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CHAPITRE I : ELABORATION D’UNE NANO-ÉTHIQUE

2. Quelle éthique pour les nanotechnologies ?

2.6 Proposition d’un modèle de réflexion éthique avec une dimension temporelle

2.6.1 Le temps et le discours de la promesse

L’analyse du discours des scientifiques est éclairant car il présente le temps ou plutôt le cours des événements à la fois comme inéluctable, pérenne ou futuriste, ce qui peut paraître contradictoire au premier abord. Trois axes peuvent être dégagés : l’un consiste en la relativisation des lois physiques, en particulier de la loi empirique dite loi de Moore ; le second consiste en la banalisation du caractère nouveau des nanotechnologies ; le troisième consiste en un discours aux connotations scientistes (dans le sens où la science est présentée principalement comme une série de découvertes qui tendent vers la libération de l’homme), voire « prophétiques ».

L’utilisation argumentative de la loi de Moore, loi selon laquelle le nombre de transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium double tous les deux ans et entraîne la miniaturisation croissante des composants électroniques à la source du développement sans précédant de l’informatique et des systèmes d’information et de communication, présente les nanotechnologies comme un phénomène inéluctable dans l’histoire du développement de la science. Cette loi a été utilisée comme une « prophétie

Long terme (niveau

téléologique :

dimension universelle)

Moyen terme (niveau

déontologique :

dimension particulière)

Court terme (niveau

déontologique :

dimension singulière)

• Quel type d'homme voulons-nous? • Quel avenir pour l'homme voulons-nous ? • Que faisons-nous du vivant ?

• Quelle représentation nouvelle du monde émerge ?

• Quel développement pour les nanotechnologies ? Pertinence des nouveaux objets élaborés ?

• Quelles normes et quelle législation pour les nanotechnologies ?

• Quelles conséquences sociétales, économiques et politiques ?

• Quelle éthique appliquée dans le domaine de la nano-médecine ?

• Quelles demandes du patient accepter ? • Quels outils et quelles techniques

innovantes utiliser et jusqu'où repousser la limite entre vivant et artificiel ?

74 autoréalisatrice »111 dans l’argumentaire de rapports officiels sur les nanosciences et les nanotechnologies, en particulier avant les années 2000. Puis son utilisation semble s’estomper car le rythme de miniaturisation des composants ne semble pas pouvoir se réaliser aussi rapidement et se heurte à des difficultés liées à la physique des solides à l’échelle nanométrique. Dans le chapitre I du rapport du Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche du mois de mai 2005112 intitulé Nanophysique. Du composant au système rédigé par Patrice Hesto, la loi de Moore est décrite ainsi : « Cette loi permet des extrapolations pour les années futures et on prévoit des systèmes avec 1000 milliards de transistors vers les années 2030-2040 ayant chacun une dimension inférieure à 10 nm ».

A l’évidence, une démarche épistémologique est indispensable pour resituer les nanotechnologies. Il faut bien comprendre, d’une part, qu’elles sont le fruit de l’avancée des recherches dans de nombreux domaines tels que la physique, la chimie, l’électronique, l’imagerie médicale, mais d’autre part, que la notion de convergence ne doit pas être minimisée ou présentée comme allant de soi dans le déroulement du temps. Autrement dit, il faut rester attentif dans les discours sur les nanotechnologies à cette « fausse humilité » préoccupante selon l’expression de Jean-Pierre Dupuy qui « consiste à nier que l’on a fait quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui échappe au business as usual de la science normale »113.

