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Une exploration minière dans « le plus grand secret »

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

4.3. Généalogie d’un conflit

4.3.1. Une exploration minière dans « le plus grand secret »

Dans un des plus hauts points de la région, l’exploration uranifère inquiéta en premier lieu les villégiateurs aux abords du lac Kachiwiss. Durant l’année 2008, ils furent les premiers à être avisés, par des prospecteurs miniers eux-mêmes, de ne pas consommer l’eau ou de faire preuve de grande vigilance quant à son l’utilisation. Avec raison, ces derniers trouvent alors inquiétant que peu d’explications leur soient données entourant ces précautions à prendre. Ces villégiateurs ne sont avisés que beaucoup plus tard qu’un projet d’exploration uranifère se fait à proximité du lac. En effet, si un premier article dans un des journaux locaux a déjà fait mention d’un investissement de près de deux

millions par la compagnie Terra Ventures42, il faut cependant attendre plus d’un an avant que les inquiétudes des villégiateurs se transmettent à l’ensemble de la population septilienne, et que des questions d’ordre environnementale, politique et éthique pénètrent l’espace public.

En date du mois d’octobre de la même année, les inquiétudes se formulent en critiques43 : l’arrêt immédiat des travaux d’exploration d’uranium est demandé. À quelque trente kilomètres de la ville de Sept-Îles, l’exploration uranifère se fait dans le plus grand secret et, semble-t-il, avec tous les droits. « Il faut que la population soit avertie ». Ce sont les mots d’un ingénieur de la région qui se désole qu’aucune responsabilité quant à la nécessité de renseigner la population n’ait été imposée à une compagnie qui désire faire, au Québec, de l’exploration d’uranium. Rasvan Popescu, cet ingénieur roumain, a connu les impacts de Tchernobyl. Ce discours fait appel à un « évènement » de catastrophe nucléaire qui fait référence à des « cadres interprétatifs » (Eder, 1992) dont la portée conditionne de manière particulièrement décisive la nature et le sens du débat pour la population locale.

Certes, ce cadre interpelle, renouvelle des « formes de mémoires » (Chateauraynaud, 1998) et fait appel, en outre, à l’imaginaire. Il permet de faire un pont entre les inquiétudes locales et les risques globaux du nucléaire. L’expérience a ici figure de légitimité. En offrant un cadre interprétatif de référence à l’appréhension des risques que constitue l’exploration uranifère, elle institue un discours justificatif duquel sera puisé l’argumentaire contre l’uranium. Ainsi, les risques de l’industrie nucléaire, et plus précisément la catastrophe de Tchernobyl, sont ainsi associés à ce projet d’exploration uranifère. En cadrant les risques environnementaux et de santé publique à travers le prisme de la catastrophe de Tchernobyl, la forme d’une critique sociale prend corps. Ce premier discours n’a cependant pas droit de cité. Pour certains d’ailleurs, on a l’impression que des efforts sont entrepris pour marginaliser ce discours qui alerte

42 Gougeon, Jean-Pierre, « Terra Ventures investira plus de 2 millions $ à Sept-Îles », Le Nord-Est (3

janvier 2008). La compagnie Terra Ventures Inc. est une société junior canadienne d’exploration minière basée à Vancouver et axée sur l’acquisition et le développement de projets d’uranium. Cette société se consacre principalement à la mise en valeur actionnariale par l’acquisition de titres miniers (claims) et par la forte spéculation en période d’accroissement de la demande mondiale de production d’uranium.

considérablement la communauté. En effet, rapidement, me dira une femme du milieu environnemental de Sept-Îles, résidente depuis quelques années, « au niveau politique, ce que j’ai cru comprendre c’est qu’on essayé de l’isoler et de le faire passer pour un hystérique et de le discréditer complètement » (Entrevue 6, 18 juillet 2011).

Non seulement la population septilienne ne sait pas qu’il y a de l’exploration d’uranium à proximité de la ville, mais les autorités municipales l’apprennent par le biais d’un « comité de vigilance » qui se met graduellement en place : Sept-Îles Sans Uranium (SISUR). Cet élément sera au cœur de la protestation populaire. Les questions fusent de toutes parts : pourquoi une compagnie minière peut-elle faire de la prospection sans que la population ni même la ville ne soient averties ? Comment se fait-il qu’aucun ministère n’ait l’obligation d’informer de toute prospection minière dont les impacts sont pourtant bien réels ? Enfin, quelles sont les représentations de cette communauté face à ce projet d’exploration uranifère ?

