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Un modèle incomplet pour des situations intégrant des acteurs politiques ayant eu recours à la violence

ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

3) Un modèle incomplet pour des situations intégrant des acteurs politiques ayant eu recours à la violence

Les deux cas étudiés dans ce travail sont bien des processus de démocratisation, même si, comme le montrent les chapitres suivants, la transition ne se réalise pas stricto sensu d’un régime militaire autoritaire à un régime démocratique. Il est d’ailleurs symptomatique que la Colombie et le Salvador ne soient pas compris dans l’analyse comparée sur les transitions démocratiques dans la décennie quatre-vingt en Amérique latine. Les quelques tentatives pour étudier ces processus selon les modèles concertés n’ont abouti qu’à mettre en lumière les insuffisances de ce choix méthodologique240. Cette situation relève à la fois des caractéristiques des régimes

240 L’exemple le plus significatif pour le Salvador est DOMINGUEZ (Jorge), « Democratic transitions in Central

America and Panama », p.131, in DOMINGUEZ (Jorge), LINDENBERG (Marc), Democratic transitions in Central America. Gainesville : University Press of Florida, 1997, 210 p. L’auteur tente d’analyser les transitions démocratiques centraméricaines à la lumière des apports de Guillermo O’Donnel et Philippe Schmitter, tout en soulignant combien pèsent quatre facteurs de différenciation, le recours à la force dans l’origine des démocratisations, les choix rationnels face à l’état de guerre, les pressions internationales et la crise économique. Dans le reste de l’ouvrage, composé de témoignages de personnalités politiques centraméricaines, l’apport théorique est limité à des recommandations pour renforcer les processus en cours.

politiques qu’ils ont connus, des modalités de démocratisation qu’ils ont expérimentées et de la nature même du régime auquel ils ont conduit.

La Colombie constitue, avec le Venezuela et le Costa Rica, l’un des trois pays d’Amérique latine qui a connu des modalités de restauration des institutions démocratiques après une guerre civile et un régime militaire. La formule négociée entre les principaux dirigeants politiques consistait à enterrer l’affrontement partisan au profit d’un partage pragmatique et programmé du pouvoir241. Cette modalité a constitué une forme de modèle a posteriori pour la « transitologie » des années quatre-vingt. A contrario, l’évolution politique du Salvador à partir de 1979, à l’instar de ses voisins centraméricains, constitue le cas exemplaire d’une évolution institutionnelle qui n’a de démocratique que les apparences. Alors que les pays d’Amérique du Sud connaissent les premiers craquèlements de la règle autoritaire, le Salvador évolue de formes classiques d’autoritarisme militaire vers des dynamiques de conflit interne et d’interventions extérieures dans lesquelles la constitution d’un régime politique civil, légitimé par des élections régulières, mais non totalement pluralistes, est initialement conçue comme un instrument de la lutte anti-insurrectionnelle. Le fait de considérer la seule mise en place d’élections au résultat non contesté et au rythme régulier comme une transition démocratique doit être compris, pour les théoriciens des transitions démocratiques, comme une « tromperie électorale »242.

241 Les trois pays connaissent en effet une guerre civile, une brève parenthèse autoritaire puis la restauration de la

démocratie par des mécanismes concertés, respectivement en 1948 au Costa Rica, en 1957-58 en Colombie par la mise en place du Frente Nacional, et en 1958 au Venezuela par le Pacto de Punto Fijo. Sur l’analyse comparée de ces trois pays, où est mis en avant l’aspect concerté entre les élites politiques des règles du régime, cf. PEELER (John), Latin American democracies : Colombia, Costa Rica, Venezuela. Chapel Hill : University of North Carolina, 1985, 193 p., actualisé par PEELER (John), « Elite settlements and democratic consolidation, Colombia, Costa Rica, Venezuela », p.81-112, in HIGHLEY (John), GUNTHER (Richard), Elites and democratic consolidation in Latin America and Southern Europe. Cambridge : Cambridge University Press, 1992, 354 p. La mise en place du Frente Nacional en Colombie est analysé plus longuement dans le chapitre 3.

