• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II : PROBLÈMES ÉTHIQUES POSÉS PAR LES NANOTECHNOLOGIES EN MÉDECINE

2. Analyse du débat public français sur les nanotechnologies

2.2 Le traitement des problèmes éthiques liés aux nanotechnologies pendant le débat public

La question éthique a été abordée lors de la première réunion à Strasbourg et l’intervenant choisi était Jacques Bordé152, physicien de formation, directeur de recherche au CNRS et qui collabore avec le comité d’éthique du CNRS. Dans son intervention, il insiste tout d’abord sur la responsabilité des chercheurs dans le choix des axes de recherche et dans les finalités de la recherche qui induiront forcément des choix de société. Puis, rapidement, il admet que la recherche universitaire s’inscrit dans le cadre de programmes définis par le ministère ou par la commission européenne. Il semble admettre à demi-mots que la recherche est tributaire d’un choix politique et perd ainsi une part de liberté.

Si nous poussons plus loin le raisonnement, la question qui se pose est donc le changement de statut de la science et du rôle du chercheur dans notre société depuis les années 1970 ainsi que le changement du rapport de force, qui induit le fait que la légitimité des orientations scientifiques est tributaire du politique et de l’économique. On invite les scientifiques à prendre leurs responsabilités, y compris en ce qui concerne l’utilisation de leurs travaux selon Jacques Bordé, mais en ont-ils la possibilité si on fait le constat que la recherche s’est orientée depuis les années 1970 vers le civil en faisant appel à l’industrie privée pour financer en partie la recherche et qu’elle s’est orientée – peut-être contre son gré – vers des intérêts socio-économiques ?

La situation du scientifique reste délicate et confuse car sa responsabilité est sollicitée en amont et en aval. En amont, le choix des champs de recherche retenus par les

151

Retranscription écrite du débat du 26 janvier 2010 à Orsay, CNDP, intervention de Jean-Michel Besnier, p. 53-58, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

152

Retranscription écrite du débat du 15 octobre 2009 à Strasbourg, CNDP, intervention de Jacques Bordé, p. 36-39, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

94 scientifiques aura un impact sur les technologies développées dans le futur et par voie de conséquence sur le visage de la société de demain, mais en même temps ce choix peut être impacté par la quête de financements publics ou privés, qui eux-mêmes ne peuvent être déconnectés des politiques économiques et industrielles. En aval, les scientifiques sont rendus responsables des applications de leur découverte alors qu’ils en sont par la suite en quelque sorte dépossédés par l’industrie. La déclaration suivante de Jacques Bordé suffit-elle à établir la responsabilité des scientifiques: « On sait très bien quelles seront les finalités et à quoi ce sera utilisé. On est donc solidaires des problèmes éthiques posés par les développements que ces découvertes poseront. Il s’agit donc que les chercheurs réfléchissent à ces questions-là et prennent leurs responsabilités. Ils ont une certaine liberté, mais cette liberté doit s’accompagner d’une responsabilité sur la façon dont leurs travaux sont utilisés »153 ?

Les scientifiques peuvent-ils encore avoir une quelconque influence sur les applications civiles ou militaires de certaines découvertes ou bien ces applications relèvent-elles ensuite de la politique d’un Etat ou d’un groupe industriel ? Les applications industrielles des découvertes scientifiques ne sont-elles pas protégées et mises à terme hors de la portée des découvreurs eux-mêmes par le dépôt de brevets ? Comment concrètement les scientifiques peuvent-ils exercer leur responsabilité en aval sur les applications bonnes ou néfastes de leur découverte ?

La réponse semble être négative si on examine l’exemple historique que fut la prise de position d’Albert Einstein contre le programme de développement des premières bombes nucléaires. Alors qu’il pensait dans un premier temps que la bombe atomique serait un moyen de dissuasion contre l’Allemagne nazie et qu’il a incité Franklin Roosevelt - président des Etats Unis de 1933 à 1945 - à initier le lancement d’un programme de fabrication de la bombe atomique, il a condamné à la fin de la seconde guerre mondiale son utilisation lors du bombardement des villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki. Il a constitué en mai 1946 le Comité d’Urgence des Scientifiques Atomistes (ECAS) avec sept scientifiques qui ont participé à la construction de la bombe atomique154. Ces scientifiques se sont de même élevés contre le développement de la première bombe à hydrogène (appelée également bombe H ou bombe thermonucléaire).

153

Ibid, p. 37.

