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Des mobilisations collectives au cœur des transitions démocratiques Comme il a été souligné plus haut, la perspective dominante sur les transitions

ANALYSER LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉSORPTION NÉGOCIÉE

CHAPITRE 1 : LES GUÉRILLAS AUX PRISMES DES INSURRECTIONS RÉVOLUTIONNAIRES, DE LA

2) Des mobilisations collectives au cœur des transitions démocratiques Comme il a été souligné plus haut, la perspective dominante sur les transitions

démocratiques exclut de son analyse non seulement tout acteur qui aurait recours à la violence, mais plus généralement toute réflexion sur la présence de la violence politique avant ou pendant la transition. De même, ce point de vue considère le rôle de la mobilisation collective, et tout particulièrement des organisations du mouvement ouvrier, non seulement comme un aspect

299 Cf. BEJARANO (Jesús Antonio), « Reflections », p.202-3, in ARNSON (Cynthia), Comparative peace processes

in Latin America. op. cit.

300 Cf. PIZARRO (Eduardo), Insurgencia sin revolución, op. cit., p.243-44.

301 À l’image du travail entrepris in DEZALAY (Yves), GARTH (Bryant), La mondialisation des guerres de palais.

marginal mais éventuellement comme un facteur nuisible à la démocratisation302. Comme pour la place de la violence politique, une conjoncture historique particulière dans laquelle les organisations ouvrières, souvent détruites, ou du moins sérieusement affaiblies par la période autoritaire, ne participent pas directement au changement de régime, est transformée en facteur favorable à la transition démocratique.

Pour les chercheurs qui ont mis en avant le modèle de la transition concertée, les organisations ouvrières doivent conserver des positions modérées pendant la période de la transition, car cela contribue à renforcer au sein des élites la perception selon laquelle le changement de régime ne suppose pas un désordre économique et social. Cette modération participerait à convaincre les dirigeants du régime les plus réticents à une ouverture à accepter la démocratisation303. Pourtant, certains auteurs ont participé à restaurer une réflexion sur le rôle des mobilisations collectives dans les processus de transitions démocratiques en analysant le rôle des organisations ouvrières et l’intensité des mobilisations collectives avant et pendant les processus de transition. Ils montrent combien, selon la formule d’Elisabeth Wood, « la mobilisation politique peut contribuer à précipiter la démocratisation plutôt qu’à l’empêcher »304.

302 Ainsi pour Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter « le plus grand danger qui menace le régime de transition

est celui qui provient de l’action collective de la classe ouvrière », in O’DONNELL (Guillermo), SCHMITTER (Philippe), Transitions from authoritarian rule, Tentative conclusions about incertain democracies., op. cit. p.55 ; ces réflexions les conduisent à indiquer dans leur travail qu’il est préférable pour l’avenir de la transition démocratique que ce soient les partis de centre-droit qui remportent largement les premières élections.

303 L’argument de la modération se retrouve dans l’ensemble de la littérature sur les transitions démocratiques,

d’autant qu’il repose sur les réflexions, déjà citées, de Robert Dahl sur les coûts de tolérance et de suppression. Il est souvent conforté par le rappel des expériences historiques de l’Europe occidentale, où la démocratie a été consolidée dans tous les pays après la défaite d’importantes mobilisations ouvrières. De même, l’exemple a contrario est constitué par les interruptions des processus de libéralisation, limitée et progressive, menés par les militaires en Argentine et au Chili au début des années quatre-vingt, expliquées par l’existence de mobilisations sociales. Généralement, les auteurs concluent que si la mobilisation populaire contribue effectivement à contester le régime autoritaire, il est nécessaire qu’elle modère ses revendications pendant le moment de la transition démocratique. Pour une synthèse sur ce thème, cf. VALENZUELA (Samuel), « Labor movements in transitions to democracy : a framework for analysis », Comparative Politics, 21, 4, juillet 1989, p.445-472.