242 Cf. LINZ (Juan José), STEPAN (Albert), Problems of democratic transition and consolidation. op. cit., p.4. Les

auteurs emploient l’expression d’« electoral fallacy ». Dans une même optique, Terry Lynn Karl utilise le terme d’« électoralisme » (cf. KARL (Terry Lynn), « Imposing consent ? Electoralism versus democratization in El Salvador », p.9-36, in DRAKE (Paul), SILVA (Eduardo), Elections and democratization in Latin America. San Diego : University of California, 1986, 335 p.) ou de « régime électocratique » (cf. KARL (Terry Lynn), « Dilemmas of democratization in Latin America », op. cit., p.15). Cet aspect fait l’objet d’une analyse plus approfondie dans le chapitre 5. Par ailleurs, il est intéressant de constater que l’idée d’une transition politique est

Les modalités de la démocratisation diffèrent également. Dans les deux cas, la démocratisation est un des résultats de la fin de conflits internes révolutionnaires. Les auteurs de Transitions from authoritarian rule conçoivent des cas de démocratisations initiées par des révoltes sociales organisées ou par des révolutions marxistes, mais uniquement dans le cadre d’une typologie fondée sur des idéaux-types243. Leur modèle d’analyse est construit uniquement pour des cas de « transitions non-révolutionnaires depuis des régimes autoritaires »244 où la démocratisation part d’ouvertures volontaires réalisées par des modérés du camp autoritaire sans situation de conflit armé interne.

Dans les deux cas, enfin, les accords permettent la participation d’acteurs politiques jusque-là exclus. Mais à la différence notoire des transitions démocratiques en Europe du Sud ou dans le reste du continent245, cette possibilité est liée au fait que les signataires reconnaissent l’abandon du recours à la violence armée. Or, cet aspect est pratiquement absent du modèle d’analyse proposé par Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter. Le fait que les transitions démocratiques étudiées par ces analyses se soient déroulées dans un contexte généralement pacifié, et de manière relativement pacifique, a conduit de nombreux auteurs à faire d’une conjoncture un facteur explicatif, et dès lors à penser l’absence de violence politique comme une condition nécessaire pour mettre en œuvre ce genre de transitions politiques246. En effet dans les

souvent utilisée au Salvador pour qualifier la rupture du régime autoritaire lors du coup d’État en 1979, ce qui permet de rattacher le cas salvadorien au reste du continent. Cf. BALOYRA (Enrique), El Salvador in transition. Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1982, 236 p. et BALOYRA (Enrique), « Dilemmas of political transition in El Salvador », Journal of International Affairs, 38, 2, hiver 1985, p.221-242. De ce fait, de nombreux auteurs qualifient la signature de la paix en 1992 comme la fin de cette période de transition, et non comme l’amorce d’une transition démocratique, cf. TURCIOS (Roberto), « El Salvador : una transición histórica y fundacional », Nueva Sociedad, 150, juillet 1997, p.112-118.

243 Cf. en particulier STEPAN (Alfred), « Paths toward redemocratization : theoretical and comparative

considerations », p. 64-84, in O’DONNELL (Guillermo), SCHMITTER (Philippe), Transitions from authoritarian rule, Comparative perspectives. op. cit.

244 O’DONNELL (Guillermo), « Introduction to the Latin American cases », op. cit., p.10.

245 Ces transitions démocratiques ont effectivement permis la participation de forces politiques jusque là interdites

par les régimes militaires, à l’image partout des partis communistes, dans certains pays des partis de la gauche modérée, voire du centre, ou le cas échéant de mouvements régionalistes.

246 Samuel Huntington affirme ainsi que « le recours à la violence (pendant les transitions démocratiques) augmente

cas considérés, la recherche du compromis aboutit tout d’abord à l’exclusion de l’opposition armée d’un processus de négociation réalisé entre modérés – comme l’ETA en Espagne, ou le

Frente Patriótico Manuel Rodríguez au Chili – et de façon plus significative au rejet ou à

l’occultation du phénomène de la violence politique en général, avant et pendant la période autoritaire, et ce quel qu’en soit l’auteur. En Espagne aussi bien que dans le Cône Sud, les régimes militaires se sont légitimés eux-mêmes en tant que réaction à l’existence de gouvernements progressistes ou aux actions subversives de guérillas révolutionnaires. De ce fait, la construction des nouvelles démocraties a reposé, pour leurs nouveaux dirigeants, sur le rejet ou l’oubli de ce qui était interprété comme les deux composantes du visage de Janus de la violence politique, l’autoritarisme militaire et la subversion révolutionnaire247. Lorsqu’il n’est pas possible de reconnaître que la violence politique a été présente dans les années qui ont précédé la transition, il n’est pas possible non plus de faire de son renoncement un des piliers des nouvelles institutions.

L’Espagne et les pays du Cône Sud représentent ainsi autant de modalités différentes de ce double rejet, où pour cristalliser le parallélisme des violences, les amnisties ou les condamnations mettent sur le même plan la lutte armée révolutionnaire et la terreur anti-subversive. En Espagne, la reconnaissance de violations aux Droits de l’Homme commises par le régime militaire en place est absente, comme est inexistante la reconnaissance de la violence armée utilisée par certains de ses opposants248. En Uruguay, les clauses du Pacto del Club naval

processus dans son ensemble, in HUNTINGTON (Samuel), The third wave, democratizations in the late twentieth century. Norman : University of Oklahoma Press, 1991, p.207.

