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CHAPITRE II : LA « MALTRAITANCE » DU CORPS

2. Corps objet

L’homme selon le discours transhumaniste n’est pas un corps mais il a un corps. L’avoir gagne définitivement la partie sur l’être. Il entend jouir de son corps comme il le souhaite, le manipuler et tenter des expériences dessus au nom de la liberté de disposer de son corps à sa guise. Tout se passe comme si l’homme était extérieur à son corps, qu’il l’utilisait comme un objet, qu’il l’instrumentalisait pour mieux dénier la castration et atteindre la toute puissance. Le corps est désacralisé. Sa dimension symbolique est passée à la trappe. On en arrive au résultat suivant selon David Le Breton : « L’anatomie n’est plus le destin évoqué autrefois par Freud, elle est désormais un accessoire de la présence, une instance remaniable, toujours révocable »235. L’affirmation de Freud est en effet la suivante : « L’anatomie est le destin ».

D’un point de vue épistémologique, la vision moderne du corps comme « objet de science » et comme « machine » n’est pas récente. Elle est le résultat d’un long

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Juan-David NASIO, Mon corps et ses images, Paris, Payot, coll. Désirs/Payot, 2007, p.197.

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Gérard GUILLERAULT, L’image du corps selon Françoise Dolto. Une philosophie clinique, Paris, PUF, coll. Les empêcheurs de penser en rond, 1999, p.129.

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David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, coll. Quadrige Essais Débats, 5e édition entièrement revue, 2008, p. 227.

151 processus de rationalisation par la science, le plus souvent en opposition avec la théologie, qui commence par les dissections de Léonard de Vinci (1452-1519) et de Vésale (1514-1564). L’affirmation du cogito ergo sum (Je pense, donc je suis) de Descartes236 inaugure une vision dualiste de l’homme et sépare la pensée et le corps. La pensée (le cogito) prime sur le corps qui se voit reléguer à une fonction subalterne. Nous pourrions parler d’une toute-puissance de la pensée sur le corps. Descartes va plus loin et propose une vision de l’animal-machine et de l’homme-machine : tel un automate, l’homme est comparé à une mécanique horlogère complexe237. La formule de Descartes qui consiste à affirmer qu’il faut désormais être « maîtres et possesseurs de la nature » inaugure le début de la pensée mécaniste qui n’aura de cesse depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours d’imprégner la vision occidentale du monde. La vision et la compréhension du corps n’y échappent pas. Le développement de la médecine de plus en plus technicienne repose sur une compréhension du corps comme « objet » de science, comme « objet » d’étude, comme « mécanique » dont il convient de réparer les dysfonctionnements. Il ne s’agit pas là de nier les formidables progrès de la médecine dont nous pouvons aujourd’hui mesurer les effets positifs sur la santé des populations. Il s’agit de faire le constat de l’évolution de la vision de plus en plus technicienne et objectivée du corps. Seule la psychanalyse s’est inscrite à la fin du XIXe siècle avec l’œuvre de Freud et de ses successeurs en décalage par rapport à cette vision généralement mécaniste du corps. L’illusion de toute puissance scientifique a été mise à mal – provisoirement ? - par l’élaboration du concept d’inconscient qui affirme que les processus psychiques ne sont pas totalement maîtrisables par l’être humain, qu’un « continent » psychique reste inexploré et inaccessible. Le dualisme cartésien pensée/corps cède ; la séparation entre la pensée et le corps n’est plus étanche. La psychanalyse atteste de la porosité, pour ne pas dire de l’interaction entre le psychisme et le corps. Le corps peut être le lieu du symptôme et témoigner de la trace laissée par l’impact des événements extérieurs vécus par le sujet mais aussi par l’impact du langage sur le sujet. Il est à noter que la psychanalyse utilise le mot « sujet » pour désigner l’être humain, ce qui en soi est déjà significatif de sa compréhension de l’être humain et de sa relation à son corps. La psychanalyse réintroduit de la complexité là où la vision mécaniste tente d’introduire de la simplification dans le fonctionnement du corps

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René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, éditions sociales, coll. Les classiques du peuple, 1974, quatrième partie, p. 68-76.

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René DESCARTES, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier Flammarion, 1979, méditation sixième, p. 163-195.

152 humain au nom d’une démarche scientifique et rationnelle. Finalement, le corps pourrait bien échapper malgré toutes les techniques innovantes à sa capture totale.

Cette supposition n’est bien entendu pas dans la logique du discours transhumaniste. Ce discours se présente comme « un mouvement de pensée philosophique, proposant une vision matérialiste du monde »238 et sa vision de l’être humain en découle logiquement puisqu’il affirme que « L’humain n’est qu’un composé complexe de la matière »239. Le corps humain se réduirait donc à la somme de ses atomes et à l’ensemble des réactions physiques et biochimiques des molécules entre elles. Le discours transhumaniste et sa vision du corps semblent être le dernier avatar à ce jour de la pensée mécaniste du corps qui n’a cessé de se transformer au gré des avancées scientifiques. A la vision mécaniste du XVIIe siècle a succédé une vision informatique et robotique au XXe siècle, en particulier le cerveau et les neurones sont comparés à un circuit intégré. En ce début de XXIe siècle, la vision séquentielle est également présente : il est possible de réparer l’ADN et les gènes. Le « code » génétique est un objet de recherche prépondérant. Le discours transhumaniste prend acte avec enthousiasme de ces différentes avancées scientifiques en biologie moléculaire, en sciences cognitives, en intelligence artificielle, en neurochirurgie, en génétique etc… qui seront autant d’outils précieux à l’avènement de l’homme augmenté. Il s’inscrit résolument à son avis personnel « à la pointe » du progrès et défend l’idée d’une « mutabilité de l’Humain, corps et pensée ». Cette mutabilité serait à l’avenir la condition sine qua non de la survie de l’être humain240.