery283, dans le cadre de recherches longues financées par des organismes nord-américains et européens284.

Malgré la volonté explicite dans son titre de lier démocratisations et résolutions de conflit interne, l’ouvrage de Tommie Sue Montgomery porte en réalité sur une analyse comparée des interventions multilatérales dans les Amériques, qu’il s’agisse de missions à caractère politique (Nicaragua, Salvador, Haïti, Guatemala), électoral (élections nicaraguayennes de 1989, salvadoriennes de 1994, haïtiennes de 1995, dominicaines de 1990, 1994 et 1996 et mexicaines en 1994) ou diplomatique (résolution de la guerre entre le Pérou et l’Equateur en 1995). La construction parallèle de la paix et de la démocratie n’est dès lors analysée qu’à partir du rôle de la communauté internationale dans certains cas, avec une approche marquée par une volonté de prescription285.

Plus ambitieux sur le plan théorique, plus centré sur le lien entre démilitarisation et démocratisation, l’ouvrage coordonné par Cynthia Arnson est construit en deux moments. Une première partie présente des analyses des cas du Nicaragua, du Salvador, du Guatemala, du Mexique, de la Colombie et du Pérou, ainsi que du rôle de la communauté internationale en Amérique centrale et de la dimension indigène dans la recherche d’accords au Guatemala et au Mexique. Une deuxième partie s’intéresse à trois problèmes récurrents dans les périodes de mise

282 ARNSON (Cynthia), Comparative peace processes in Latin America. op. cit. L’auteur a publié plusieurs

ouvrages sur le Salvador dans les années quatre-vingt, dont une recherche sur le conflit armé (ARNSON (Cynthia), El Salvador, a revolution confronts the United States. Washington : Institute for Policy Studies, 1982, 117 p.) et une sur la politique extérieure nord-américaine vers l’Amérique centrale, (ARNSON (Cynthia), Crossroads, Congress, the President and Central America. University Park : Penn State Press, 1993, 369 p.).

283 MONTGOMERY (Tommie Sue), Peacemaking and democratization in the western hemisphere. op. cit. L’auteur

a écrit une des œuvres de référence sur le conflit salvadorien, plusieurs fois réédité et actualisé : MONTGOMERY (Tommy Sue), Revolution in El Salvador. Boulder : Westview, 1995 (1ère ed. 1982), 344 p.

284 Celui de Tommie Sue Montgomery a été élaboré dans le cadre d’une action du North-South Center de

l’Université de Miami, financé par le United States Institute of Peace et la Ford Foundation et a donné lieu à une conférence tenue en avril 1996 sur « Multilateral approaches to peacemaking and democratization in the hemisphere ».

en œuvre des accords, le rôle de la justice dans la réconciliation, la sécurité régionale et les politiques macro-économiques.

À partir de cette double approche, géographique et thématique, la coordinatrice propose une véritable réflexion théorique comparée sur les processus de paix, entendus comme une combinaison entre résolution de conflits internes et démocratisation. Comme cela a déjà été indiqué en introduction générale, la définition proposée par l’auteur des processus de paix suppose que la recherche de la fin des hostilités ne soit pas réduite au strict domaine militaire mais touche également certains des principaux problèmes politiques, économiques et sociaux qui ont conduit au conflit armé. Cela ne signifie pas que la résolution du conflit va conduire au règlement de toutes les causes structurelles qui ont conduit au conflit, et de fait permettre la consolidation du régime démocratique. Par contre les causes du conflit vont bien être au centre de l’agenda de négociations, la fin du conflit étant de ce fait liée à la mise en œuvre des réformes qui ont été accordées.

Dans les cas étudiés, l’auteur affirme qu’il existe une relation d’interdépendance entre, d’une part résolution des conflits, et de l’autre transition et consolidation démocratiques : « si ces deux domaines d’étude n’ont pas toujours été enchevêtrés, c’est une hypothèse de ce travail comparé que ces deux champs d’étude peuvent produire des aperçus utiles qui permettent de comprendre comment et pourquoi les processus de paix sont possibles, et comment et pourquoi la nature du système politique est modifiée par le processus qui conduit à résoudre le conflit »286.

285 L’ouvrage est ainsi encadré par une introduction et une conclusion confiées à des grands témoins, respectivement

Alvaro de Soto et Blanca Antonini, tous deux hauts fonctionnaires des Nations unies, qui proposent des réflexions à vocation plus pratique sur le rôle de la communauté internationale dans les interventions multilatérales.

