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CHAPITRE II : PROBLÈMES ÉTHIQUES POSÉS PAR LES NANOTECHNOLOGIES EN MÉDECINE

3. Focalisation sur les enjeux éthiques des nanotechnologies en médecine

3.4 Les frontières de l’agir médical : soigner ou « augmenter » ?

L’élaboration d’une nano-éthique va se heurter à un problème spécifique des nanotechnologies appliquées à la médecine dans le sens où elles vont jouer sur deux plans. Ces deux plans devraient être bien distincts. Mais dans les discours prospectifs et promotionnels sur les progrès possibles qu’apporteront les nanotechnologies, c’est loin d’être le cas. La frontière reste floue entre les avancées strictement médicales et les avancées extra-médicales.

Le but premier de la médecine est de restaurer un état de santé normal ou ordinaire, c’est-à-dire de passer de l’état pathologique à l’état initial « ordinaire » par le moyen d’une thérapeutique ou d’un protocole de soins. Dans ce cas, les avancées possibles

REFLEXION ETHIQUE SYSTEMIQUE

tous les paramètres des nanotechnologies

en médecine

degré hétérogène des connaissances du comité d'éthique REFLEXION ETHIQUE DIALOGIQUE 1er plan bénéfice/risque humanisant/déshumanisant soigner/guérir etc... 2e plan confrontation des convictions du comité d'éthique REFLEXION ETHIQUE CONTEXTUELLE cas général discours des sciences discours économique

cas particulier soigner un patient

123 grâce aux nanotechnologies qui ont été décrites dans la première partie de ce travail sont d’ordre médical, par exemple : soigner un cancer, introduire une prothèse pour pallier l’usure ou la détérioration d’un membre ou d’un organe dans le but de retrouver l’état initial de bon fonctionnement du corps, établir un diagnostic plus rapide concernant une pathologie déjà déclarée grâce aux laboratoires sur puce. Il s’agit donc de remédier à une détérioration accidentelle ou temporelle d’un corps sain et de tendre à lui redonner toutes ses fonctionnalités : la première étape est donc de soigner et si possible de guérir le patient. Les décisions sont prises avec le consentement éclairé du patient selon l’axiologie bénéfice/risque. Même si l’attention a été attirée plus haut sur les limites de cette axiologie eu égard aux actuelles connaissances toxicologiques partielles sur les nanomédicaments, les décisions restent en adéquation avec la déontologie médicale. Le cadre reste donc strictement médical.

Une deuxième étape consiste à passer d’un état de santé initial « ordinaire » à un état « amélioré ». Dans ce cas, il ne s’agit pas de soigner une pathologie déclarée. C’est à cette étape que se situe le concept d’anthropotechnie élaboré par Jérôme Goffette198 dont il donne la définition suivante : « Art ou technique de transformation extra- médicale de l’être humain par intervention sur sa physiologie » ou bien « Art de la transformation de l’homme par lui-même »199. Il ne s’agit pas de la prise de médicaments anxiolytiques ou de médicaments antidépresseurs qui sont prescrits suite à un diagnostic médical pour soigner une véritable maladie psychique. Il s’agit d’une amélioration souhaitée – mais non indispensable - des performances physiques du corps humain en se dopant, d’une amélioration des performances intellectuelles ou de modifications de l’humeur avec la prise de psychostimulants. A ce stade, l’amélioration est réversible par l’arrêt de la prise de ces substances, quoique non exempte d’effets secondaires sur le corps humain comme la dépendance à ces produits et un sevrage difficile, ou bien d’éventuelles séquelles neurologiques selon la dose et la durée de la prise.

Une troisième étape effectue, par degré, un pas supplémentaire en passant d’un état de santé initial « ordinaire et naturel » à un état « modifié », « transformé ». La chirurgie esthétique de confort procède de cette troisième étape dans la mesure où il n’y a pas de

198

Jérôme GOFFETTE, Naissance de l’anthropotechnie. De la médecine au modelage humain, Paris VRIN, 2008.