154

Il s’agissait de Hans Bethe, Harold Clayton-Urey, Thorfin-Rusten Hogness, Philip Morse, Linus Pauling, Leo Szilard et Victor Weisskopf.

95 Malgré la signature de la pétition Szilard par soixante huit scientifiques en 1945 pour s’opposer à l’utilisation de l’arme atomique, leur prise de position n’a pas dissuadé Harry S. Truman - président des Etats Unis de 1945 à 1953 – d’utiliser la bombe atomique contre le Japon. Leurs efforts pour promouvoir l’idée d’une utilisation pacifique et uniquement civile de l’énergie nucléaire n’ont pas non plus persuadé les dirigeants des Etats Unis à stopper le développement des applications militaires de l’arme atomique, développement qui s’est poursuivi pendant la période dite de « la guerre froide » dans une logique concurrentielle avec l’U.R.S.S et dans l’optique d’une politique hégémonique dans le monde.

A la lumière de cet exemple, il faut donc sérieusement se poser la question des marges de manœuvre des scientifiques à s’opposer à un développement ou à une utilisation non souhaités d’une découverte. N’est-il pas trop facile d’affirmer leur responsabilité alors qu’ils n’ont que très peu de pouvoir d’influer sur les décisions politiques et/ou économiques ?

Après avoir affirmé haut et fort la responsabilité des scientifiques, Jacques Bordé poursuit son intervention en abordant la nano-éthique et affirme la non pertinence de cette dernière dans la mesure où les problèmes éthiques que posent les nanotechnologies sont déjà présents dans les autres technologies dont elles sont issues : « Eh bien, je vais peut-être vous décevoir, mais il n’y a pas de problèmes vraiment nouveaux avec les nanotechnologies, puisque ce sont des technologies qui sont génériques et en soutien de toutes les autres technologies, que ce soient les matériaux, l’informatique, la médecine, les neurosciences. Elles arrivent pour les accélérer, pour les faciliter, pour les rendre plus puissantes, pour les aider à converger et à se croiser. Quand elles vont se croiser, elles seront encore plus puissantes. Elles intègrent donc tous les problèmes éthiques déjà existant, en les amplifiant puisqu’elles sont plus puissantes que les autres technologies, qui sont déjà dans les autres technologies, que pose le développement d’une société qui repose sur une technologie de plus en plus puissante. N’est-ce pas en effet un but en soi ? On peut se demander si cette société sera meilleure ou non. L’éthique de la recherche pour les nanotechnologies couvre tous ces problèmes »155.

Nous retrouvons ici ce discours de banalisation des apports des nanotechnologies qui consisteraient en une simple amplification de problèmes déjà existants et en une suite

155

Retranscription écrite du débat du 15 octobre 2009 à Strasbourg, CNDP, intervention de Jacques Bordé, p. 37, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

96 logique, naturelle et inexorable du développement technique. Il est à peine fait allusion à la notion de convergence avec l’expression « pour les aider à converger et à se croiser » alors que des problèmes éthiques inédits sont liés à cette notion de convergence. Il finit par le reconnaître du bout des lèvres à la toute fin de son intervention : « Les problèmes spécifiques posés par les nanotechnologies seraient peut- être, effectivement, des problèmes relatifs à la création du vivant, des problèmes dus à la complexité et de convergence. Dans les nanotechnologies, on peut peut-être identifier des problèmes spécifiques, mais globalement, ce sont des problèmes généraux liés au développement de l’informatique, de la médecine, de la biologie et des neurosciences. C’est la convergence neuro/info/bio/cogno»156.

Contrairement à ce discours, nous insistons sur l’importance de cette notion de convergence NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, Sciences cognitives) qui nous paraît constituer une nouveauté spécifique des nanotechnologies dans le sens où elle induit une nouvelle organisation de la recherche. Cette nouvelle organisation demande à faire converger toutes les compétences scientifiques et techniques dans l’effort de la recherche. Même si nous acceptions l’analyse de Jacques Bordé, il faudrait de toute façon analyser et appréhender les problèmes éthiques à nouveaux frais puisque les nanotechnologies amplifient les problèmes éthiques déjà posés. Il faudrait justement tenter de mesurer cette amplification et distinguer clairement l’optique que l’on désire prendre.

S’agit-il de s’en tenir au principe de précaution, c’est-à-dire d’avancer dans la mise au point de nouveaux produits nanotechnologiques en prenant le plus de précautions possibles et en étant particulièrement attentif à la manière dont on les fabrique ? Ou bien s’agit-il d’opter pour le principe plus contraignant de responsabilité - en référence à Hans Jonas - en évaluant les avantages et les inconvénients avant de se lancer dans la mise au point de nouveaux produits nanotechnologiques et en adoptant un temps de réflexion et de concertation avant toute initiative ?

