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CHAPITRE III : QUELQUES HYPOTHESES D’UN POINT DE VUE PSYCHANALYTIQUE

2. Entre culture du narcissisme et faille narcissique

Lorsque les différents auteurs parlent des effets de la technique sur nos contemporains et qu’ils utilisent le terme de narcissisme, ils ne l’emploient généralement pas dans son sens strictement psychanalytique. Le narcissisme est plus simplement synonyme d’estime de soi, de valorisation de soi. Le narcissisme primaire selon Freud concerne le moment où l’enfant se prend lui-même comme objet d’amour. Dans une étape ultérieure, il choisit des objets extérieurs. Lors de la phase du narcissisme primaire, l’enfant se croit également dans la toute-puissance de ses pensées266.

Dans le discours transhumaniste sur les nanotechnologies et leurs possibilités appliquées au corps humain, on retrouve cette préoccupation centrale et cette focalisation sur le corps. Mais le corps semble être de façon ambivalente à la fois objet d’amour mais également objet de « haine » puisqu’il est naturellement et structurellement imparfait et qu’il faut l’améliorer ou l’augmenter. On retrouve de surcroît cette idée de toute-puissance et les adeptes du transhumanisme semblent vraiment croire à cette toute-puissance via les technologies en général : « Le technoprogressiste ne veut pas prolonger une vie paisible en pantoufles , mais augmenter le potentiel humain pour relever les défis majeurs de notre époque, à partir de la compréhension scientifique profonde de la réalité (qui dans sa complexité met à l’épreuve la puissance actuelle de l’intelligence humaine et défie nos certitudes) jusqu’à

265

Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard NRF essais, 2002, p. 66-67.

266

Jean LAPLANCHE, J.B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France P.U.F., coll. Quadrige, 5e édition, 2007, p. 264.

171 l’exploration et la colonisation de l’espace »267. Voici donc un vaste programme qui accroîtrait la toute-puissance de l’être humain même sur l’univers entier.

L’univers technique, dans lequel l’être humain vit, lui impose un mode de dévoilement268 et une lecture du monde bien spécifique. Chaque chose doit être donnée en pleine lumière, doit être expliquée, doit être à sa disposition pour la satisfaction de ses besoins et de ses désirs. Ainsi la technique pourrait apparaître comme un facteur de plus grande liberté. Cependant ses effets sont ambivalents : imposer une lecture du monde en terme de maîtrise, de pouvoir sur les objets et sur les êtres vivants induit la notion d’efficacité, d’utilité, de résultats et, pour ce qui nous intéresse, d’objectivation du corps. La technique ne peut être uniquement comprise comme pourvoyeuse de moyens pour les êtres humains de satisfaire leurs désirs, elle implique aussi la domination de l’utilité au détriment des questions de sens, de dignité. Quel est alors le sens proprement humain de l’existence si l’être humain est entraîné dans une course sans fin vers de nouveaux défis techniques ? Comment soutenir une bonne estime de soi si la technique s’avère être « un facteur de mésestime de soi »269 ? Le point de basculement se situe au moment où l’objet technologique, de source de liberté et de toute-puissance, devient source d’esclavage, de frustration, d’impuissance et de colère. Citons comme exemple notre impuissance devant un ordinateur en panne, devant un GPS non mis à jour suite à des travaux dans une ville, devant un serveur vocal qui ne nous propose pas dans son menu « notre » problème à régler, ou encore notre perplexité face à l’obligation de répondre à une voix synthétique et artificielle pour accéder à des services de l’administration.

Nous assistons donc au paradoxe suivant : alors que la technique est présentée comme moyen d’émancipation, comme moyen de simplification de la vie quotidienne, comme moyen de « gagner » du temps donc de le maîtriser, elle rend le quotidien plus compliqué et parfois absurde. Alors que la technique pourrait a priori réparer la faille narcissique de l’homme en comblant ses besoins et ses manques (même si ce procédé s’avère illusoire d’un point de vue psychanalytique puisque c’est justement le manque qui alimente le désir), elle ne fait qu’ouvrir encore plus cette faille. Dans la perspective

267

Les valeurs du transhumanisme, 2. Pourquoi évoluer ? Des défis à l’auteur du potentiel humain, sur le site internet http://www.transhumanistes.com/presentation.php.