La banalisation du caractère nouveau des nanotechnologies se retrouve dans le discours de présentation des phénomènes quantiques et des nanoparticules et induit pour le coup un effacement de la notion de temps. La banalisation des phénomènes quantiques consiste à attirer par exemple l’attention sur le fait que les artisans de Murano près de Venise utilisaient déjà au XVIe siècle, sans le savoir, ces phénomènes pour obtenir la couleur rubis de certains flacons et vases en ajoutant de l’or ou du cuivre, la taille nanométrique des particules d’or ou de cuivre provoquant cette coloration rouge du

111

Selon l’expression utilisée par Jean Caune dans son article « Les discours sur les nanos : construction d’une nouvelle science et/ou controverses sur le progrès ? », Revue QUADERNI, la revue de la

communication, La fabrique des nanotechnologies, Paris, Editions Sapientia, Maison des sciences de

l’homme Paris, N° 61 – Automne 2006, p. 31. 112

Rapport du Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Ministère délégué à la recherche. Mission Scientifique Technique et Pédagogique. Nanosciences et

nanotechnologies. Une réflexion prospective, Mai 2005. Consultable et téléchargeable sur le site :

www2.enseignementsup-recherche.gouv.fr/mstp/actualite.htm.

113

Jean-Pierre DUPUY, « Libre opinion. La nanoéthique existe-t-elle ? », Les cahiers du Comité

Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé, N° 52 juillet-septembre 2007, p.

75 verre. Un autre discours sur les nanoparticules les présente comme « ayant toujours existées » et comme appartenant à part entière à la nature puisqu’elles sont présentes à l’échelle de l’univers dans les espaces interplanétaires et interstellaires, dans l’atmosphère terrestre par le volcanisme, les incendies, l’érosion et de façon artificielle par les rejets industriels ou les rejets des pots d’échappement des véhicules. C’est ainsi que les nanoparticules sont présentées dans l’ouvrage de vulgarisation du CNRS114. L’effacement de la notion de temps induit une banalisation des effets toxiques des nanoparticules. La préoccupation éthique serait alors vaine puisque l’homme en inhale tous les jours. Cependant, malgré ce discours lénifiant qui date de 2006 pour l’ouvrage précité, la préoccupation de la toxicité des nanoparticules est aujourd’hui au centre de la réflexion éthique actuelle en lien sans aucun doute avec le scandale de l’amiante et les préoccupations croissantes d’ordre écologique. Il est à noter que l’écologie pourrait bien aider dans une certaine mesure à l’élaboration d’une nano-éthique : des liens entre une nano-éthique et une éthique environnementale sont possibles.

Le discours aux connotations scientistes, quant à lui, suppose des éléments futuristes et spéculatifs qui projettent l’homme dans un avenir idéalisé où la frontière entre science et science-fiction devient ténue. Le récit de science fiction a contribué à la vulgarisation des nanotechnologies auprès du grand public et l’on cite souvent les deux ouvrages suivants : Engins de création d’Eric K. Drexler et La Proie de Michael Crichton115, tous deux scientifiques et chercheurs nord américains. Dans ces deux ouvrages cohabitent une heuristique de la peur et une fascination des possibilités incroyables des nanotechnologies. Il apparaît que les nanotechnologies réutilisent la vielle recette des romans de science fiction relative à la conquête spatiale, à l’exploration de l’univers et à l’éventualité d’une vie extra-terrestre qui mêle espoir et crainte, maîtrise de l’homme sur ses avancées techniques et peur d’une perte de contrôle, paradis terrestre dans lequel l’homme vivrait mieux et plus longtemps et enfer, fruit d’une catastrophe technologique et écologique majeure. L’aspect positif des nanotechnologies est sous tendu par un discours à connotation scientiste aux accents futuristes. Bien que le discours scientiste en vogue au XIXe siècle et au début du XXe siècle présentant la science comme

114

Roger MORET, Nanomonde. Des nanosciences aux nanotechnologies, op. cit., Le verre nanostructuré p. 36-37 et Les nanoparticules, une vielle histoire, p. 34-35 .

115

Eric K. Drexler, Engines of creation : The Coming Era of Nanotechnology, Anchor Books, New York, 1986 ; trad. fr. Engins de création. L’avènement des nanotechnologies, Paris, Vuibert, coll. Machinations, 2005.

Michael Crichton, Prey, Avon Publisher, New York, 2002 ; trad. fr. La Proie, Paris, Robert Laffont, 2003.

