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CHAPITRE III : QUELQUES HYPOTHESES D’UN POINT DE VUE PSYCHANALYTIQUE

3. Vers la mort du corps, vers la mort du sujet

Le procédé peut être inversé : la dévalorisation du sujet peut induire la dévalorisation du corps. La relation corps-sujet semble être une relation réciproque. La maltraitance voire la négation pure et simple du sujet ont été portées à son point extrême dans le système concentrationnaire. Avec l’effacement total du nom patronymique au profit d’un numéro tatoué sur le bras, s’ouvre la voie à la maltraitance du corps : par les travaux forcés, par les expériences médicales (au nom de la science et du progrès médical) semblables à la torture, par l’organisation planifiée de la mort de masse. Ni le sujet, ni le corps du sujet ne sont désormais considérés comme humain dans la logique concentrationnaire. Nous ajouterions le constat suivant : à Auschwitz, le corps a été totalement objectivé et réduit à un objet de profit. La récupération de la peau humaine pour fabriquer des abat-jours, des cheveux pour fabriquer des tissus signe le morcellement total du corps et la perte de toute signification humaine du corps. Même des prothèses du corps, comme les dents en or, ont été récupérées et valorisées pour en tirer un profit commercial. Si le sujet n’est plus le corps et si le corps n’est plus la personne, alors tout est permis.

174 Le discours transhumaniste prône la domination totale et absolue de la science et de la technique sur le corps de l’être humain. Nous ne pouvons pas y voir avec certitude un nouvel eugénisme moderne mais simplement constater que l’idée de corps imparfait et la négation symbolique de la mort sont présentes. Mais nous ne pouvons pas non plus écarter les deux hypothèses suivantes et nous devons rester vigilants. Dans une perspective historique et épistémologique, l’hypothèse de Giorgio Agamben avance que des liens existaient entre le « pouvoir souverain » et le « pouvoir biomédical »272. Ces liens ont contribué à élaborer un type de discours dépréciatif sur plusieurs années. La conséquence en a été de rabaisser les internés des camps au rang de pure animalité biologique et de les considérer comme indignes de vivre. Dans une perspective sociologique, Céline Lafontaine émet l’hypothèse que la « postmortalité » qui caractérise notre société contemporaine « repose à la fois sur la négation symbolique de la mort par les exécutions de masse qui ont marqué le XXe siècle et sur sa déconstruction biomédicale qui a permis de prolonger significativement la vie individuelle dans les sociétés modernes »273. Le discours transhumaniste émerge dans les années 1980 au sein même de la société « post-mortelle ».

Le discours transhumaniste se défend de telles dérives eugénistes, en particulier en ce qui concerne la problématique des techniques de reproduction médicalement assistée : « Ces idées sont totalement en contradiction avec la doctrine humaniste et scientifique du transhumanisme. En sus d’être opposé, de désapprouver la coercition qu’implique une telle politique [celle du IIIe Reich], les transhumanistes rejettent fortement l’hypothèse raciste qui soutient une telle politique, de même que l’idée que l’amélioration eugéniste puisse être accomplie à travers une reproduction sélective. Les transhumanistes soutiennent les principes de l’autonomie corporelle et de la liberté de procréation »274. Certes, nous pouvons prendre acte de la bonne foi des transhumanistes qui condamnent l’eugénisme. Cependant leur démarche de désacralisation du corps va de paire avec la désacralisation de la personne. Les limites peuvent devenir floues entre désacralisation et objectivation du corps. En effet, où placent-ils vraiment le curseur et les limites – si des limites sont envisagées – de l’autonomie et de la liberté ? Le discours transhumaniste ne le précise pas vraiment. Notons que c’est bien la sacralisation du

272

Giorgio AGAMBEN, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique, 1997, p. 148.

273

Céline LAFONTAINE, La société post-mortelle, op. cit., p. 45.

274

FAQ, 3.1 Les nouvelles technologies ne bénéficieront-elles qu’aux plus riches et aux plus puissants ? , p. 7, sur le site internet www.transhumanistes.com.

175 corps qu’il reproche aux comités d’éthique : « Les comités d’éthique qui orientent les décisions politiques semblent repliés sur des valeurs d’inspiration plus religieuse qu’humaniste. Au mieux, ils se bornent à sacraliser le vivant, faisant preuve d’un absolu anthropocentrisme, là où il faudrait envisager de sacraliser la Pensée et de transcender l’humain »275. Or, si la sacralisation du corps humain, ou, si on ne veut pas utiliser ce terme fortement connoté, le respect du corps humain et de la personne humaine est le dernier verrou qui saute, alors la voie est ouverte aux dérives. Les limites deviennent floues entre un narcissisme « bien tempéré » nécessaire à une bonne estime de soi et donc au respect de soi-même et des autres, et un narcissisme exacerbé voire dévoyé, véhiculé dans la société contemporaine, qui fait miroiter toutes sortes de possibilités sur le corps au nom de la liberté de penser et d’agir. Le discours transhumaniste utilise l’expression « transcender l’humain » et véhicule l’idée, peut-être poussée à la caricature, d’un être humain « entrepreneur de soi-même ».

