• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I : L’AVENIR DE L’HOMME

2. La transgression des limites

Le discours transhumaniste semble porter à son paroxysme certaines caractéristiques du discours scientifique. Il semble faire dévier ces caractéristiques de leur finalité première. Ainsi en est-il de l’idée de transgression des limites ou à tout le moins de rejet des limites. Il faut noter que la démarche scientifique inclut cette notion de repousser les limites de la connaissance à un instant donné. Cette démarche est à considérer de façon positive comme un des moteurs du progrès. C’est parce que les scientifiques imaginent puis élaborent des hypothèses, conduisent des expériences selon des protocoles rigoureux que de nouvelles avancées sont possibles. Le problème se situe en aval lorsqu’il s’agit d’utiliser à bon escient les découvertes scientifiques. Ainsi, depuis la première et surtout la seconde guerre mondiale et au vu des dérives de l’instrumentalisation des avancées scientifiques à des fins militaires et idéologiques, le discours sur le progrès a pu être qualifié de « scientiste » dans un sens négatif. Actuellement, les progrès scientifiques courent le risque d’être instrumentalisés par le pouvoir économique. Cette idée de transgression des limites est non seulement interne à la science mais aussi à l’économie de marché avec l’idée de profit, de performance, de parts de marché à conquérir sans cesse.

Nous avons vu que les nanotechnologies portaient en elles cette double caractéristique de transgression des limites. La première caractéristique est une « transgression scientifique » avec la découverte des lois de la physique quantique qui remettent en cause la compréhension des lois physiques classiques. La deuxième caractéristique est une « transgression industrielle et économique » avec ce potentiel de créer de nombreux objets inédits aux propriétés nouvelles, y compris dans le domaine médical. A ce sujet, nous avons abordé au chapitre 2.6.2 de la deuxième partie de ce travail le discours typique de la promesse soutenu par le LEEM (Les entreprises du médicament) sur les perspectives de développement potentiel des nano-médicaments. Les nanotechnologies s’avèrent donc être le paradigme idéal pour soutenir un discours sur la transgression des limites.

132 On pourrait parler au sujet du discours transhumaniste sur les nanotechnologies de déni (de réalité) de la castration. Nous utilisons le mot « castration » au sens freudien et de manière générale dans le sens où « l’expérience inconsciente de la castration est sans cesse renouvelée tout au long de l’existence »207. Il s’agit de la castration sur un plan imaginaire. La « véritable » castration opère quant à elle par le langage. Le mot « déni » (Verleugnung) est utilisé également dans le sens freudien de refus de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante208. Ainsi ce discours évacue la catégorie de l’impossible, de la limite à son propre pouvoir, du « pas tout, tout de suite ». Il transpose à la place la croyance du « tout est possible et souhaitable » pour le bien de l’humanité bien évidemment. Ce discours sur les nanotechnologies participe au discours ambiant, dont la science est un des vecteurs, dans la société contemporaine, qui fait sauter le verrou des interdits anthropologiques fondamentaux que dénonce Jean-Pierre Lebrun : « Du fait d’entretenir la croyance que ²tout est possible² ou que ²rien n’est impossible² et de permettre ainsi l’évitement de la confrontation à cette ²impossibilité structurale², de ne plus témoigner de la rencontre avec cette déception fondamentale, tout se passe comme si notre société ne véhiculait plus la dimension des interdits fondateurs, ceux de l’inceste et du meurtre (…) »209.

Si ce discours sur les nanotechnologies rejette la réalité de l’interdit de l’inceste et, par voie de conséquence, de la castration en prônant un pouvoir sans limite des nanotechnologies, il s’agirait d’un déni (de la réalité) de la castration sur le plan imaginaire, sur le plan du fantasme, dans le sens où les auteurs de ce discours ne sont pas suffisamment « fous » pour ne pas savoir que la castration existe bel et bien mais qu’elle est un obstacle certain à leur rêve de toute-puissance. Il s’agirait d’une régression dans le sens d’une remise en jeu de ce qui fut « inscrit », c’est-à-dire de l’inscription nécessaire – mais pas toujours réussie selon les individus - de la notion de limite par la castration dans le psychisme humain. Le discours des transhumanistes sur les nanotechnologies serait ainsi, de façon exacerbée, un exemple de cette régression caractéristique de la société contemporaine, fascinée par le discours de la science et le discours économique du « no limit » (« pas de limite » en français). Ce discours agit

207

Juan-David NASIO, Enseignement de 7 concepts cruciaux de la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p.18.

208

Jean Laplanche, J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France P.U.F., coll. Quadrige, 5e édition, 2007, p. 112-117.

209

Jean-Pierre LEBRUN, Un monde sans limite. Essai pour une clinique psychanalytique du social, op.

133 comme un leurre et fait croire à la possibilité effective d’une toute-puissance infantile. Il conforte la tendance lourde de notre société contemporaine dans « le vœu de nous débarrasser de la castration » pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Lebrun210. Le discours transhumaniste, mais également les médias et la presse de vulgarisation scientifique qui apprécient les informations spectaculaires (le scoop), retiennent les effets d’annonce futuristes qui mettent l’accent sur ce pouvoir qu’aurait l’homme contemporain à transgresser les limites. Tout se déroule comme si ce discours sur les nanotechnologies maintenait l’être humain à ce stade non dépassé de la toute-puissance infantile.