76 solution à tous les problèmes de l’humanité, soit tombé en désuétude et que le scientifique soit regardé avec plus ou moins de méfiance et de suspicion - en particulier depuis la mise au point et l’utilisation de la bombe atomique -, il n’en reste pas moins qu’une connotation scientiste persiste. Ainsi dans le discours sur les avancées de la génétique, on nourrit l’espoir, après avoir décodé le génome humain, de pouvoir soigner la plupart des maladies génétiques. Dans le discours sur les nanotechnologies appliquées à la médecine, on a espoir de réparer voire d’améliorer le corps humain et de repousser les effets du vieillissement. Selon l’analyse de Bernadette Bensaude-Vincent sur le débat public français au sujet des nanotechnologies, la nanomédecine serait ainsi utilisée comme un cheval de Troie dans le but de l’acceptabilité civile des nanotechnologies suivant la logique bénéfice /risque116.

L’acceptabilité est un objectif du discours scientifique et le discours de vulgarisation scientifique auprès du public est à analyser par les éthiciens car il est la conséquence d’une prise de conscience des scientifiques. Après la réticence, tout du moins en France, du consommateur envers les organismes génétiquement modifiés (OGM), le discours scientifique se doit d’être un outil de communication pour éviter ce même rejet vis-à-vis des produits issus de la nanotechnologie. L’analyse du discours doit permettre de saisir les enjeux : le discours vise-t-il une vulgarisation sans arrière pensée et sert-il à la réflexion sociale et éthique ? Ou bien vise-t-il une politique d’acceptabilité par le consommateur et devient-il alors un outil de marketing ? Ainsi le chercheur américain Ted Sargent affirme « qu’une large communication des nouvelles idées scientifiques est d’autant plus importante que les progrès des nanotechnologies s’abreuvent à de multiples sources. (…) Si les chercheurs s’expriment dès le début sur leurs nouveaux concepts, les philosophes, les experts en éthique, les décideurs peuvent, parmi d’autres, anticiper les risques et les bénéfices des progrès scientifiques, qu’ils soient intellectuels, moraux ou sociétaux. Et ils pourront alors passer à l’action avant qu’une avalanche de possibilités n’engendre la peur »117. Cette nouvelle politique de communication de la part de scientifiques est certes la bienvenue car les nanotechnologies vont avoir des conséquences dans tous les domaines de la vie quotidienne du citoyen et ce dernier aura son mot à dire dans toute démocratie digne de ce nom. En France, le CEA (Commissariat à l’Energie Atomique) fait preuve d’un effort de vulgarisation de ses

116

Débat public sur les nanotechnologies organisé par la CNDP (Commission Particulière du Débat Public) qui s’est tenu dans différentes villes de France du 15 octobre 2009 au 24 février 2010.

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77 recherches par l’édition de dossiers de presse destinés au grand public118 et le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) publie également une collection d’ouvrages de vulgarisation119. Cependant, il conviendrait d’analyser le contenu de ce nouveau discours scientifique qui vise à rassurer le public par une politique de communication ciblée et soigneusement élaborée. Les véritables motivations sont-elles d’informer simplement le public non spécialiste, ou bien de désamorcer les réticences et les peurs, ou encore de rassurer et d’éliminer les entraves de l’opinion envers les nanotechnologies ? Le rôle de ces publications est-il de faire la publicité des recherches et des avancées technologiques de ces organismes, ou bien d’être un outil pour le gouvernement dans l’objectif de l’acceptabilité des nanotechnologies, ou encore d’être un outil de marketing en vue des retombées économiques pour l’industrie ?

Le discours sur les nanotechnologies est loin d’être simple et joue donc sur plusieurs registres contradictoires : relativisation, banalisation, discours scientiste aux accents futuristes et prophétiques. Il concourt donc soit à l’idée du caractère inéluctable des nanotechnologies dans l’histoire des sciences, soit à un effacement de la notion du temps, soit à une fuite en avant dans un futur hypothétique voire imaginaire. C’est la raison pour laquelle le maintien d’une articulation entre le temps (court, moyen et long terme) et la réflexion éthique semble indispensable. D’autant plus que la réflexion éthique est confrontée également à une autre approche du temps, celle de l’impératif économique sous tendu lui aussi par un discours de la promesse.

2.6.2 Interférence entre l’élaboration de normes éthiques, la logique économique et