4. « Entrepreneur de soi-même »

Il est temps de rassembler de façon synthétique les différents éléments évoqués dans le tableau ci-dessous et de proposer des articulations et des hypothèses complémentaires avec les données psychanalytiques, qui restent ouvertes et à débattre. L’idée d’« entrepreneur de soi-même » - dans le cadre du discours transhumaniste, l’idée de « bricoleur de soi-même » serait plus juste - s’inscrit dans un contexte et un discours spécifique de la société contemporaine. Les relations entre histoire, système économique, avancées scientifiques, vision de l’humain sont en interaction et ont des conséquences anthropologiques et sociologiques dont la psychanalyse peut se faire le témoin et peut tenter de proposer des pistes de réflexion. Cette démarche est en lien avec la démarche de Jean-Pierre Lebrun : de « conceptualiser les effets de la mutation contemporaine du lien social avec la subjectivité »276. L’impact de la technologie et des avancées scientifiques a des effets sur le lien social et sur la subjectivité. C’est ce deuxième aspect en particulier dont il va être question ainsi que des relations au corps qui semblent poindre dans le discours transhumaniste.

275

H+ Technoprog ! Association Française Transhumaniste. Ethique et Politique, sur le site internet www.transhumanistes.com

276

Roland CHEMAMA, La psychanalyse comme éthique, suivi de Du grain à moudre, Toulouse, Erès, coll. Humus, 2012, Avant-propos de Jean-Pierre LEBRUN, p.8.

176

Figure 28 : Corps / Objet

CORPS / OBJET

Histoire contemporaine Le traitement du sujet et de son corps dans le camp de concentration

* mort du sujet * mort du corps du sujet Contexte actuel Interaction de la Technique et de l’Economie

Capitalisme et société de consommation *rapport de satisfaction immédiate à l’objet jetable

*rapport d’efficacité, d’utilité, de résultats, de performance du salarié et de son corps277 Discours prédominant de la science

(en particulier des neurosciences, des nanotechnologies appliquées à la médecine, de la génétique)

Vision scientifique du corps *vision morcelée

*vision transparente

* notion d’« effraction » du corps *vision « informatique - code - vecteur » Conséquences anthropologiques Désacralisation du corps

* sujet = objet *corps = objet

Retrait de la dimension symbolique du corps *corps = ensemble de pièces interchangeables Discours transhumaniste

Exacerbation des données actuelles *corps en « kit »

*corps amélioré et augmenté

*corps n’est plus inviolable et immuable *« cyborgisation » du corps

Droit au « bricolage » du corps

*au nom de l’autonomie et de la liberté *au nom du progrès et de l’évolution

277

Laurie ESSIG, American Plastic, Boob Jobs, Credit Cards, and Our Quest for Perfection, Boston, Beacon Press, 2010. L’auteure fait un lien intéressant entre la course à la chirurgie esthétique, l’économie libérale et la crise aux Etats-Unis.

177 La première hypothèse serait la suivante : Freud démontre que l’enfant est un « pervers polymorphe »278. Il cherche son plaisir, pourrait-on dire en toute innocence, sans que des considérations morales ne l’entravent à ce jeune âge. Il cherche le plaisir tout d’abord sur un « terrain » qui lui est directement accessible, c’est-à-dire son propre corps. Son corps est un « terrain d’exploration » possible pour appréhender les sensations. Jouir de son corps suppose également un fonctionnement économique de l’énergie entre des tensions et la recherche de décharger ces tensions, une articulation entre déplaisir et plaisir. Il attire cependant l’attention sur le fait que cette double relation plaisir / déplaisir et tension / décharge de la tension ne va pas de soi et n’est pas si simple279. Il admet qu’il existe des tensions plaisantes, qu’à notre avis les deux expressions paradoxales françaises suivantes pourraient illustrer : « ça fait du bien là où ça fait mal » et « ça fait du bien quand ça s’arrête ». Si cette attitude en restait à se focaliser sur les seules sensations ressenties par son propre corps, si à l’âge adulte le corps de l’autre n’était pas pris en compte, l’hypothèse de la perversion pourrait être émise.

