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CHAPITRE I : L’AVENIR DE L’HOMME

4. La volonté de toute-puissance dans tous ses états : maîtriser l’in-maîtrisable

4.2 Un rapport à la mort et à la castration problématique

Par voie de conséquence, le rapport à la mort est très problématique dans ce discours et touche au niveau universel de la constitution de « l’humus humain ». A ce niveau, il y a bien sûr le rôle de l’entrée dans le langage (la castration opère par le langage d’un point de vue psychanalytique) qui signifie à l’enfant qu’il doit consentir à une limite de sa jouissance mais, un peu plus tard, il y a le moment où l’enfant découvre la mort et le fait que lui aussi est mortel.

Dans le discours des transhumanistes, tout se passe comme si ils refusaient catégoriquement la mort et la finitude. Les nanotechnologies doivent servir à consolider ce refus en quelque sorte. Personne ne sait quand, où et comment il va mourir, à moins

136 d’avoir accès à l’euthanasie active en revendiquant le « droit de mourir dans la dignité ». Cette idée de non maîtrise de la mort semble insupportable aux promoteurs du discours transhumaniste qui reflète de façon exacerbée notre relation à la mort dans la société post-moderne voire post-mortelle en référence au titre d’un ouvrage de sociologie de Céline Lafontaine214. La science, et en particulier les nanotechnologies appliquées à la médecine, doivent servir désormais à vaincre techniquement la mort. Ce discours s’inscrit dans la croyance selon laquelle la science peut tout maîtriser et tout expliquer, en particulier la vie. La science a tendance actuellement à expliquer la vie en la réduisant à des lois physiques, à des lois chimiques et à des processus cellulaires ou encore à des lois génétiques. Le discours transhumaniste en reste à cette proposition d’explication.

Ainsi il suffirait de comprendre les processus biologiques du vieillissement pour pouvoir à terme repousser les limites temporelles de notre existence. La compréhension de la vie en reste au mot grec bioV (« bios » : la vie en soi, l’existence, qui a donné le mot biologie) et au mot zwh (« zoê » : la vie, qui a donné le mot zoologie). Mais qu’en est-il du troisième mot grec pour désigner la vie, à savoir le mot yuch (« psuchê ») qui signifie dans son premier sens « souffle » puis par extension « souffle de vie » d’où « âme comme principe de vie » et qui donne le mot psychisme ? Or la science ne peut rien dire de notre ressenti, de nos émotions, de nos sensations qui restent uniques et propres à chaque individu. Elle ne peut éventuellement que mesurer telle influence d’une émotion sur notre corps comme le taux de dopamine ou de sérotonine en un instant T qui active la zone cérébrale correspondant au plaisir ou à la récompense. Le fait de vivre va au-delà de la vie biologique. Elle ne peut se réduire à un objet d’étude. Heidegger a écrit que « l’être ne se donne pas à voir »215 et effectivement, nous pourrions dire que l’être se donne à parler. Tout vouloir expliquer de façon scientifique permet certes de repousser les limites de la connaissance et par là même de stimuler la recherche et de nouvelles découvertes (ceci doit être compris dans un sens positif) mais il convient également de tenir compte du fait que tout n’est pas compréhensible, explicable, maîtrisable par la seule connaissance scientifique. Une part de mystère dans le fonctionnement du monde ou du corps humain peut nous échapper sans que cela soit forcément négatif. Bien au contraire, l’existence d’un manque dans notre compréhension du monde permet de se remettre en mouvement pour construire et

214

Céline LAFONTAINE, La société post-mortelle, Paris, Seuil, 2008.

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137 inventer. Le discours transhumaniste véhicule des traces caractéristiques de la pensée scientiste de la fin du 19e siècle, à savoir : la science est source de progrès, elle permet la satisfaction des besoins, des aspirations de l’humanité, et contribue ainsi à son bonheur. Il propose, de surcroît, une compréhension caricaturale et déformée de la science ancrée uniquement dans la toute-puissance, alors que tout scientifique digne de ce nom respecte au cours de ses recherches un protocole scientifique empreint de prudence, d’élaboration d’hypothèse toujours à vérifier avant d’en déduire des conclusions, d’une recherche d’un certain consensus entre scientifiques.

Cette constatation laisse à penser que ce discours véhicule une relation problématique avec la castration. Le processus de castration, selon Freud, est en lien avec le bon déroulement du complexe d’Œdipe : renoncer à la mère pour pouvoir s’ouvrir à un mode de représentation et se tourner vers les autres. En effet, dans les stades pré- oedipiens que sont le stade oral et le stade anal, il n’y a pas d’autre. Autrement dit, le processus de castration consiste en l’acceptation d’une perte fondamentale qui paradoxalement introduit une limite : c’est renoncer au rapport fusionnel avec la mère et accepter le manque pour accéder au désir, moteur de la vie. Lacan a articulé le processus de castration avec l’entrée dans le langage : la parole du père va substituer la parole à l’objet216. L’enfant accède alors au stade génital et découvre qu’il y a un autre (le père) que la mère désire. Lacan distingue trois modalités du manque : la privation, la frustration et la castration. Le discours transhumaniste semble aller plus loin que le refus de la privation (manque réel) ou que la frustration (manque imaginaire). Il s’agit d’un déni de la castration (manque symbolique), c’est-à-dire ne pas vouloir renoncer à tout maîtriser, tout comprendre, tout savoir. L’affaire est donc plus grave puisque tout laisse croire dans ce discours à un refus de quitter la position de toute-puissance imaginaire infantile.

