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CHAPITRE I : ELABORATION D’UNE NANO-ÉTHIQUE

2. Quelle éthique pour les nanotechnologies ?

2.5 Eclairages complémentaires à une éthique dialogique

2.5.3 Ethique, morale et moralisme

Une dernière remarque est ici proposée pour clore les éclairages complémentaires à une éthique dialogique et proposer ensuite un nouveau modèle de réflexion éthique relatif aux nanotechnologies. La distinction entre éthique et morale est à préciser dans un premier temps.

Selon Paul Ricoeur, l’éthique relève de la vie bonne, des vertus, des pratiques : « L’éthique (…) c’est le mouvement même de la liberté qui cherche une vie bonne, dans la sollicitude envers autrui et dans un juste usage des institutions sociales »102 alors que la morale renvoie au devoir et aux règles. Autrement dit, l’éthique tente d’établir des critères pour juger si une action est bonne ou mauvaise, pour juger les motifs et les

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69 conséquences d’un choix ou d’un acte. Le problème majeur avec l’avancée rapide de la science et des nouvelles techniques c’est qu’il n’y a pas de réponse éthique préétablie face à une innovation103. Cet écueil est particulièrement aigu avec les nanotechnologies. L’élaboration d’une nano-éthique aura manifestement toujours un temps de retard par rapport à la mise au point de nouveaux produits utilisant les nanotechnologies. C’est la raison pour laquelle l’hypothèse de Marie-Geneviève Pinsart selon laquelle « une éthique générique n’est pas une approche d’accompagnement éthique du développement des nanos »104 doit être nuancée. Ce temps de retard - qui se retrouve également dans l’élaboration de la bioéthique en général -, une fois constaté, doit inciter les éthiciens à imaginer un nouveau modèle de réflexion éthique.

Un premier temps consisterait en la nécessité de lister de la façon la plus exhaustive possible et sans a priori des problèmes ou des difficultés éthiques qu’une innovation nanotechnologique induit. A ce stade, la proposition du tableau élaboré par Marie- Geneviève Pinsart dans le cadre d’une éthique générique105 est pertinente. Un deuxième temps serait consacrer à tenter de hiérarchiser ces problèmes : ils n’ont pas tous le même impact, ils ne relèvent pas tous des mêmes acteurs, ils n’interfèrent pas tous au même niveau sociétal. Le troisième temps serait dévolu à proposer un modèle de réflexion éthique qui ne pourrait qu’être provisoire et devrait être révisé régulièrement en fonction des avancées des nanotechnologies, des études d’impacts sur la santé et l’environnement mais également sur nos choix de société et sur notre vision du monde. Il faut souligner que l’étude des impacts est elle-même tributaire de la mise au point de nouveaux outils de mesure (métrologie) et de la collaboration des différentes disciplines de la recherche en sciences « dures » et en sciences humaines et sociales. Il s’agit donc d’un modèle évolutif susceptible d’être modifié dans le temps et qui tenterait de donner une place à peu près équivalente à la réflexion scientifique, à la réflexion en sciences humaines et à la réflexion économico-politique, ceci afin d’éviter la tentation du moralisme qui ne ferait que gripper les rouages de la réflexion éthique sur les nanotechnologies.

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Cf la notion d’éthique par les nanotechnologies de Vanessa Nurock, « Avons-nous vraiment besoin de ″ nano-éthique ″ ? » in : Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Raphaël LARRERE, Vanessa NUROCK dir., Bionano-éthique. Perspectives critiques sur les bionanotechnologies, op cit., p. 113-126.

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Marie-Geneviève PINSART, « L’hétérogénéité des objets nanos : deux nouvelles méthodes pour activer une éthique générique » in : Céline KERMISCH, Marie-Geneviève PINSART (éds), Les

nanotechnologies : vers un changement d’éthique ? Nanotechnologies : towards a shift in the scale of ethics ?, Bruxelles, Belgique, éditions E.M.E. & InterCommunications s.p.r.l., 2012, p.76.

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70 Si on retient la définition du moralisme dans une intention polémique qui consisterait à y voir une pensée qui surévalue la dimension de la morale dans le sens d’une application de règles morales très strictes et difficilement révisables, alors effectivement une éthique « moraliste » empêcherait l’élaboration d’une pensée éthique sur les nanotechnologies qui obligent par leur développement à remettre toujours en question l’élaboration d’une nano-éthique pour suivre au plus près les avancées scientifiques. Ainsi il est nécessaire par exemple d’évaluer l’idée d’un moratoire total sur les nanotechnologies défendue par l’association écologique Les amis de la terre106 qui affirme dans sa synthèse qu’ « un moratoire sur la recherche et la commercialisation des nanotechnologies est la seule attitude raisonnable» eu égard à notre ignorance quasiment totale de l’impact et des effets des nanoparticules sur la santé humaine et l’environnement. Un moratoire total paraît malheureusement utopique dans la mesure où des produits issus des nanotechnologies sont déjà commercialisés et que les enjeux économiques sont si importants qu’il semble inenvisageable pour les Etats de revenir en arrière. Il resterait néanmoins la possibilité d’une réticence des consommateurs vis-à-vis de ces produits issus de la nanotechnologie, si tant est qu’ils soient informés par un étiquetage spécifique, voire la possibilité d’un refus de les consommer à l’instar de ce qui se passe en France vis-à-vis des produits contenant des OGM.

Cependant, l’idée d’un moratoire éventuellement temporaire ou partiel peut avoir un impact positif dans le sens où il réintroduit dans l’élaboration d’une pensée éthique sur les nanotechnologies la notion de temps : on pourrait ainsi envisager l’articulation du principe de précaution à un moratoire temporaire qui laisse le temps aux chercheurs de trouver des solutions pour mesurer l’impact des nanotechnologies et aux éthiciens d’élaborer et de poser les bases d’une nano-éthique. La réintroduction du facteur temps apparaît comme une gageure car elle semble au premier abord très difficile à envisager au regard de la vitesse de développement des innovations en matière de nanotechnologies, de la compétition économique et des politiques de développement des Etats. Cependant, cette vitesse de développement et les immenses espoirs soulevés par l’avènement des nanotechnologies commencent à se heurter à certaines limites techniques. L’imagination prospective a peut-être été poussée un peu loin dans le but inavoué de l’obtention de financements publics ou privés des recherches et les chercheurs se heurtent à des difficultés insoupçonnées ou du moins minimisées quant à

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Les Amis de la Terre, Cahier d’acteur sur le développement et la régulation des nanotechnologies, pour le débat public sur les nanotechnologies, octobre 2009.

71 la manipulation concrète et effective de la matière à l’échelle nanométrique107. Entre les promesses et la réalité, entre la science et la science-fiction, un gouffre existe. Cet état de fait a pour conséquence de laisser un peu de temps à la réflexion éthique sur le développement des nanotechnologies et à la mise sur pied de normes. Ainsi il nous semble possible de proposer un modèle (non exhaustif et perfectible) de réflexion éthique qui tienne compte de ce facteur temps.