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CHAPITRE II : PROBLÈMES ÉTHIQUES POSÉS PAR LES NANOTECHNOLOGIES EN MÉDECINE

2. Analyse du débat public français sur les nanotechnologies

2.4 Le débat public français : un échec annoncé ?

Nous tenons à souligner qu’un des aspects positifs du débat public repose sur le fait que, pour la première fois, la possibilité a été offerte au public de parler des nanotechnologies, contrairement à ce qui s’est passé en France pour le nucléaire ou le génie génétique, en particulier la question des organismes génétiquement modifiés (OGM). Il faut également prendre acte de la nouveauté suivante : à l’ère de la technoscience, les programmes de recherche prévoient une mise en débat de la recherche. Ainsi aux Etats Unis, la nanoinitiative de 2000, souhaitée par le président Bill Clinton, prévoyait une mise en interrogation des impacts sociétaux des nanotechnologies.

Le deuxième point positif est la constitution d’une base de données et de points de vue à l’occasion de ce débat. Le site du débat public français avance les chiffres suivants : 169.717 consultations sur le site Internet, 661 questions, 250 avis, 75 contributions, 51 cahiers d’acteurs publiés, 3216 personnes aux réunions, et 1115 retombées médiatiques167. La lecture des cahiers d’acteurs permet d’appréhender les différentes positions en faveur ou en défaveur des nanotechnologies. Un certain nombre de ces cahiers ont posé des questions éthiques pertinentes, qui malheureusement n’ont pas été développées dans le déroulement des débats.

A titre d’exemple, l’association Vivagora a soulevé le problème de la remise en cause des distinctions entre l’inerte et le vivant, entre la nature et l’artifice qui touche également aux conceptions métaphysiques de notre civilisation occidentale168. Le syndicat UNSA fait allusion à des objets nanotechnologiques qui pourraient amener des modifications sur nos modes de vie, sur nos rapports sociaux, voire une fracture technologique entre les riches et les pauvres169. L’association Les Amis de la Terre pose

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Retranscription écrite du débat du 23 février 2010 à Paris, CNDP, intervention de Jean Bergougnoux, p. 10, et bilan du débat public sur le développement et la régulation des nanotechnologies p. 2, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

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Cahier d’acteur sur le développement et la régulation des nanotechnologies, association VivAgora, CNDP, octobre 2009, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

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102 la question de la frontière à définir entre le soin et la transformation de l’humain et affirme que « Le déploiement généralisé des nanotechnologies risque de liquider la perspective humaniste qui fonde nos sociétés »170. Les réflexions des cahiers d’acteurs sont bien plus riches et diversifiées que les échanges lors des débats et il aurait été plus judicieux de partir de ce matériau très intéressant pour organiser les débats et poser les thèmes de réflexion éthique. Ce constat nous amène aux aspects négatifs du débat public.

Le revers de la médaille d’une démarche semblable à la nano-initiative américaine réside dans le fait que le débat public est téléguidé par la politique de recherche du gouvernement. En Europe, le débat européen a été organisé par les instances de Bruxelles. En France, le débat public a été organisé par la CNDP (Commission Nationale du Débat Public) saisie par le gouvernement le 23 février 2009 pour répondre à un engagement du Grenelle de l’environnement conformément à l’article 42 de la loi n° 2009-967 du 3 août 2009171.

Si le débat est téléguidé ou si les grandes lignes de discussion y sont a priori fixées puisque, selon le texte de loi, la préoccupation majeure est celle de la réglementation des substances nano-particulaires et leur déclaration obligatoire, à quoi sert-il alors de demander à la société d’intervenir sur les choix scientifiques ? Dans la rubrique « Rapports et études » du site internet du débat public, l’internaute tombe tout d’abord sur les rapports émanant de l’AFNOR (Association Française de Normalisation), de l’AFSSET (Agence Française de Sécurité Sanitaire de l’Environnement et du Travail), de l’INERIS (Institut National de l’Environnement Industriel et des Risques) et sur l’article de droit médical rédigé par Christophe Fichet172avocat au sein d’un des plus importants cabinets français d’avocats internationaux Gide Loyrette Nouel, avant de octobre 2009, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

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Cahier d’acteur sur le développement et la régulation des nanotechnologies, association Les Amis de la Terre, CNDP, octobre 2009, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

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Article 42 de la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 : « L’utilisation des substances à l’état nanoparticulaire ou de matériaux contenant des nanoparticules fera l’objet d’un débat public organisé sur le plan national avant fin 2009. L’Etat se donne pour objectif que, dans un délai de deux ans qui suit la promulgation de la présente loi, la fabrication, l’importation ou la mise sur le marché de substances à l’état nanoparticulaire ou des matériaux destinés à rejeter de telles substances, dans des conditions normales ou raisonnables prévisibles d’utilisation, fassent l’objet d’une déclaration obligatoire, relative notamment aux quantités ou aux usages, à l’autorité administrative ainsi que d’une information du public et des risques et des bénéfices liés à ces substances et produits sera élaborée. L’Etat veillera à ce que l’information due aux salariés par les employeurs soit améliorée sur les risques et les mesures à prendre pour assurer leur protection ».

