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CHAPITRE II : PROBLÈMES ÉTHIQUES POSÉS PAR LES NANOTECHNOLOGIES EN MÉDECINE

3. Focalisation sur les enjeux éthiques des nanotechnologies en médecine

3.3 La méthode de l’analyse d’un cas éthique

L’analyse d’un cas éthique en médecine va faire intervenir un outil majeur qui est l’axiologie bénéfice / risque, le consentement éclairé du patient mais également les convictions du patient et les convictions du médecin. En s’inspirant d’une grille d’éthique philosophique195, l’analyse de l’utilisation des nanotechnologies en médecine n’est pas simple.

Cette grille procède en quatre étapes : étape 1, le dilemme éthique ; étape 2, l’analyse de l’agir ; étape 3, l’appréciation éthique d’une décision ; étape 4, résumé du cas. Le

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Irène FRACHON, Mediator 150 mg : Combien de morts ?, Paris, éditions-dialogues.fr, coll. Nouvelles Ouvertures, 2010.

Bernard DEBRE, Philippe EVEN, Guide des 4000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux, Paris, Le Cherche Midi, coll. Documents, 2012.

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Marie-Jo THIEL, Xavier THEVENOT, Pratiquer l’analyse éthique. Etudier un cas. Examiner un

116 dilemme éthique s’articule entre la maladie à soigner considérée comme un mal ontique (par exemple : un cancer qui s’inscrit dans le corps du patient et qui hypothèque la suite de son existence) et les moyens dont dispose le médecin pour combattre ce mal. Les moyens sont, dans ce cas, les nanotechnologies appliquées à la médecine. Le problème éthique est donc l’opportunité du traitement novateur basé sur les nanotechnologies et son articulation avec le temps (court, moyen et long terme) ainsi que la notion d’urgence dans la prise de décision et dans l’action thérapeutique.

L’analyse de l’agir va dépendre des circonstances. Ces dernières sont tributaires de paramètres qui vont orienter la décision. Ils sont de trois ordres.

En premier lieu, le traitement par nano-médicaments sera-t-il proposé en premier instance dès le diagnostic de la maladie (court terme) ou après plusieurs tentatives de traitements classiques de chimiothérapie (moyen terme) ? Sera-t-il utilisé seul en substitution des traitements classiques ou en complément de ces traitements ? La prise de décision est subordonnée à l’axiologie bénéfice / risque et à l’état d’urgence de la pathologie. La difficulté est de mesurer le rapport bénéfice / risque en fonction de l’urgence, de la gravité et de l’état d’avancement de la maladie et de son évolution probable.

En second lieu, l’état des connaissances du médecin sur les nano-médicaments est-il actualisé ? Comment peut-il évaluer les effets secondaires d’un nano-médicament alors qu’il existe actuellement encore peu de certitude sur les effets secondaires et sur les conséquences toxicologiques des nano-médicaments ? Certes le problème de l’incertitude d’un nouveau traitement peut être résolu par la proposition faite au patient d’entrer dans un essai thérapeutique. L’essai thérapeutique s’inscrit dans un travail en équipe soumis à un cadre strict avec une évaluation objective de la situation et les résultats obtenus servent in fine à la collectivité. Mais cette solution ne règle pas actuellement le problème de la toxicité des nanoparticules.

En troisième lieu, la démarche d’expliquer au patient les avantages et les inconvénients du traitement est primordiale dans l’élaboration et dans l’obtention du consentement éclairé du patient. Actuellement, il est très difficile de prévoir les effets toxicologiques des nano-médicaments. Que vaut alors le consentement éclairé du patient si les conséquences des nano-médicaments sur le corps humain ne sont pas encore connues ? Le patient pourrait donner son consentement sans difficulté mais avec la persistance d’une zone d’ombre sur sa propre compréhension forcément incomplète du traitement.

117 Un autre écueil, dans un cas d’urgence, est le temps nécessaire à consacrer à l’explication de la démarche thérapeutique auprès du patient afin d’obtenir son consentement éclairé. Le patient est rendu vulnérable par la maladie et les réactions psychologiques peuvent être exacerbées, qu’ils s’agissent de réactions de révolte, de déni, de culpabilité, de sidération, d’absence de réaction, de refus de lutter ou de se soigner vis-à-vis de l’annonce puis de l’évolution de la maladie.