286 Ibid. p.2-3. De manière symptomatique par rapport à ce qui a été signalé dans l’introduction de ce chapitre,

l’auteur signale une ample bibliographie sur la démocratisation d’une part, sur la négociation et résolution de conflits de l’autre, et insiste sur l’absence de travail, préalable au sien, à l’intersection des deux ; elle signale par ailleurs les limites de l’application de l’analyse des transitions démocratiques latino-américaines des années quatre-vingt aux transitions incluant le règlement d’un conflit armé.

Sept thèmes communs à ces expériences permettent ainsi de caractériser les modalités de règlements de conflits, en soulignant dans chaque aspect les dimensions liées à la démilitarisation et celles de la démocratisation :

- une ouverture démocratique entreprise par le pouvoir pendant la période de l’affrontement armé (par exemple, la mise en place d’élections),

- l’importance dans les négociations des aspects liés à la démilitarisation (procédures de démobilisations, programmes de reconstruction des régions affectées par la guerre, création de nouvelles institutions de sécurité inexistantes pendant le conflit),

- la perception par les principaux négociateurs d’une forme de légitimité de leur interlocuteur (pour les gouvernements en place, assise électorale, autonomie vis-à-vis des forces armées ou du pouvoir économique ; pour les dirigeants de la guérilla, capacité à convaincre leurs propres troupes),

- une évolution politique de l’élite, qui n’est pas liée seulement à la situation militaire, et qui permet un élargissement des thèmes discutés dans les négociations,

- l’existence au sein des principales parties d’objectifs diversifiés pour la réalisation desquels la continuation de la guerre est perçue comme un obstacle (cet aspect ayant pour corollaire que la seule situation militaire n’est pas l’unique raison conduisant à la négociation),

- la nécessité d’élargir les discussions à l’ensemble de la société civile au-delà des principaux négociateurs, la négociation militaire étant aussi un accord politique,

- enfin, le rôle essentiel joué par des acteurs externes, organisations internationales, régionales ou États tiers.

À ces éléments qui caractérisent le moment de la négociation s’ajoutent ceux qui concernent plus spécifiquement celui de la mise en œuvre des accords et de la recherche des modalités de règlement de différents problèmes liés aux crimes commis pendant la guerre et à

leur impunité, à la transformation des appareils de sécurité, et enfin, au contexte économique dans lequel se déroule la reconstruction.

La coordinatrice de l’ouvrage signale combien la phase de consolidation est sensible dans ces transitions particulières. La négociation aboutit généralement à définir un calendrier relativement précis concernant les dispositions de réforme et de démobilisation, qui structure en quelque sorte le moment de la consolidation. Un double écueil menace cette étape. Une réalisation partielle des dispositions décidées peut mettre en danger l’ensemble du processus de résolution du conflit. Mais en même temps, la consolidation du régime démocratique ne doit se résumer au seul constat de la mise en œuvre des dispositions négociées. En réglant des conflits internes longs et meurtriers, les Accords de paix revêtent en effet une importance symbolique fondamentale. Le conflit étant lié à des facteurs structurels, un certain nombre d’entre eux se retrouvent au centre des négociations. Ces textes créent une très forte attente de la part de l’ensemble de la société, avec la généralisation de l’idée que ces accords vont permettre de résoudre l’ensemble des problèmes auxquels sont confrontés les pays en question.

Or, les accords ne concernent généralement qu’un nombre d’aspects précis et limité. Dès lors, la réalisation de ceux de ces points relatifs aux causes structurelles du conflit est extrêmement sensible et conditionne de fait l’impact réel de la mise en œuvre des procédures démocratiques. Le non-respect des engagements ou la partialité de leur réalisation peut affaiblir des institutions étatiques déjà peu solides, et conduire à des situations nouvelles non seulement de désenchantement envers la résolution du conflit, mais plus largement de méfiance ou de prise de distance vis-à-vis des institutions, à l’image de la violence non politique ou de l’absentéisme lors des élections. « Le fait que l’expansion formelle des droits politiques ne conduise pas à leur jouissance et à leur exercice effectifs par les citoyens indique que les processus de paix ne sont pas la panacée pour les maux d’une nation, ni même les garants des libertés constitutionnelles, mais plutôt des facteurs contribuant à l’évolution politique d’une nation. En cherchant à résorber

les raisons structurelles de l’affrontement armé et en réformant les ‘règles du jeu’ par lesquelles devront être réglés les futurs conflits, ils ne parviendront pas à ‘résoudre’ tous les problèmes de la société à la table de négociation, mais conduiront plutôt à créer des formes nouvelles, plus démocratiques et participatives, pour le déroulement des débats dans le régime de l’après-guerre »287.