247 Sur la question plus générale de l’usage politique du pardon et de l’amnistie, en particulier en Argentine, au Chili

et en Uruguay, cf. LEFRANC (Sandrine), Politiques du pardon. op. cit.

248 Le « modèle espagnol » est exemplaire sur cette question. Il n’y a eu aucune reconnaissance de l’usage de la

violence d’État par le régime franquiste, et donc aucune poursuite contre les militaires. Les amnisties de juillet 1976 et d’octobre 1977, couvrent essentiellement les faits commis pendant la guerre civile, ainsi que les condamnations d’actions de rébellion contre le régime franquiste commises jusqu’au jour des premières élections. Elles permettent le retour de nombreux exilés politiques. Mais elles ne concernent ni les membres d’ETA, certes encore actifs, ni les membres d’anciennes guérillas qui avaient combattu par les armes le régime franquiste jusqu’aux années soixante, et dont les survivants s’étaient exilés en France. Ces dernières ne représentaient plus, au moment de la transition

de juillet 1984 prévoient de mettre sur le même plan amnisties des militaires et des prisonniers politiques, parmi lesquels de nombreux membres de la guérilla, afin d’éviter toute reconnaissance officielle de la pratique de la violence par le régime autoritaire. Ce parallélisme est confirmé dans la « Ley de caducidad de la pretención punitiva del Estado » de décembre 1986, puis par l’échec du référendum d’annulation d’avril 1989.

Au Chili en 1978 et au Brésil en 1979, c’est le régime militaire lui-même qui inclut, dans une symétrie à l’application juridique pour le moins partiale, les condamnés politiques au sein des amnisties qu’il s’autoconcède249. Au Chili, les tentatives faites par la suite de revenir sur l’oubli doivent se faire dans le cadre étroit de l’amnistie de 1978, jamais remise en cause. Ainsi la Commission Rettig, créée en avril 1990, a pour seul but de faire la lumière sur les cas de disparitions, et n’aboutit qu’à la possibilité de la reconnaissance de la victime et de la réparation du préjudice subi, jamais à l’identification des responsabilités, encore moins à leur condamnation. Par ailleurs, aucune mesure ne concerne le cas de peines de prison pour des délits politiques prononcés par le régime militaire – membres pour la plupart de la guérilla du Frente

Patriótico Manuel Rodriguez, toujours en activité pendant la transition250.

Si l’Argentine représente, malgré l’échec postérieur, le seul exemple d’une tentative de condamnation des actes de violence commis pendant les années de la dictature, c’est là encore à partir du double rejet des acteurs qui ont eu recours à la violence armée. Parmi les premières mesures de sa présidence, Raúl Alfonsín abroge l’amnistie que les militaires se sont autoconcédée peu avant la fin du régime et ordonne la poursuite, d’une part des principaux responsables de la junte militaire, de l’autre des dirigeants des groupes de guérilla. Dans un

démocratique, que les seuls fantômes d’un passé qu’il fallait occulter à tout prix. Sur ces dernières, cf. MARTINEZ LOPEZ (Francisco), Guérillero contre Franco. Paris : Syllepse, 2001, 177 p.

249 Dans les deux cas, ces mesures se traduisent concrètement par la possibilité du retour au pays des exilés

politiques, la plupart des condamnations politiques ayant été commuées en années d’exil. Elles ne concernent pas les prisonniers politiques.

climat de tension croissante, des peines sont prononcées contre les principaux responsables de la junte militaire, ainsi que contre certains dirigeants de la guérilla. Si le processus se concentre sur la responsabilité des militaires et la reconnaissance des crimes commis pendant la dictature, et en particulier des disparitions, les amnisties prononcées en octobre 1989 et en décembre 1990 affirment à nouveau le parallélisme entre les deux sources de la violence politique251.

Dans les expériences sud-américaines, les commissions d’enquête organisées pendant les premières années des régimes démocratiques n’ont pour but que de permettre la reconnaissance de l’existence d’une violence d’État, et de lever éventuellement les amnisties prises par les militaires avant la fin du régime autoritaire. Portées par une forte rhétorique de réconciliation, elles ne visent que la reconnaissance d’un crime commis par le pouvoir militaire, parfois sa réparation, et très rarement l’identification des responsabilités et une éventuelle condamnation. Elles ne sont nullement l’instrument par lequel il est mis fin à une situation de guerre civile ou d’affrontement violent et par lequel les parties prenantes manifestent explicitement leur abandon du recours à la violence armée. Or les cas étudiés ici se situent dans un processus qui inclut une résolution d’un conflit armé, limitant par là sur ce point central les apports du modèle des transitions concertées.