Le principe de responsabilité selon Hans Jonas s’appuie sur l’idée maîtresse que la génération actuelle doit préserver les conditions de la survenue et de la présence possible sur terre des générations futures. Cette idée s’articule selon trois conditions : l’existence d’un monde habitable, l’existence de l’humanité et « l’être-tel » de

156

97 l’humanité. L’impératif premier est « qu’une humanité soit ». Hans Jonas précise cet impératif avec la notion de responsabilité ontologique à l’égard de l’idée de l’homme : « C’est cet impératif ontologique, résultant de l’idée de l’homme qui sous-tend l’interdiction de jouer au va-tout avec l’humanité, une interdiction affirmée jusqu’alors sans avoir été fondée. Seule l’idée de l’homme, en nous disant pourquoi des hommes doivent être, nous dit en même temps comment ils doivent être »157.

Force est de constater, à l’examen de l’évolution des nanotechnologies, que le principe de responsabilité tel que défini par Hans Jonas n’est pas appliqué car il s’articulerait avec la notion d’un éventuel moratoire total. Ce moratoire total donnerait la possibilité de s’octroyer du temps pour une réflexion sur les conséquences éventuelles des nanotechnologies. Mais la logique du moratoire total semble en profonde contradiction avec la logique économique, qui est axée sur la compétition économique et sur la course technologique à mettre au point de nouveaux produits rentables financièrement et en adéquation avec les « nouveaux désirs » du consommateur, désirs savamment orchestrés par le lancement de modes et par la publicité. Il se heurte donc à la logique scientiste et productiviste qui domine encore la société de consommation occidentale, même si nous pouvons constater de légères brèches dans cette logique avec, par exemple, la défiance des consommateurs contre les OGM ou les médicaments, avec l’augmentation des études sur les impacts sanitaires et environnementaux des produits chimiques, avec la nouvelle conscience écologique de certains citoyens qui induit une poussée politique des écologistes et de courants marginaux comme les « décroissants »158 , voire plus radicaux comme les « déchétariens »159.

L’idée de moratoire total semble avoir été uniquement soutenue par l’association Les Amis de la Terre lors du débat public160. L’idée d’un moratoire partiel est, quant à elle, soutenue en particulier par les associations de défense de l’environnement161, les

157

Hans JONAS, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Le Cerf, 1990, réédition 1997, p. 69.

158

Les décroissants : partisans de la décroissance qui s’inscrivent dans une logique de réduction considérable de la consommation globale, réduction qui se traduit entre autre par l’économie d’énergie et d’eau, la réduction des déchets, la préférence pour les circuits courts de production et de consommation, la limitation d’utilisation des produits chimiques dans sa vie quotidienne.

159

Les déchétariens : mouvement né aux Etats Unis « freegan » et qui consiste à se nourrir exclusivement de ce que les supermarchés et les commerces jettent dans leurs poubelles dans le but de lutter contre la société de consommation et le gaspillage.

160

Cahier d’acteur sur le développement et la régulation des nanotechnologies, association Les Amis de la Terre, CNDP, octobre 2009, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

161

Cahier d’acteur sur le développement et la régulation des nanotechnologies, fondation Sciences Citoyennes, CNDP, octobre 2009, consultable sur le site Internet www.debatpublic-nano.org.

98 associations de défense des travailleurs et des consommateurs ou les syndicats162. Le moratoire partiel est un peu plus souple et préconise une étude préalable des risques des nanotechnologies, la mise en place de normes pour une responsabilité de la maitrise des risques sans rejeter le développement des nanotechnologies.

L’idée de moratoire partiel se rapproche davantage de l’idée de principe de précaution qui est actuellement souvent sollicité a posteriori : les produits sont déjà commercialisés et les questionnements sur leurs effets sont posés ultérieurement. La normalisation et la législation arrivent donc en aval. En même temps, comment évaluer totalement la dangerosité d’un produit ou d’un médicament sans au préalable l’avoir fabriqué et utilisé ? La situation revêt parfois un caractère aporétique. Le bon sens voudrait que des tests très pointus soient d’abord effectués en laboratoire avant la mise sur le marché. Mais là aussi, le scandale de certains médicaments comme le Distilbène® ou plus récemment le Médiator®, semble démontrer que les procédures d’autorisation de mise sur le marché des médicaments, pourtant strictes et longues, se révèlent insuffisantes à long terme.