199

124 raison à proprement médicale. Les raisons sont d’ordre esthétique : se transformer physiquement pour atteindre un idéal de beauté qui de surcroît varie selon les époques. Les raison peuvent aussi être d’ordre psychologique : se réconcilier avec son apparence physique, avec son propre corps, avec son identité profonde dans le cas du changement de sexe. Elles peuvent être d’ordre social : espérer une meilleure intégration sociale et une meilleure acceptation d’autrui en gommant une anomalie physique invalidante, en voulant s’approcher de la notion vague, fluctuante selon les cultures et donc problématique de « normalité sociale » comme, par exemple, en occident l’impératif actuel de devoir rester jeune, beau et dynamique le plus longtemps possible tant dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle.

Un dernier degré est atteint avec l’idée d’un état « augmenté ». A ce stade, l’augmentation des capacités s’avère difficilement réversible. Des discours prospectifs sur les possibilités des nanotechnologies appliquées au corps humain feraient alors partis d’une anthropotechnie exacerbée et poussée dans sa logique la plus extrême.

Figure 18 : Les frontières de l’agir médical

L’idée d’un état augmenté se trouve dans deux domaines, l’un relativement concret : le domaine militaire, et l’autre actuellement plutôt utopique : les affirmations des transhumanistes. • chirurgie esthétique plus ou moins réversible • augmentation

des capacités non réversible • amélioration réversible des performances intellectuelles/ physiques • soigner une pathologie • guérir si possible Médecine : passer d'un état

pathologique à

un état normal ordinaire

Anthopotechnie "légère": passer

d'un état normal

ordinaire à un état amélioré

Anthropotechnie avancée : passer

d'un état normal

à un état modifié Anthropotechnie

exacerbée : passer d'un état normal à un état

125 Au niveau de l’utilisation des nanotechnologies à des fins militaires, on assiste à un brouillage de trois discours. D’un côté, un discours médical qui vise à protéger ou à soigner un soldat blessé à distance sur le champ de bataille. Les exemples qui suivent ont une action externe : des vêtements qui se transforment en armure « améliorée et intelligente » et qui sont capables de compresser une plaie pour éviter une hémorragie, d’injecter des médicaments, de durcir et de maintenir un membre blessé ou fracturé en formant une sorte d’attelle.

D’un autre côté, un discours qui revêt l’apparence du discours médical mais qui contient des éléments de l’ordre de l’augmentation des capacités du soldat : l’implantation dans le corps du soldat de dispositifs qui seraient capables d’injecter ponctuellement en fonction de ses besoins des substances augmentant sa résistance physique et/ou psychologique. On en arrive à une situation ambiguë entre un procédé relevant de la greffe et un procédé relevant du dopage. Cette situation n’est plus d’ordre médical et s’inscrit même en faux par rapport à la déontologie médicale. Les avancées du programme NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, Sciences cognitive)des Etats Unis se trouvent également en contradiction avec l’éthique du care (éthique du « prendre soin ») selon certains auteurs200.

Enfin un discours qui relève pour l’instant de la science fiction et qui fait référence à une possible interface homme/machine. Aux Etats-Unis l’Institute for Soldier Nanotechnologies (ISN, Institut des nanotechnologies du soldat) envisage plusieurs interfaces comme celle de micromachines branchées sur le système nerveux du soldat dans le but d’augmenter sa rapidité d’action et de réaction, de disposer de sens augmentés (vue, audition) ou bien celle d’implanter des fragments d’organes sensoriels dans des microrobots201. Il ne s’agirait plus dans ce cas de la délivrance d’une substance par un microrobot mais d’impulsions électriques ou nerveuses. Avec ces derniers exemples, on en arrive à une confusion entre le naturel et l’artificiel avec l’implantation d’un microrobot sur un organe humain et, inversement, l’implantation d’un morceau d’organe humain dans un microrobot.

200

Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Vanessa NUROCK, « Ethique des nanotechnologies » in Emmanuel HIRSCH (dir.), Traité de bioéthique, I Fondements, principes, repères, Toulouse, Editions Erès, 2010, p. 367.

201

Les exemples sont tirés de VINCK Dominique, Les nanotechnologies, Paris, Le cavalier bleu, coll. Idées reçues, 2009, p. 66-67.