304 WOOD (Elisabeth J.), Forging democracy from below. op. cit., p.18. En anglais, « political mobilization may

Si Ruth Collins et James Mahoney305 reconnaissent que les transitions démarrent à partir des divisions dans l’élite dirigeante sur l’opportunité ou non d’entreprendre une libéralisation politique, ils signalent combien la perspective stratégique dominante se concentre sur le seul moment de la négociation et de ce fait ne s’interroge pas sur les raisons possibles de cette tentative d’ouverture. Pour eux, même si cette approche avait voulu chercher à en comprendre les raisons, elle aurait sous-valorisé le rôle des acteurs sociaux, du fait de leur polarisation sur les acteurs individuels, leurs calculs stratégiques, et leurs interactions exclusives, sans considération sur ce qui les entoure306. Or, le mouvement ouvrier y est l’un des acteurs principaux, contribuant par ses actions à montrer les limites du régime en place, obtenant bien souvent une place dans les négociations où il cherche à approfondir le processus de démocratisation.

Deux cas de figure sont distingués sur l’importance de l’action des acteurs sociaux pendant le processus qui mène à la transition démocratique pour comprendre combien leur action est centrale. Une première situation est celle où les dirigeants du pouvoir autoritaire en place n’avaient pas de projet particulier de libéralisation et où les mobilisations collectives ont œuvré à déstabiliser et délégitimer le régime, et de ce fait ont contribué à l’obliger à négocier son retrait. Dans ce cas, que les auteurs qualifient de « destabilization/extrication », la mobilisation collective participe à déstabiliser le régime et à déclencher la transition – comme en Espagne307,

305 À partir de réflexions sur le populisme (COLLIER (David), COLLIER (Ruth Berins), Shaping the political arena.

Princeton : Princeton University press, 1979, 877 p.), Ruth Collier s’est intéressée au rôle des mobilisations collectives, et en particulier celles des organisations de la classe ouvrière, dans les processus de démocratisations ; les considérations qui suivent s’inspirent directement de COLLIER (Ruth), MAHONEY (James), « Adding collective actors to collective outcomes », Comparative Politics, 29, 3, 1997, p.285-303. Ruth Collier a prolongé ses réflexions dans une étude comparée sur le rôle des mobilisations sociales pendant les transitions démocratiques en Europe et en Amérique latine in COLLIER (Ruth), Paths toward democracy. Cambridge : Cambridge University Press, 1999, 230 p.

306 Les auteurs soulignent cet aveuglement méthodologique en utilisant les mêmes références documentaires que les

tenants des perspectives stratégiques, voire les propres résultats de recherche de ces derniers sur les cas considérés.

307 Cette réflexion constitue une contribution à une remise en question de la lecture pacifiée et démobilisée de la

transition espagnole, en montrant l’intensité de la mobilisation sociale, ainsi que de la répression qui s’en est suivie, dès la fin des années soixante et pendant toute la décennie soixante-dix. Le nombre de grèves augmente de façon très importante pendant les dernières années du régime franquiste : leur nombre annuel dépasse systématiquement entre 1973 et 1977 le niveau établi l’année précédente. Si le mouvement ouvrier n’est pas un acteur central de la transition démocratique proprement dite, il n’en est pas moins un contributeur essentiel de la délégitimation du

au Pérou et en Argentine. Une deuxième situation, le « jeu de transition », se retrouve là où, face à l’existence d’un projet de libéralisation existant, la mobilisation collective contribue à s’opposer au projet initial et à approfondir l’ouverture concédée, dans le cadre des négociations de la transition, à l’image de l’Uruguay et du Brésil. La mobilisation des organisations ouvrières pendant la période antérieure à la transition démocratique proprement dite, en opposition aux projets d’ouverture limitée du pouvoir autoritaire, ne signifie pas pour autant que le régime à venir va répondre aux revendications du mouvement ouvrier ; ce dernier parvient néanmoins à imposer que la gauche politique participe à la négociation308.

En se centrant davantage sur le moment de la transition en tant que tel, Nancy Bermeo309 cherche à montrer les limites d’une lecture trop automatique de l’argument de la modération comme condition pour le succès d’une transition démocratique. Le cas portugais, où la mobilisation révolutionnaire qui a conduit à la fin du régime autoritaire n’a pas créé pour autant de contre-réaction interrompant la transition démocratique, est souvent considéré comme une exception en la matière. Mais il convient de reconsidérer la modération qui aurait caractérisé le « modèle » espagnol : l’intense mobilisation sociale et la présence significative d’une violence politique n’ont pas empêché la réussite du processus310. L’auteur complète ce premier constat en comparant le nombre de grèves dans six pays (Brésil, Chili, Equateur, Corée du Sud, Pérou et Philippines) pendant les cinq années précédant les élections fondatrices : le mouvement ouvrier

régime autoritaire, dont le caractère corporatif supposait l’encadrement des travailleurs par la Phalange, parti-syndicat unique.