Figure 14 : Analyse d’un cas éthique : l’analyse de l’agir

L’analyse de l’agir va dépendre également de l’intention du médecin et du patient. L’intention repose sur le désir profond plus ou moins conscient et formulé du médecin et/ou du patient. Ce désir implique des aspects psycho-anthropologiques. Les motivations du médecin peuvent être de soigner son patient, de tester de nouveaux médicaments avec l’idée de faire progresser la science et d’être à la pointe du progrès, de repousser les limites de la finitude et de la mort. La question se pose également de savoir comment le médecin voit le corps de son patient : le corps est-il une personne avant tout, ou bien est-il une entité organique dont le fonctionnement est mis à mal par la maladie et qu’il faut soigner ? Du côté du patient, les motivations sont-elles de guérir, de ne pas mourir, de refuser la finitude, de retrouver la maîtrise de son corps, de retrouver une qualité de vie normale, de vivre le mieux possible avec la maladie ?

Etape 2 : Analyse de l'agir

axiologie bénéfice/risque + évaluation de l'urgence

Paramètre N° 1 Quand utiliser le nanomédicament ? - en 1ère instance - en 2e instance (en substitution, en complément) Paramètre N° 2 Etat de connaissance du médecin ? - effets secondaires - toxicologie L'incertitude contournée par la proposition d'entrer

éventuellement dans un essai thérapeutique.

Paramètre N° 3 Consentement éclairé du

patient hypothéqué ? - incertitude des effets des

nanomédicaments sur le

corps

-temps nécessaire pour obtenir le consentement

- réactions négatives (révolte, déni, culpabilité, sidération, aucune réaction,

118 Comment le patient considère-t-il son propre corps : comme un objet ou pas ? Surgit ici le questionnement anthropologique suivant : la personne est-elle un corps, autrement dit est-elle sujet ? Ou bien, la personne a-t-elle un corps et se sent-elle objet ? La question des limites dans lesquelles doit s’inscrire la réparation du corps humain se pose également ainsi que la question de savoir si la prévention n’est pas plus importante que l’analyse des bénéfices et des risques dans une thérapeutique.

Nous verrons dans la troisième partie de ce travail que ces questions sur la compréhension du corps et sur son degré possible de réparation vont ressurgir de façon problématique dans le discours du courant transhumaniste sur les nanotechnologies.

Figure 15 : Intentions sous-jacentes dans l’analyse d’un cas éthique

L’analyse de l’agir en tant que tel consiste aussi à étudier l’aspect technique du protocole de soins. L’action de soigner consiste dans ce cas précis (juguler une tumeur cancéreuse) à introduire des nanomédicaments dans le corps et à suivre le bon déroulement de la vectorisation de ces nanomédicaments. Cette action induit plusieurs questions pratiques à résoudre : qu’en est-il du suivi du vecteur, de sa tolérance par le corps humain, de sa toxicité, de son passage éventuel des barrières organiques et encéphaliques, du devenir, de l’élimination et de l’évacuation du médicament vectorisé ? Ces incertitudes à l’heure actuelle des données scientifiques vont avoir une influence sur les conséquences de l’agir. La temporalité va à nouveau entrer en scène : il

Intention sous-jacente du médecin

- soigner

- être dans la performance scientifique - repousser les limites de la finitude

- tester de nouveaux médicaments - faire progresser la science - être à la pointe du progrès

Intention sous-jacente du patient

- guérir - ne pas mourir

- refuser les limites de la finitude

- retrouver la maîtrise de son corps - retrouver une qualité de vie normale - vivre le mieux possible avec la maladie

119 faudra prendre du recul sur le temps présent et sur le bénéfice immédiat des nanomédicaments, ne pas occulter à plus long terme les effets secondaires indésirables sur le patient. Nous sommes ici en présence de problèmes classiques inhérents à tous nouveaux médicaments. Cependant les nanomédicaments et les autres nano-dispositifs médicaux comme les prothèses exacerbent les problématiques et amplifient les interrogations d’ordre éthique sur l’agir. Pour les nanomédicaments, il ne s’agit plus de réactions chimiques classiques entre une molécule et le corps humain mais de réactions physico-chimiques liées aux phénomènes quantiques de la matière à l’échelle du nanomètre.

En ce qui concerne les prothèses, le questionnement éthique doit tenter de discerner et d’évaluer les effets « humanisants » et les conséquences déshumanisantes d’une décision. Si on envisage une prothèse issue des nanotechnologies comme une prothèse auditive sophistiquée, voire une interface via des capteurs électriques entre le cerveau humain et un ordinateur, qui permettent la possibilité d’établir une communication jusque-là impossible ou une amélioration de la communication suite à des lésions cérébrales congénitales ou accidentelles, on peut alors considérer qu’elle est « humanisante ». En effet, la prothèse va permettre d’établir ou d’améliorer les relations humaines entre le patient et son environnement. Elle va servir d’outil à l’élaboration d’échanges verbaux écrits ou oraux et rétablir une partie des fonctions communicationnelles ou langagières du patient. Il pourra éventuellement envisager son retour dans la vie sociale.

