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Transformation de l’espace public

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

4.3. Généalogie d’un conflit

4.3.3. Transformation de l’espace public

Depuis le mois d’octobre 2008 le débat s’est intensifié, et même si les actions et les coups d’éclat ont eu leur impact dans les médias, cette lutte semble embryonnaire en se limitant au niveau local. Certes, le groupe Sept-Îles Sans Uranium qui interpelle de plus en plus les pouvoirs publics en place aura un effet rapidement dans les formes de

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Crédit : Mario Dufour, SISUR, mars 2009. Premier coup d’éclat de Sept-Îles Sans Uranium. « Manifestation en motoneiges au lac Kachiwiss ».

l’engagement. En effet, ce débat sera marqué d’une pierre blanche le 18 décembre de la même année lorsqu’une trentaine de médecins du Centre de santé et de services sociaux (CSSS)48 de Sept-Îles signent une lettre pour l’obtention d’un moratoire sur l’exploration et l’exploitation de l’uranium au Québec. On y lit alors : « inquiets pour l’environnement et la santé publique, l’exploitation d’une mine d’uranium, dans notre région amènerait le départ de plusieurs d’entre nous »49. Moment charnière dans cette lutte collective, on constate dans les journaux locaux que les médecins de la région sont « unanimes contre l’uranium »50.

Ainsi, l’impact de cette prise de position, c’est-à-dire cette cooptation envers le groupe Sept-Îles Sans Uranium, instaure un nouveau rapport de force dans l’arène politique et donne vigueur à cette contestation qui s’organise. Si l’exploration d’uranium à quelques kilomètres de la ville de Sept-Îles continue51, elle rassemble de plus en plus une opposition qui, influencée par l’engagement des médecins, se traduit, dans la rue, par des manifestations locales. En ce sens, Sept-Îles Sans Uranium ne fait plus cavalier seul.

En date du 25 janvier 2009, la contestation rassemble une centaine de citoyens dans les rues de Sept-Îles52. Cette première marche contre l’uranium donne une « épaisseur sociale » à ce refus collectif. En effet, le groupe voit son soutien augmenter considérablement sous le coup de cette première intervention de l’élite locale qui, comme on peut le constater, crée une onde de choc dans les dynamiques de la protestation. L’enjeu, bien qu’il soit connu de la population, se précise avec la demande répétée d’un

48 L’intervention d’une élite locale dans le cadre d’un débat politique impose de penser cette configuration

de l’expertise sous la pression grandissante de la démocratisation au sein de la sphère publique. Comme l’a démontré de manière éloquente le mouvement anti-nucléaire des années 1970 (voir spécialement à ce sujet, Touraine, 1978), et en ce sens peut-être en était-ce l’un des moments précurseurs, le débat s’est forgé par le concours d’un conflit d’expertise, de contre-expertise où les élites ont joué un rôle de tout premier plan dans la « mise en danger » que représentent certains projets de développement. Les enjeux de la protestation collective et l’étude des formes émergentes d’engagement public sont, comme le souligne à juste titre Daniel Céfaï (2007 : 7-8), « crucia[ux] pour comprendre les dynamiques démocratiques, les modalités d’exercice de la citoyenneté ordinaire, de constitution des problèmes publics et de légitimation des interventions étatiques, le déploiement de nouvelles figures de la société civile et l’institution de nouveaux régimes de l’action publique ».

49 Lettre ouverte : « Les médecins du CSSS de Sept-Îles s’opposent à l’exploration et l’exploitation de

l’uranium dans la région », Le Nord-Est (21 décembre 2008).

50 Paquet, Émilie, « Les médecins unanimes contre l’uranium », Le Nord-Est (18 décembre 2008). 51 Paquet, Émilie, « Exploration d’uranium au lac Kachiwiss », Le Nord-Est (30 décembre 2008).

52 Paquet, Émilie, « Une centaine de citoyens manifestent contre l’uranium », Le Nord-Est (26 janvier

moratoire53 permanent sur l’uranium, soit un arrêt complet (sur une durée variable) de tous travaux d’exploration et d’exploitation dans la région septilienne. Les autorités publiques sont prises de cours par le groupe SISUR et doivent répondre à une mobilisation qui prend de l’ampleur.

En effet, comment rassurer une population qui s’impatiente devant le peu d’information qui lui est fournie concernant un projet d’exploration d’uranium ? Pourquoi Terra Ventures n’a pas communiqué avec la municipalité en place ? Enfin, quels sont les risques d’un projet de cette nature ?