308 Il est d’ailleurs significatif que le Brésil et l’Uruguay soient pratiquement les deux seuls pays d’Amérique latine

où la transition démocratique voit l’émergence de nouveaux partis de gauche, en grande partie liés aux organisations syndicales mobilisées contre le régime autoritaire, et qui vont occuper une place significative dans le nouveau paysage politique, respectivement le Partido dos Trabalhadores et le Frente Amplio. Dans les autres pays, des partis de gauche, qui existaient précédemment et qui avaient été interdits pendant la dictature, se reconstituent, comme au Chili et au Pérou, à l’image de ce qui s’est passé quelques années plus tôt en Espagne.

309 BERMEO (Nancy), « Myths of moderation, confrontation and conflict during democratic transitions »,

Comparative Politics, 29, 3, 1997, p.305-22.

310 L’auteur fait remarquer que la période 1976-1979 n’est pas seulement une période de mobilisation sociale

intense, comme cela a déjà été évoqué. Ce sont également des années où le discours politique est marquée par une forte radicalisation et où le niveau atteint par la violence politique est le plus important.

ne devient pas plus modéré au fur et à mesure de l’avancée de la transition. Il est même possible d’affirmer que la modération de la classe ouvrière n’est pas une condition nécessaire pour la réussite d’une transition démocratique. De même, l’existence de groupes révolutionnaires armés relativement puissants dans les deux derniers cas, et d’un niveau élevé de violence politique en Corée du Sud, pendant les moments de leurs transitions démocratiques n’a pas conduit non plus à une interruption du processus et à un retour en arrière autoritaire311.

L’argument de la modération n’apparaît dès lors nullement comme une condition de la réussite d’une transition démocratique. Sans remettre en cause l’idée d’une relation entre coût de tolérance et coût de suppression, l’auteur suggère de repenser la manière dont ces derniers sont estimés. Ce n’est pas tant l’existence d’une mobilisation radicale en tant que telle qui affecte ou non la réussite ou pas de la transition démocratique, mais bien plutôt la manière dont l’élite au pouvoir estime les effets que peut avoir pour elle l’existence de cette mobilisation radicale.

La démocratie n’est rejetée par les élites que lorsque ces dernières la perçoivent, pour une raison ou pour une autre, comme la possibilité que les secteurs les plus radicaux accèdent au pouvoir et que cela signifie des conséquences directes contre elles. Mais c’est bien le seul cas où l’argument de la modération peut être vérifié. Dans de nombreuses autres situations, l’élite au pouvoir, face à l’existence d’un secteur radical de l’échiquier politique, fortement mobilisé, estime que les élections vont se traduire par la défaite des partis qui représentent cette option. Les élections peuvent être remportées alors soit par des partis modérés, soit, le cas échéant, par les partis représentant directement les intérêts de l’élite. Et la démocratie se traduira pour les anciennes élites au pouvoir, soit, au pire, par une sortie du pouvoir sans frais, soit, au mieux, par une nouvelle légitimation de leur influence politique312.

311 Le seul cas d’interruption du régime démocratique est la reprise en main autoritaire d’Alberto Fujimori au Pérou,

mais qui est intervenue à l’issue de 14 ans de régime démocratique.

312 L’auteur donne comme exemples la Chine en 1989 comme cas de processus avorté par crainte des effets d’une

Paradoxalement, une lecture du fait qu’une mobilisation radicale pendant une période de transition démocratique peut signifier un retour en arrière autoritaire, si généralisée parmi ceux qui se réclament d’une analyse stratégique des transitions, conduirait ces auteurs à ne pas comprendre le cas qu’ils considèrent comme modèle. En Espagne, la transition démocratique s’est non seulement déroulée sans encombre, malgré l’existence d’un niveau élevé de mobilisation politique et sociale et d’une violence politique armée, mais elle a permis en plus à un secteur significatif des anciennes élites liées au régime autoritaire de rester au pouvoir, désormais par la voie démocratique, tout en marginalisant les partis les plus radicaux313.

3) Les « transitions insurgées », ou la paradoxale voie armée vers la