Comme me le dira un homme influent de Sept-Îles, « on a eu à faire face à un projet, une tentative de projet qui s’est implanté chez nous de façon totalement cavalière et sauvage (…) il n’y a eu aucune tentative de ces promoteurs-là de s’identifier auprès des autorités en place à Sept-Îles et auprès de la population » (Entrevue 15, 27 juillet 2011). Cet interviewé, natif de la région, me transmet alors les sentiments qui traversent les autorités locales. Et c’est ainsi qu’à l’automne 2008, une population devant un projet dont elle apprend l’existence est sur le qui-vive.

L’indignation se transmet comme une traînée de poudre. L’information arrive au compte-goutte et l’impatience se fait de plus en plus sentir envers les autorités qui elles- mêmes ont peine à entrer en contact avec la compagnie Terra Ventures qui, il va sans dire, n’offre aucune assurance quant au projet en question et aux risques lui étant associés. Comme le dira une journaliste de la région qui couvre alors les évènements et est emportée rapidement dans ce mouvement de contestation : « c’est illogique que dans des villes organisées comme c’est le cas aujourd’hui au Québec, qu’un promoteur de n’importe où dans le monde achète un terrain pour faire de l’exploration, le fait, arrive, sans même que la municipalité soit avisée » (Entrevue 1, 12 juillet 2011). La compagnie Terra Ventures qui ne retourne pas les appels, ne parle pas aux médias, ne rencontre pas

le conseil municipal, n’offre pas de séance d’information est, enfin, tout simplement absente du tableau. À ce niveau un consensus s’établit. Tous veulent savoir et connaître ce qui se passe au lac Kachiwiss. Dans le même ordre d’idées, pour un autre journaliste de la région qui regarde minutieusement la scène, la consternation est à peine voilée, « je pense que les citoyens doivent être concernés. Donc à la base, il faut dire que c’est complètement absurde que ça se fasse en catimini (…) je pense que tout devrait être public, mais là, savoir qu’il n’y a aucun processus qui permet au citoyen normal de savoir ce qui se passe (…) Alors, là-dessus, les revendications je les trouvais légitimes » (Entrevue 3, 13 juillet 2011).

Il est important de comprendre que le projet en question de la compagnie d’exploration minière Terra Ventures ne s’installe pas seulement « dans le plus grand secret », mais se fait aussi dans un « lieu sensible » où les risques sont considérables pour la population locale. L’ignorance presque totale sur le sujet fait en sorte que la recherche d’information se fait directement sur le terrain, soit par le groupe Sept-Îles Sans Uranium qui agit en tant que courroie de transmission en communiquant lui-même l’information à la population.

Le lieu en question sera ainsi au cœur des préoccupations. On pourrait aisément, dans ce sens, penser que cette lutte est intiment liée au phénomène du « pas dans ma cour » (Not in my backyard). Cela dit, pour un représentant syndical rencontré lors du terrain de recherche, les revendications ont aussi d’autres racines « parce que c’est beau de dire pas dans ma cour, mais quand on a marché [référence à la marche populaire de laquelle nous discuterons ultérieurement], ce n’était pas juste de dire pas dans ma cour, ce n’était pas dans ma cour et pas n’importe comment » (Entrevue 18, 8 août 2011). Cette « cour », comme il sera démontré, interpelle directement la structure de la communauté septilienne. En effet, ce projet d’exploration risque d’avoir, selon toute vraisemblance, des conséquences sur les réserves et l’approvisionnement d’eau potable de la ville. « Mais je dirais que, est-ce que notre conscience était vraiment éveillée à ce moment-là sur tous les risques ? Je dirais que non. Parce que même au niveau de la localisation, on ne réalisait pas à ce moment-là parce qu’on n’avait pas partagé d’informations avec le promoteur qui était peut-être dans une pointe triangulaire importante pour notre

alimentation d’eau potable, notre sécurité, la protection de la rivière Moisie. Tous ces enjeux-là dans le fond, je dirais ont été mis en évidence par le groupe Sept-Îles Sans Uranium » me dira un représentant du milieu économique de la région septilienne qui est alors au cœur des évènements (Entrevue 17, 8 août 2011).

À travers ce premier cadrage d’interprétation relié à la catastrophe de Tchernobyl, cette appropriation territoriale par le biais d’un projet d’exploration uranifère se trouve accentuée par l’indignation que provoque la « clandestinité » dans laquelle s’opère cette compagnie et dont la population apprend la nature et ce, par le phénomène de vigilance populaire, qui se matérialise alors dans le groupe Sept-Îles Sans Uranium.