268

Martin HEIDEGGER, Essais et conférences. La question de la technique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980.

269

Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, op. cit. p.138.

172 d’une vision critique de la technique, l’être humain perd au nom du progrès technique un nombre non négligeable d’initiatives, d’actes responsables et de savoir-faire dont les risques se traduisent par une infantilisation de son comportement et une perte de son autonomie physique et intellectuelle. Tous les acquis et toute l’autonomie que l’être humain a mis des années à maîtriser durant son enfance se trouvent finalement édulcorés et vidés de leur sens. Les possibilités intellectuelles et physiques deviennent progressivement obsolètes au profit des machines : le calcul mental est remplacé par la calculatrice, la psychomotricité fine de la main est remplacée par le clavier d’ordinateur, les jeunes enfants vont bientôt apprendre à tracer les lettres avec un seul doigt sur une tablette au lieu d’apprendre à tenir un crayon qui implique toute la main, les cinq doigts, le poignet, le coude et le bras. La simplification espérée de la vie quotidienne et l’éradication des contraintes matérielles mènent parfois à un nouvel esclavage moderne, à une soumission aux machines, aux divers robots et ordinateurs. Cette réflexion est un constat de notre société, il n’implique pas une nostalgie du passé ou une technophobie. L’interrogation doit porter non sur un quelconque regret mais sur le fait que nous n’avons guère le choix d’utiliser ou non toutes ces nouveautés technologiques dès le plus jeune âge. Le corps subit un phénomène de rétractation de ses possibilités et, du coup, la conséquence en est une amplification de cette vision véhiculée par le discours transhumaniste d’un corps défaillant et faible à modifier et à augmenter sans retard. Nous assistons donc, d’un côté à un appauvrissement des possibilités physiques et intellectuelles du corps dû à l’omniprésence des machines, de l’autre côté à une volonté d’amélioration et d’augmentation des possibilités du corps jugé inadéquat et constituant un frein aux rêves de toute-puissance de l’être humain.

Ce constat s’inscrit dans une situation à nouveau paradoxale puisque notre société occidentale cultive un narcissisme à outrance vis-à-vis du corps essentiellement basé sur la beauté, la jeunesse, l’idéal esthétique et la performance sous toutes ses formes270. La performance participerait à la construction identitaire du sujet. La performance deviendrait alors « productrice de sens par la sensation de dépassement de soi »271. Ainsi nous en arrivons à une situation de « maltraitance » du corps en cascade : le corps est appauvri de ces réelles possibilités par les machines et la technique, puis le

270

Alain EHRENBERG, Le culte de la performance, troisième partie « De l’aventure entrepreneuriale à la dépression nerveuse », op. cit., p.171-287.

271

Georges VIGNAUX, L’Aventure du Corps. Des mystères de l’Antiquité aux découvertes actuelles, Paris, Pygmalion, 2009, p.369.

173 comblement de cette perte a lieu par une logique de « dépassement de soi » dans des activités sportives et intellectuelles tant dans les domaines des loisirs que sur le lieu de travail. A aucun moment ne semblent être tout simplement acceptées les capacités physiologiques et naturelles du corps comme un acquis positif. Cet acquis peut éventuellement être prolongé dans son efficience par l’entretien et le maintien de ses capacités et par des outils – qui doivent rester dans leur rôle d’outil au service de l’être humain et non pas devenir un outil d’aliénation. Nous assistons soit à un amoindrissement, soit à un forçage des capacités corporelles. Dans les deux cas, le corps est maltraité voire haï. L’apogée de cette logique se retrouve dans le discours transhumaniste. Si nous acceptons l’idée selon laquelle l’homme est fait de chair, qu’il n’a pas seulement un corps (relation purement objective) mais est ce corps (relation subjective), toute altération du corps revient à une altération du sujet. Finalement, au lieu d’arriver à une construction positive du sujet, le statut dévalorisé du corps induit le statut dévalorisé du sujet.