Nous émettons l’hypothèse que l’homme contemporain mise en scène dans le discours transhumaniste resterait plus ou moins bloqué à ce stade pré-oedipien. Par le déni (de réalité) de la castration, il aurait des difficultés à accéder au processus d’inscription des limites - et donc de la loi - dans son processus de développement et de structuration

216

Jacques LACAN, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. Point Essais, 1990.

138 psychique. Ainsi dans le schéma ci-dessous, la problématique du discours transhumaniste se situe sur la troisième ligne, au niveau symbolique :

Figure 20 : Problématique du discours transhumaniste par rapport au manque et à la castration

Le déni (de réalité) de la castration peut également être interprété comme le refus d’un cheminement nécessaire. Puisqu’il n’y a pas de mode d’emploi pour vivre, que la vie est un apprentissage et que l’être humain n’est pas à l’abri d’erreur de parcours, il convient de prendre en compte le temps du chemin dont nous ne connaissons pas le tracé ni les méandres à l’avance. Ce cheminement nécessite des efforts, des tâtonnements, des erreurs, des doutes, des succès. La seule chose dont l’être humain est certain, c’est que ce chemin a un début et une fin, qu’il se déroule entre un point de départ et un point d’arrivée. Ce chemin tel un pont fait la jonction entre deux rives, celle de la naissance et celle de la mort. Si le point d’arrivée est effacé et remplacé par cette idée « d’éternité » ou « d’éternelle jeunesse » du discours transhumaniste, le chemin ne mène plus nulle part et perd tout son sens, aussi bien son sens spatial que temporel mais aussi son sens symbolique. Il ne structure plus l’existence. Le déni (de réalité) de la castration revient à une destructuration du sujet.

Le refus du vieillissement, du handicap, de la maladie et de la limite ultime que constitue la mort sont autant de refus des limites dans l’existence de tout être humain. Alors que le corps vivant a une limite spatiale et une limite temporelle, cette limite

Manque réel : refus de la privation Manque imaginaire : frustration Manque symbolique : castration Castration réelle :

soustraction d'un membre du corps

Castration imaginaire : renoncer au sein de la mère

Castration symbolique : renoncer à tout maîtriser, tout comprendre, tout savoir

139 temporelle qu’est la mort est remise totalement en question. Ce refus de la mort est aussi le refus de prendre acte d’un processus de toute une vie. Nous pourrions dire que tout le long de notre vie, nous sommes en réalité des êtres en devenir qui « allons » mourir si nous tenons compte du processus de vieillissement des fonctions vitales et cellulaires. Paradoxalement, la négation de la mort avec l’idée d’éternelle jeunesse n’ouvre pas vers « plus de vie » mais aboutit à un processus mortifère puisque la négation des limites, c’est la négation du manque et donc la mort du désir compris au sens d’élan vital.

La négation de la mort signifie également la perte du sens de la vie et la perte de sa valeur : c’est parce que la vie est unique, qu’elle se déroule sur un laps de temps dont nous ne connaissons pas l’heure de la fin qu’elle a un prix à nos yeux et que l’on ressent la responsabilité de ne pas la gaspiller, et si possible de la vivre pleinement. La vie est un don mais ses limites impliquent une responsabilité à en « faire quelque chose », poussent à se mettre en mouvement et à agir. Selon Georg Simmel reprenant la formulation hégélienne, vie et mort sont sur « le même degré de l’être » et il affirme que « La vie en elle-même appelle la mort, en tant que son contraire, en tant que ²l’Autre² en quoi se transforme la chose et sans lequel cette chose ne possèderait absolument pas son sens et sa forme spécifique »217. C’est parce qu’il existe une limite ultime, un manque ultime dont nous ne connaissons rien et que nous ne pouvons pas entièrement maîtriser qu’il y a en quelque sorte « urgence à vivre », « désir de vivre » malgré les vicissitudes et les difficultés de l’existence humaine.

Autrement dit, le manque ultime constitue le moteur de notre vie. Il est le socle sur lequel repose l’instinct de survie. Par exemple, sans la sensation du manque de nourriture, il n’y a pas cette mise en mouvement de réclamer de la nourriture de la part du nourrisson (par des manifestations corporelles tels que les pleurs) ou de la quête de nourriture pour l’adulte (par plusieurs formes d’actions tels la chasse, la cueillette, l’agriculture, la préparation des repas, l’emploi engendrant un salaire pour acheter de la nourriture). La négation du manque dans le discours transhumaniste revient à une mort « à la petite semaine » et porte en elle finalement le contraire de ce qu’espère ce courant, c’est-à-dire le contraire du vivant (il faut noter qu’en français il s’agit bien d’un

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Georg SIMMEL, Métaphysique de la mort, in La tragédie de la culture, Paris, Editions Rivages, coll. Rivages Poche Petite Bibliothèque, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, 1988, p. 174.

140 participe présent avec l’idée de déroulement de l’action ici et maintenant), le contraire d’une vie pleine d’énergie.