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Christophe FICHET, « Nanotechnologies dans le domaine médical : un remède face à la crise en mal de règlementation. », Petites Affiches, N° 180, 9 septembre 2009, p. 3-5.

103 pouvoir accéder à la bibliographie plus diversifiée. La construction de la navigation au sein même du site internet dénote une perspective davantage axée sur la régulation et la toxicologie que sur l’éthique proprement dite.

D’autres questions peuvent également émerger, à savoir : le public n’est-il pas déjà mis devant le fait accompli puisqu’un certain nombre de produits sont déjà sur le marché ? Le débat vise-t-il la promotion et l’acceptabilité des nanotechnologies ou bien le court- circuitage d’une nouvelle levée de bouclier pour éviter le « syndrome OGM » ? Ce sont des arguments avancés par les opposants au débat public. Ainsi l’association altermondialiste ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne) affirme : « On assiste au même phénomène que pour les débuts du nucléaire et des OGM, le débat public n’existe pratiquement pas »173.

L’argument de la promotion des nanotechnologies a été renforcé par la configuration même de l’organisation du débat : dix sept grandes villes ont été choisies pour ces débats car elles ont un lien industriel et économique avec certains pans du développement des nanotechnologies. De surcroît, les thèmes de chaque rencontre avaient également un lien avec le secteur industriel, les activités des entreprises, les laboratoires de recherche de chaque ville choisie. Ce qui a eu pour conséquence d’atomiser le débat sans partir des questions et des préoccupations des personnes qui ont fait l’effort de venir à ces débats. L’impression en a été une organisation technocratique du débat teintée d’une visée de promotion économique, qui présentait les avancées technologiques de certaines entreprises régionales ou nationales. La grande majorité des intervenants étaient des scientifiques et des experts qui ont certes fait un effort de vulgarisation et ont tenté de donner des explications compréhensibles à un public non averti, mais le débat a été mis en terme d’expert et la préoccupation majeure en a été la toxicologie. Il faut cependant reconnaître que le sujet des nanotechnologies est particulièrement ardu à traiter.

Nous devons également nous poser la question du choix des intervenants : pourquoi y-a- t-il eu si peu de spécialistes des sciences humaines ? Un seul philosophe, Jean-Michel Besnier, a participé au débat d’Orsay et son intervention a été extrêmement brève alors qu’il posait sans aucun doute les véritables questions éthiques de ce débat et insistait sur une prise en compte du rôle de l’imaginaire dans la compréhension que nous avons des

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Contribution au débat public de l’association ATTAC, Les citoyens face aux nanotechnologies, p. 3, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

104 sciences. Les innovations scientifiques et les innovations technologiques en découlant induisent également une remise en question de nos visions de monde, de la nature, de la société, des valeurs morales et religieuses. Notons également qu’il n’y avait aucun représentant d’une quelconque confession religieuse.

Enfin, nous devons nous interroger sur le rôle qu’a joué la nanomédecine dans ce débat. Cette dernière a été abordée selon l’approche classique des bénéfices et des risques. Ce type d’approche n’induit-elle pas une certaine instrumentalisation de la médecine qui servirait de fer de lance ou de cheval de Troie dans le but inavoué de l’acceptabilité civile des nanotechnologies ? La question reste ouverte.

Le déroulement du débat public a été émaillé de nombreux incidents allant de la simple perturbation à l’entrave totale du débat. Si les premières réunions à Strasbourg, Toulouse, Orléans, Bordeaux, Clermont-Ferrand, entre autres, se sont déroulées sans encombre, celles de Lille, Rennes, Lyon et Marseille ont été fortement perturbées et interrompues suite à de bruyantes manifestations d’opposants aux nanotechnologies. La réunion prévue à Grenoble, site sensible car c’est un pôle d’excellence en matière de nanotechnologies et qui fait face à une opposition déterminée de la part de l’association Pièces et Main-d’œuvre (PMO)174, a été annulée. Les dernières réunions prévues à Orsay, Montpellier et Nantes ont été annulées et remplacées par un débat sur Internet. A Orsay, le 26 janvier 2010, les experts en présence se sont retrouvés dans une salle sans public et ont répondu à des questions posées sur Internet et par téléphone. Les conditions de mise en œuvre d’un débat public ont donc été partiellement anéanties. La CNDP (Commission Nationale du Débat Public) reconnaît avec honnêteté dans son bilan (ANNEXE N°2) les aspects négatifs du débat public et son relatif échec175. Mais l’analyse qu’elle en déduit est incomplète et discutable.