Le débat se déplace progressivement au national54. « Sept-Îles ne veut pas d’uranium »55, titre entre autres Le Soleil (un des principaux journaux de la ville de Québec). Par voie de conséquence, afin de répondre aux assauts répétés du groupe Sept- Îles Sans Uranium et principalement des inquiétudes qui gagnent la population sur les risques de l’exploration d’uranium, un forum d’information voit le jour. Organisé par la Conférence régionale des élus (CRÉ) le « Forum régional d’information sur l’exploration et l’exploitation de l’uranium 56 » se déroulera les 21 et 22 mai 2009 à Sept-Îles. Ce forum se décline en six thèmes : 1) connaissance générale sur l’uranium, 2) l’uranium et l’environnement 3) l’uranium et les retombées économiques 4) l’uranium et la santé des travailleurs 5) l’uranium et la santé du public et 6) l’uranium et l’acceptabilité sociale. De nombreux experts et scientifiques sont mobilisés pour l’occasion : l’Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire (France) expose des recherches épidémiologiques sur les mineurs d’uranium en France et les impacts sur la santé du public, la Commission canadienne de sûreté nucléaire souligne l’évaluation et la protection environnementale et radiologique (les réglementations et les encadrements juridiques), le Regroupement pour la surveillance du nucléaire présente les impacts environnementaux de l’exploration et l’exploitation d’uranium, le gouvernement de la Saskatchewan donne des informations

53 Paquet, Émilie, « Sept-Îles pour un moratoire sur l’uranium », Le Nord-Est (26 janvier 2009).

54 Voir entre autres les différents articles d’Éric Moreault à ce sujet : « De la prospection d’uranium sur la

Côte-Nord! », Le Soleil (19 mai 2009), « L’uranium décortiqué en 5 points », Le Soleil (19 mai 2009), « L’uranium au Québec : un Klondike? », Le Soleil (20 mai 2009), « L’uranium au Québec : la bête qui dort », Le Soleil (20 mai 2009), « Les mines d’uranium bientôt au Québec », Le Soleil (20 mai 2009).

55 Lévesque, Fanny, « Sept-Îles ne veut pas d’uranium », Le Soleil (28 janvier 2009).

sur les « bonnes pratiques d’exploration », sans compter Ressource naturelles Canada et le ministère des Ressources naturelles et de la Faune (Québec) qui mettent en perspective les retombées économiques de l’exploration d’uranium au Canada, au Québec et sur la Côte-Nord.

Si cette pluralité de « points de vue » vise à informer la population locale des enjeux concernant l’uranium, cette rencontre aura été pour une des représentantes du milieu environnemental, « pas un peu simpliste, ça été bien fait, sauf que puisque c’était fait un jeudi et un vendredi, c’était difficilement accessible à monsieur et madame tout le monde. Donc moi je pense qu’ils se sont arrangés pour que, ce n’est pas fin [gentil] ce que je vais dire, mais pour que la participation citoyenne soit réduite le plus possible. Donc les gens qui étaient là, c’était un, des gens qui émanaient soit du milieu environnemental et beaucoup du milieu économique » (Entrevue 5, 18 juillet 2011). Cette interviewée vivant depuis plusieurs années dans la région, et qui observe de très près le débat local autour de l’uranium, me dira d’ailleurs que ce forum laissa un goût amer pour plusieurs. Subterfuge démocratique ou réelle pratique d’information; quoi qu’il en soit, ce forum aura permis dans une large mesure, néanmoins, d’en connaître un peu plus sur les enjeux de l’uranium57.

La présentation de connaissances expertes durant le Forum régional d’information est cependant insuffisante. Le projet de Terra Ventures ne reçoit pas plus l’aval de la communauté. Le débat se cristallise autour des questions environnementales et de santé publique. Une conscientisation collective des risques associés à ce projet d’exploration prend corps. Pour un journaliste septilien qui a assisté à ce forum, plusieurs questions restent en suspens : « il y a eu un gros colloque organisé par la CRÉ de la Côte-Nord, il y avait un large spectre de positions et d’informations, puis à la toute fin de ça on ne peut toujours pas dire si c’est moralement acceptable ou pas de faire de la prospection d’uranium au nord de Sept-Îles quand on ne sait pas dans le fond s’il y aura de l’exploitation ou pas » (Entrevue 3, 13 juillet 2011). Les risques inhérents à ce projet d’exploration uranifère se comprennent, à la lumière de ce témoignage, à travers une

57 Paradis, Steeve, « Les gens de la Côte-Nord en savent un peu plus sur l’uranium », Le Soleil (23 mai

sorte d’« expérience morale » (Ewald, 1999) qui offre une véritable remise en question des paris et corrélativement des épreuves associées aux projets de cette nature.