Les processus étudiés dans ce travail comportent une évolution des régimes politiques vers une forme plus achevée de démocratisation. Les analyses sur les transitions démocratiques concertées permettent dès lors d’en comprendre certains aspects, mais, dans la mesure où elles sont marquées par une forte approche séquentielle et où elles ignorent la violence politique, les

250 Le cas de 400 prisonniers politiques, et des 1300 cas en attente de procès pour des délits semblables, n’est réglé

qu’en 1994 par une amnistie, à la suite d’un accord entre le gouvernement et les partis de droite.

251 Le Président Carlos Ménem amnistie en effet en même temps les membres des juntes condamnés en 1985,

plusieurs hauts gradés de l’armée et de la police reconnus responsables d’actes de violations des droits de l’homme, les militaires qui s’étaient mutinés contre son prédécesseur en réaction aux condamnations et des dirigeants de la

apports de ces analyses doivent être complétés par la prise en compte de la violence politique, dans les deux cas considérés, et plus largement dans les cas de transitions démocratiques qui incluent une résolution de conflit interne.

B. Q

UAND LA PAIX ET LA DEMOCRATIE SE CONSTRUISENT ENSEMBLE

Jusqu’à très récemment, l’analyse théorique des transitions démocratiques et celle de la résolution des conflits internes se sont ignorées. Il est vrai que la « troisième vague »252 de démocratisations s’est réalisée largement dans des situations pacifiées, mais en plus dans des contextes où la violence politique a été occultée au nom de la recherche du compromis.

La réflexion sur la construction parallèle, voire concomitante, de la paix et de la démocratie, ressurgit avec les débats qui interviennent au tournant des années quatre-vingt-dix sur l’intervention de la communauté internationale dans des situations de crise. Mais cette rencontre se fait avant tout sous l’égide du « post-conflict peace-building », où la construction de la démocratie n’est conçue que comme un simple élément, voire comme une forme de conséquence, de la résolution du conflit interne. Pour construire une société pacifiée, il semble nécessaire de construire les institutions et les règles qui permettent une résolution pacifique des conflits, et ce « state building » est censé prendre naturellement les formes d’un « democratic

state building ». L’organisation systématique d’élections pluralistes et transparentes à l’issue des

interventions de la communauté internationale marque ainsi symboliquement le caractère nécessairement démocratique des nouvelles institutions253.

guérilla « montonera ». L’annonce faite par le Président Kirschner sitôt après son élection en 2003 de revenir sur cette amnistie concerne une nouvelle fois les officiers supérieurs de l’armée et les dirigeants de la guérilla.

252 Pour reprendre la distinction de Samuel Huntington, in HUNTINGTON (Samuel), The third wave, op. cit.

253 Comme exemple illustratif de cette situation, cf. GUERRERO (Juan Carlos), BERMUDEZ (María del Mar),

« Les élections dans les opérations internationales de pacification : un instrument de réconciliation ? Une réflexion sur la Bosnie », Cultures et Conflis, 40, automne 1999, p.129-162

Réduire la construction de la démocratie à une simple conséquence de la résolution du conflit interne, comme la proposition inverse, apparaît comme une perspective assez limitée. Quoique différents, ces deux processus sont, dans le cas de la résolution de conflits internes à caractère révolutionnaire, très fortement dépendants. Lorsqu’une société connaît une transition qui intègre à la fois le passage du conflit armé à la paix et de l’autoritarisme à la démocratie, il n’est pas possible de penser que ces deux évolutions soient autonomes l’une de l’autre.

Trois approches des analyses sur ce double phénomène cherchent à montrer comment la construction de la démocratisation agit sur la démilitarisation et vice versa, l’une et l’autre perturbant ou s’alimentant de manière réciproque et permanente. Une première vision de cette rencontre est proposée par les chercheurs qui ont analysé l’évolution du choix des acteurs, et tout particulièrement celui des guérillas, depuis une perspective privilégiant la paix ou la poursuite du conflit comme un choix rationnel. Une deuxième approche consiste à enrichir les analyses de la transition démocratique au vu des expériences qui contenaient un important aspect de démilitarisation, tout particulièrement à partir des cas centraméricains. Les récentes études comparées des processus de paix en Amérique latine proposent, enfin, une troisième vision, où le lien dynamique entre démilitarisation et démocratisation devient central.