Dans le discours transhumaniste sur le corps et dans l’attitude vis-à-vis du corps, une telle hypothèse de la perversion est plausible. Le terrain d’exploration est le corps mais ce terrain semble majoritairement susciter des sensations négatives : le corps est naturellement limité, imparfait. Il ne correspond pas à l’idéal de perfection et de performance attendue. L’amélioration et l’augmentation du corps permettraient de remédier à ces sensations négatives, à cette tension provoquée par l’insatisfaction. Le problème est que ce processus semble sans fin : l’insatisfaction vis-à-vis du corps reviendra sous une autre forme, sous une autre carence à combler étant donné que le corps s’inscrit, malgré tout et même si un retardement est possible, dans un processus de vieillissement et de dégradation des aptitudes biologiques et physiques. La logique de la performance est dans le « toujours plus ». La question finalement à se poser est la suivante : le plaisir selon ce discours vient-il de l’attitude de toute-puissance (donc du refus de la castration) via la réparation et la modification du corps en lui-même ou bien vient-il de la jouissance éprouvée dans l’acte-même de transgression des limites ? Ou des deux à la fois ?

278

Sigmund FREUD, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1985.

279

Sigmund FREUD, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot & Rivages, coll. Petite Bibliothèque Payot, 2010.

178 La deuxième hypothèse est en lien avec le sujet fétichiste qui selon les écrits de Freud « dénie la castration et en même temps il la reconnait »280. Cette hypothèse transposée au discours transhumaniste et à sa vision du corps, induit que le corps est une sorte de fétiche. Sa compréhension et son traitement sont parcellaires sans vision globale de son fonctionnement, sans compréhension holistique. Il faut noter que la vision parcellaire du corps est déjà présente de façon générale dans le discours de la science et le sociologue André Le Breton parle de fétichisation de l’imagerie médicale et de l’ADN281. Le discours transhumaniste l’amplifie et l’exacerbe. Le corps est vu morceau par morceau et l’amélioration ou l’augmentation va cibler certaines parties du corps, en particulier le cerveau (capacités cognitives), les cellules (lutte contre le vieillissement cellulaire), les membres (motricité). Le cerveau est fétichisé et devient le lieu de tous les fantasmes de toute-puissance. Dans le document de présentation de « Technoprog ! Association Française Transhumaniste », c’est bien la représentation d’un cerveau qui sert d’illustration282. Voici également un passage significatif dont les mots en gras sont dans le texte original :

« Les nanotechnologies, combinées à une connaissance sans cesse croissante du fonctionnement cérébral à toutes les échelles, pourraient permettre d’optimiser nos capacités cognitives : apprentissage, mémorisation, analyse, synthèse… Elles pourraient également élargir le champ de nos capacités de perception, tous sens confondus, pour nous permettre d’avoir accès, selon les besoins ou les désirs, à de nouvelles images, de nouveaux sons, de nouvelles odeurs, enfin de nouvelles et très diverses sensations, voire de nouvelles humeurs ou émotions. Cela ne manquerait pas de bouleverser nos capacités d’échanges et de communication. Les nanotechnologies enfin, peut-être combinées avec d’autres sciences comme les biotechnologies, la robotique et l’informatique, pourront déboucher sur une transformation et une augmentation des capacités motrices, ou respiratoires et des formes du corps humain. Que ce soit par des procédés génétiques ou mécaniques à l’échelle nanométrique, il n’est pas impossible d’envisager certains humains demain capables de courir le 100 mètres en 5 secondes, de rester sous l’eau

280

Roland CHEMAMA, La psychanalyse comme éthique, suivi de Du grain à moudre, op.cit. , p. 114.

281

David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, op. cit., p. 267 et 313.

282

H+ Technoprog ! Association Française Transhumaniste, sur le site internet www.transhumanistes.com.

179 une demi-heure sans bouteilles, de mieux résister à la chaleur, ou encore à l’apesanteur … »283.

Le corps réduit au fétiche a un lien avec le déni de la castration donc et, éventuellement, avec une forme de perversion. Dans le cadre du discours transhumaniste, le déni de castration est inséparable du déni de la maladie et de la mort. Ce déni est de façon général présent dans la société occidentale et exacerbé par le discours transhumaniste. Plus la mort est déniée, et non plus simplement refoulée, et plus le retour du refoulé est efficient. Si bien que l’on pourrait dire de façon générale que la pulsion de mort est prédominante dans notre société.

La troisième hypothèse serait par conséquent la suivante : il convient tout d’abord de prendre acte que le discours transhumaniste, alors qu’il prône et croit défendre « plus de vie » en voulant allonger la durée de vie, repousser les effets du vieillissement, voire rêver à l’immortalité, s’inscrit dans une « pulsion de mort » et représente un des récents avatars à ce jour de la société « post-mortelle »284. De ce constat, la transgression des limites revendiquée sans détour et illustrée par le brouillage des limites du corps participerait à une forme de « perversion ambiante » de notre société.