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Un modèle insuffisant pour rendre compte de l’évolution de processus non linéaires

ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

2) Un modèle insuffisant pour rendre compte de l’évolution de processus non linéaires

La reprise en main autoritaire d’un Alberto Fujimori au Pérou ou les rebellions militaires des carapintadas en Argentine constituent les signes les plus visibles d’une dégradation latente de la légitimité des procédures nées des transitions démocratiques. Le Pérou constitue la seule expérience véritable de retour en arrière autoritaire. Mais les autres pays pâtissent de manière permanente de la baisse dramatique de la participation électorale, de l’élection de figures néo-populistes ou d’anciens dictateurs, de réformes institutionnelles renforçant l’exécutif par rapport au législatif, de l’absence d’un véritable pouvoir judiciaire indépendant, et des effets désastreux de décentralisations concédées sans véritables dévolutions de compétences et sans réelles ressources. Les réformes politiques et économiques devaient mener à une restructuration des institutions publiques, pour faire naître de ces anciens « Léviathans créoles »229 des États modernes, régulateurs et efficaces. La transformation de l’action publique a été réelle. Mais ses effets réformateurs et démocratiques ont été estompés, entre autres, par la corruption de certaines élites, l’omniprésence du trafic de drogue, la généralisation de la violence et le renforcement croissant des inégalités sociales.

Un des facteurs avancés pour expliquer cette évolution différente est lié aux conséquences de la très forte crise économique qu’ont connue les pays d’Amérique latine simultanément aux transitions économiques pendant la décennie quatre-vingt. Ni le contexte économique, ni les choix de politiques économiques réalisés pendant cette période de changement ne sont absents des analyses des partisans d’une conception concertée de la transition démocratique. Mais ces derniers en prennent acte pour montrer que l’émergence de démocraties pendant des périodes de très forte crise économique, dans des pays connaissant des

niveaux intermédiaires de développement et de très vives inégalités sociales, leur permet de faire voler en éclats l’ensemble du débat conceptuel sur les « prérequis » ou les « préconditions » de la démocratie qui était au cœur de la théorie de la modernisation230. En ce qui concerne les choix réalisés pendant la période de changement d’un régime à l’autre, ces auteurs s’intéressent seulement, lors du « moment économique »231 de l’élaboration des pactes de transition, aux effets de la mise en œuvre simultanée par les dirigeants de l’ouverture démocratique et de politiques de réformes économiques d’ajustement structurel. C’est en effet dans une articulation pertinente de l’agenda des réformes que les dirigeants des nouvelles démocraties, pour voir leur légitimité réconfortée, pourront parvenir à un équilibre entre « bonne gouvernabilité » et maîtrise des demandes sociales232.

La remise en cause, partielle, du modèle de la démocratie concertée n’a réellement surgi qu’avec l’analyse de ce qui est venu après l’étape de la transition strictement dite. Cette dernière devient en effet un processus politique inscrit dans la durée, qui intègre l’étape de la consolidation démocratique, conçue non comme la séquence temporelle suivant la transition, mais bien comme un lent processus de stabilisation, d’enracinement, voire de réaménagement, des institutions et des pratiques politiques mises en place pendant la transition. Il existe bien une forme de consensus académique sur les modalités des transitions latino-américaines, marquées par le rôle des dirigeants politiques, et des négociations où la prudence l’a emporté sur les

229 L’expression est reprise de Marcos Kaplan, in KAPLAN (Marcos), Estado y sociedad en América Latina.

Mexico : UNAM, 1978, 223 p.

230 Le débat sur les préconditions sociales et économiques de la démocratie a été longtemps prégnant dans l’analyse

de la formation de régimes démocratiques, en particulier à partir des travaux de Seymour Lipset (LIPSET (Seymour), « Some social requisites of democracy : economic development and political legitimacy », American Political Science Review, 53, mars 1959, p.69-105 et LIPSET (Seymour), The political man. New York : Doubleday, 1960, 432 p.) ou de Dankwart Rustow (RUSTOW (Dankwart), « Transitions to democracy : towards a dynamic model », Comparative Politics, 2, 3, avril 1970, p.337-63).

231 Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter considèrent que la réalisation des pactes comporte trois moments, le

moment militaire, le moment politique et le moment économique, in O’DONNELL (Guillermo), SCHMITTER (Philippe), Transitions from authoritarian rule, Tentative conclusions about incertain democracies, op. cit.