Dans le cas où une prothèse serait implantée sur un sujet sain et en bonne santé dans le seul but d’augmenter ses capacités naturelles normales dont il a déjà la pleine jouissance, alors on peut considérer qu’elle devient « déshumanisante ». Cette hypothèse sort du champ de la médecine stricto sensu. La prouesse technique peut faire ici oublier l’humanisme médical, le but premier de la médecine qui est de soulager les maux et la notion de « normalité » en médecine. La notion de normalité en médecine ne coïncide pas avec une normalité sociale qui peut fluctuer en fonction de l’époque, de « modes », de canons esthétiques aléatoires, de discours pseudo-philosophiques plus ou moins utopiques comme, par exemple, celui prôné par le courant transhumaniste.

Le rôle du comité d’éthique dans une unité de soins entre alors en jeu et le processus de délibération éthique devrait être décisif face à l’éventualité d’utiliser tel ou tel protocole de soins. Les critères d’évaluation du protocole par le comité d’éthique devraient être la

120 clarté, la cohérence, la scientificité, la protection des personnes196. Si l’objectif du dialogue éthique du comité d’éthique est de « prendre une décision concertée qui conduira à des actes »197 alors, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réflexion éthique devrait être dans le cas qui nous occupe tour à tour systémique, dialogique et contextuelle.

Elle devrait être systémique en prenant en compte tous les paramètres actuellement connus sur les nanomédicaments sachant que l’écueil possible est le degré hétérogène des connaissances sur un nouveau médicament des différents membres du comité d’éthique, qui ne sont pas tous spécialistes des nanotechnologies en médecine et qui doivent se fier au discours de l’investigateur qui propose le nouveau médicament.

La réflexion éthique devrait être dialogique en analysant les paradoxes soulevés plus haut dans l’analyse de l’agir, à savoir : l’axiologie incontournable mais pas suffisante bénéfice / risque, l’intention du médecin / l’intention du patient, soigner / guérir, les convictions philosophiques, morales, religieuses du médecin / les convictions philosophiques, morales, religieuses du patient, les effets « humanisants » / les effets déshumanisants. Elle devrait être dialogique également sur un autre plan, à savoir : par la confrontation si possible fructueuse des analyses de chacun des membres du comité d’éthique en supposant que les valeurs éthiques soient partagées par tous les membres.

La réflexion éthique devrait être contextualisée de façon générale en tenant compte de la spécificité de notre époque postmoderne bercée par un discours objectivant des sciences et d’un discours de rentabilité économique. Ce type de discours peut éventuellement être tenu par l’investigateur du nouveau médicament. Il convient donc d’en être conscient et de prendre ses distances par rapport à ce type de discours.

Elle devrait être contextualisée de façon particulière dans la mesure où il s’agit de prendre en compte un patient à soigner dans sa singularité et en tenant compte de ses propres convictions et réflexions sur sa situation, de son contexte social et familial, de ses convictions morales et religieuses le cas échéant. Ce patient est d’autant plus perméable au discours objectivant qu’il est en situation de souffrance physique, de souffrance morale et psychologique face à la maladie. De surcroît, il peut se considérer

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Florence QUINCHE, La délibération éthique, contribution du dialogisme et de la logique des

questions, Paris, éditions Kimé, 2005, p. 376-378.

197

121 en position d’impuissance face à la décision du corps médical, en position d’infériorité face au savoir du médecin, en position de dépendance psychologique face à l’institution médicale. Nous pouvons en conclure que la réflexion éthique contextuelle s’avère être la plus importante au regard du patient mais elle doit tout d’abord être nourrie de façon approfondie et rigoureuse par la réflexion éthique systémique et dialogique.

Figure 16 : Angle de réflexion éthique en trois temps du général au

particulier

3. Réflexion éthique contextuelle 2. Réflexion éthique dialogique 1. Réflexion éthique systémique

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Figure 17 : Articulation d’une réflexion éthique systémique, dialogique et

contextuelle

Le comité d’éthique pourrait être confronté également à une tendance se situant en marge de la médecine conventionnelle qui est le modelage ou l’augmentation de l’humain. Ce modelage ou cette augmentation sont rendus possibles par certains dispositifs issus des nanotechnologies. Une attention toute particulière devra être appliquée à la frontière parfois floue entre l’agir du médecin (soigner) et les limites de l’agir du médecin (modelage du corps humain ; augmentation des performances).