Malgré la multiplication des cas sur la résolution des conflits internes, et une volonté nouvelle de les insérer dans des analyses comparées, le constat pessimiste sur l’absence de lien entre l’étude des démocratisations et des transitions et celle des résolutions de conflits internes demeure. De nombreuses études en restent largement à un aspect monographique, et dans les entreprises de comparaison, à l’instar de deux ouvrages cités, l’effort de théorisation n’a véritablement été approfondi que dans l’ouvrage de Cynthia Arnson. Les conclusions les plus prometteuses sur ce domaine résident dans l’idée d’identifier effectivement ces phénomènes comme des processus dynamiques, c’est-à-dire des phénomènes où la résolution du conflit n’est pas un simple retour à la situation antérieure à la guerre, tant les revendications des secteurs mobilisés, le comportement des élites, la composition de la société ont été bouleversés par la période de l’affrontement armé. De même, la mise en œuvre des dispositions accordées lors de la paix et les modalités de la participation politique de l’ancienne guérilla, et en particulier tout ce qui relève du domaine de l’ouverture démocratique, contribuent à modifier les sociétés au point que l’approfondissement de l’accomplissement de la paix devient tout autre chose que la simple mise en œuvre des accords signés.

287 Cf. ARNSON (Cynthia), « Lessons learned in comparative perspective », p.450, in ARNSON (Cynthia),

C. L

A DEMOCRATIE

,

AU CROISEMENT DE L

EVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES ET DES CHOIX POLITIQUES

Comprendre les phénomènes analysés ici comme des processus où se rencontrent transitions démocratiques et résolutions de conflits internes suppose de les insérer dans une continuité temporelle. Si les orientations qui viennent d’être présentées tant sur les transitions démocratiques que sur les négociations et les résolutions de conflits internes sont utiles pour analyser le moment particulier qui fait l’objet de cette thèse, il convient néanmoins de ne pas les appréhender comme des faits sociaux isolés. Il s’agit bien d’étudier des processus de paix, c’est-à-dire, pour revenir à la définition du terme « processus » proposée par le Trésor de la Langue Française, « une suite continue de faits, de phénomènes présentant une certaine unité ou une certaine régularité dans leur déroulement ». Il est dès lors nécessaire d’analyser non seulement comment se fait la négociation, qu’elle porte sur des aspects politiques et/ou militaires, mais également comment elle s’insère dans un processus social et politique plus large, qui la conditionne mais qu’elle contribue bien évidemment à faire évoluer.

L’hypothèse retenue ici consiste à affirmer qu’il n’est pas possible de comprendre la manière dont le moment de la résolution négociée s’inscrit dans une continuité historique, sans chercher à identifier le type de régime politique d’où surgissent ces processus, et sans évaluer les effets en retour de cette négociation sur le régime. Pour comprendre ces deux phénomènes, il convient de se situer à la croisée d’une analyse des démocratisations fondée sur une approche ouverte de la « path dependency »288 et d’une étude des résolutions de conflits internes comme

288 Les travaux sur les changements des régimes inspirés d’une approche de « path dependency » sont trop

nombreux pour être ici présentés. Pour une présentation des débats autour de cette notion, depuis une perspective institutionnaliste, cf. THELEN (Kathleen), « Historical institutionalism in comparative politics », Annual review of political science, vol.2, 1999, p.366-404. Pour une discussion de la notion, avec une application au cas centraméricains, cf. MAHONEY (James), « Path-dependent explanations of regime change : Central America in comparative perspective », Studies in Comparative International Development, 36, 1, printemps 2001, 111-141. La

des processus dynamiques, non exclusivement limités à l’aspect de la simple négociation. Il s’agit bien dès lors de comprendre les positions adoptées par les principaux acteurs politiques et sociaux pendant la guerre, puis dans la négociation, au regard de la manière dont le conflit armé les a modifiés. L’évolution des élites, puis celle des mouvements sociaux, vont être successivement analysées pour aboutir à discuter de la pertinence d’un modèle théorique particulier pour ces transitions démocratiques nées d’une situation d’insurrection révolutionnaire, celui des « transitions insurgées ».

1) La démocratie, choix contraint d’élites oligarchiques affectées par