232 Sur l’articulation entre ouverture politique et libéralisation économique, cf. BRESSER PEREIRA (Luis Carlos),

principes à l’heure de construire les nouveaux cadres institutionnels. Par contre, les débats académiques sur la consolidation se polarisent entre ceux qui la considèrent acquise dès lors qu’aucun acteur politique ne remet plus en cause le strict respect des procédures démocratiques233 et ceux qui valorisent une vision plus qualitative de la démocratie, insérée généralement dans une réflexion plus large sur la nature des régimes politiques concernés, et leurs objectifs, sur l’évolution de certaines de leurs caractéristiques (l’affirmation de la règle de droit, par exemple), ou sur leur insertion dans un contexte mondialisé234. Guy Hermet montre les limites d’une vision trop procédurale de la consolidation, en constatant que « l’Amérique latine piétine malheureusement toujours devant l’avancée décisive et constamment remise à plus tard qui lui permettrait de passer de la démocratie politique restaurée à la démocratie sociale ou simplement plus sociale »235.

Les difficultés que connaissent les jeunes démocraties latino-américaines ont conforté certains auteurs dans leur entreprise de dépasser une analyse exclusivement centrée sur l’identification du comportement des dirigeants politiques pendant la période de la transition, et sur les résultats de leurs interactions. En proposant « l’identification des différents types de démocraties qui surgissent de modes distincts de transitions démocratiques, ainsi que l’analyse

Cambridge University Press, 1993, 227 p. et DUCATENZEILER (Graciela), OXHORN (Philip), (dir.), What kind of democracy ? What kind of market ? University Park : The Pennsylvania State University Press, 1998, 270 p.

233 Sur cette approche « procédurale » de la consolidation démocratique, cf. MAINWARING (Scott), O’DONNELL

(Guillermo), VALENZUELA (Samuel), Issues in democratic consolidation, the new South American democracies in comparative perspectives. Notre Dame : University of Notre Dame Press, 1992, 357 p. et LINZ (Juan José), STEPAN (Albert), Problems of democratic transition and consolidation. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1996, 479 p.

234 Cf. en particulier les articles rassemblés dans le dossier « La consolidation de la démocratie, nouveaux

questionnements », coordonné par Graciela Ducatenzeiler et Diane Éthier, in Revie internationale de politique comparée, 8, 2, été 2001, p.191-332.

235 HERMET (Guy), « L’Amérique latine face à la théorie démocratique », Cahiers du GELA-IS, 1, 2001, p.13.

Dans le même texte, Guy Hermet fait le constat qu’une vision procédurale de la consolidation est non seulement insuffisante mais dangereuse : « des démocraties qui se stabiliseraient ou se consolideraient en Amérique latine dans l’état assez formel qu’elles ont atteint il y a peu d’années ne seraient-elles pas vouées à la paralysie, voire déjà moribondes ? », ibid. p.11-12.

de leurs conséquences potentielles au niveau politique, économique et social »236, Terry Lynn Karl réintroduit ainsi une interrogation sur le devenir des régimes nés des transitions démocratiques. Sans renier une approche de la démocratie comme un choix contingent réalisé par des dirigeants politiques dans une période d’incertitude, l’auteur insiste sur le fait que « même dans une période de très forte incertitude créée par une transition de régime, où les contraintes apparaissent comme plus relâchées et où une grande possibilité de résultats paraît possible, les décisions prises par les différents auteurs répondent et sont conditionnées par le type de structures socioéconomiques et d’institutions politiques déjà présentes »237.

Ces dernières agissent comme des « conditions restrictives » (« confining conditions ») qui déterminent le cadre des choix des acteurs et définissent une approche où le résultat final est dépendant à la fois des choix effectués par les acteurs dans des configurations particulières, et par les effets en retour des cadres définis par ces actions (« path-dependent approach ») – ce qui vaut d’ailleurs tant pour l’influence de la situation antérieure sur le moment de la transition que pour les conséquences de cette dernière sur l’évolution postérieure. Dès lors les décisions prises pendant la transition démocratique ont un effet sur la période postérieure, et peuvent même devenir des sources de blocages pour une évolution dans l’avenir.