126

Figure 19 : Brouillage de trois discours dans l’utilisation des

nanotechnologies à des fins militaires

L’idée d’un état augmenté (Human Enhancement) se retrouve également dans les affirmations plus ou moins utopiques du discours transhumaniste et concernent particulièrement le corps humain. Les transhumanistes ont une vision dépréciative du corps : ils considèrent le corps biologique comme imparfait. Ils inscrivent leur discours dans la négation de la finitude humaine. Ils se positionnent dans une attitude de déni des contraintes biologiques du corps humain : le vieillissement du corps, l’éventuelle souffrance y afférente, l’irruption du handicap dû à l’usure de certaines parties ou membres du corps, la mort subie et non pas « choisie ». Ils prônent donc la négation du phénomène d’entropie, au sens de la dégradation de l’énergie d’un système - ici du corps - dans le temps. Nous allons voir quelles analyses peuvent être dégagées de cette attitude de déni d’un point de vue psychanalytique.

Discours médical : protéger et soigner le soldat avec des dispositifs

externes Discours pseudo- scientifique prospectif avec l'évocation d'interfaces soldat/machine Discours pseudo-

médical avec des éléments internes d'augmentation des capacités du soldat

127 TROISIEME PARTIE

128 Nous avons pu constater que le discours sur les nanotechnologies pouvait provoquer une impression de confusion des genres parce que des discours de valeur différente et d’authenticité hétérogène se croisaient à leur sujet. Nous sommes en présence d’un côté, d’un discours scientifique avec un réel souci d’expliquer les avancées actuelles de la science (partie I) et de donner une définition rigoureuse des nanotechnologies mais il semble bien que les scientifiques n’aient pas atteint un consensus sur cette question. Par conséquent, cette confusion se répercute dans une difficulté certaine à circonscrire l’objet éthique et à élaborer une nano-éthique (partie II). D’un autre côté, nous entendons un discours promotionnel sur les possibilités des nanotechnologies relayé par la presse, les médias, les brochures de présentation des instituts de recherche et des brochures publicitaires des groupes pharmaceutiques. Ce discours promotionnel relève du discours économique et alimente de grands espoirs dans le développement de nouveaux marchés et de nouvelles créations de richesse et d’emplois dans un contexte de crise économique. Ici surgit la difficulté de savoir exactement ce qui est possible, probable, réalisable à plus ou moins long terme et ce qui est utopique.

L’exemple le plus frappant de cette confusion se retrouve dans le discours des transhumanistes qui mêle à la fois un aspect « scientifique », un aspect « philosophique » et un aspect « humaniste ». Ces termes sont mis entre guillemets car ils s’avèrent être un simple verni qui cache des présupposés très problématiques. Ces derniers semblent entrer en résonnance avec les « symptômes » de notre société postmoderne.

Le terme postmoderne est à manier avec précaution car il est difficile de définir la postmodernité : où commence-t-elle ? Quand a lieu la transition entre modernité et postmodernité ? Selon Denis Müller202, il serait préférable de parler de méta-modernité. Une société méta-moderne est une société qui pose un regard critique sur le progrès et sur la société contemporaine, avec l’idée sous-jacente selon laquelle le progrès technique n’est peut-être pas forcément un progrès éthique. Nous prendrons arbitrairement comme date du début de la société méta-moderne l’année 1947 qui correspond à l’élaboration du code de Nüremberg et à l’émergence d’une réflexion

202

Précision donnée par Denis Müller lors de son séminaire d’éthique à l’Institut Protestant de Théologie de Montpellier le 19 octobre 2013.

129 bioéthique qui trouve par la suite une de ses traductions dans la déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme de l’UNESCO en 2005203.

Nous partirons de textes publiés sur le site internet intitulé « Technoprog » de l’Association Française Transhumaniste (ANNEXE N° 4) et de la contribution (ANNEXE N° 5) que cette association a versée lors du débat public français sur les nanotechnologies du 15 octobre 2009 au 24 février 2010. Ces textes sont d’une élaboration assez sommaire mais ils sont accessibles sur internet à un public francophone et permettent de diffuser les idées transhumanistes de façon large. Le discours semble apparemment être un discours de promotion assez banal mais, à y regarder de plus près, la compréhension qui y est donnée des avancées scientifiques et en particulier des nanotechnologies est problématique. Nous tenterons d’en donner une lecture anthropologique et psychanalytique.