L’auteure propose de distinguer les différentes sortes de transitions, selon une double opposition, recours au compromis ou à l’imposition d’une part, rôle prépondérant des élites ou du peuple de l’autre (transitions « par en haut » ou « par en bas »238). Or, en Amérique latine, les

236 KARL (Terry Lynn), « Dilemmas of democratization in Latin America », Comparative Politics, 23, 1, octobre

1990, p.1. Cf. également KARL (Terry Lynn), SCHMITTER (Philippe), « Les modes de transition en Amérique latine, en Europe du Sud et de l’Est », Revue Internationale des Sciences Sociales, 128, mai 1991, p.285-302.

237 ibid., p.6. De ce fait certaines structures sociales peuvent constituer autant d’obstacles à la construction d’un

régime démocratique. L’auteur met en avant, par exemple, pour expliquer la consolidation des démocraties, l’importance du fait que les propriétaires terriens jouent un rôle secondaire dans l’économie d’exportation, ou que l’agriculture fondée sur une exploitation de la main d’œuvre ne soit pas dominante, avec les cas exemplaires du Venezuela et du Chili, où une économie d’exportation fondée respectivement sur le pétrole et le cuivre avait réduit le rôle politique des propriétaires terriens.

238 En reprenant cette dichotomie, Graciela Ducatenzeiler et Fernando Chichilla suggèrent que les expériences du

transitions ont été très majoritairement le fait de négociations entre élites, généralement par compromis, plus rarement par imposition de l’un des secteurs de l’élite (Brésil, Equateur). Et les cas où les régimes démocratiques ont été les plus stables correspondent à des situations de compromis entre élites, généralement formalisé par un pacte fondateur plus ou moins explicite (Costa Rica, Colombie, Venezuela, dans les années cinquante, mais aussi le Chili entre 1932 et 1970 et l’Uruguay depuis 1984). Ces pactes sont caractérisés par le fait d’inclure le plus grand nombre d’acteurs possibles, et de contenir différentes négociations conditionnées les unes aux autres (sur le devenir des militaires, le calendrier et les règles électorales, le compromis social).

La « négociation sur la négociation » est essentielle dans ces accords, puisque ces derniers ne vont pas seulement définir les nouvelles procédures démocratiques, mais également déterminer d’importants éléments substantiels. Du fait de leur caractère spécifique, il est nécessaire de les distinguer d’accords de type néo-corporatiste, sectoriels, ou bien d’accords partiels qui n’incluent pas l’ensemble des acteurs et ne sont que l’expression d’une évolution dans l’exercice du pouvoir de l’élite239. Enfin, l’auteure insiste sur le fait que ces pactes ne sont pas neutres : ils s’inscrivent dans l’évolution d’un régime politique où les élites politiques dominantes cherchent à assurer la continuité de l’exercice de leur pouvoir. En effet, si le pacte inclut l’ensemble des acteurs, il définit également les cadres de leur participation, généralement dans le sens de la préservation des intérêts essentiels de l’élite et de la démobilisation, ou la marginalisation, d’éventuels acteurs politiques émergents. De ce fait, les pactes circonscrivent très nettement la nature et les paramètres du régime démocratique qui en résulte.

dimensions de « transitions par en haut » (négociations entre dirigeants politiques des deux bords) et de « transitions par en bas » (cette négociation ayant été permise par une mobilisation collective armée). Cf. DUCATENZEILER (Graciela), CHINCHILLA (Fernando), « Pactos de paz : proceso de pacificación y transición hacia la democracia en El Salvador y Guatemala », op. cit.

239 L’auteur distingue ainsi le pacte de Punto Fijo du Venezuela en 1958, de l’accord au Salvador entre la

Démocratie chrétienne et l’armée de 1983, connu comme le Pacto de Apaneca. Cet accord partiel est analysé plus longuement dans le chapitre 5.

Or, l’auteure signale combien ces régimes doivent compter avec un contexte difficile, par la permanence du rôle des militaires et la forte crise économique. Ainsi les mesures prises pour assurer la continuité des nouvelles règles démocratiques dans les premiers temps de la transition peuvent se révéler être à terme des obstacles pour une démocratisation généralisée à l’ensemble de la société. Cette analyse des effets des modalités de la transition sur l’évolution postérieure des régimes conclut sur le type de régimes auxquels conduisent les différentes modalités de transition. Le pluripartisme peut être restrictif dans le cas d’impositions internes, fictif dans le cas d’impositions externes, corporatiste ou consenciatif dans le cas de pactes et seulement véritablement compétitif dans le cas de réformes.

3) Un modèle incomplet pour des situations intégrant des acteurs