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Réflexivité critique et pédagogie collective

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

3.5. Réflexivité critique et pédagogie collective

Ce portrait critique dont la science a principalement fait les frais n’est, avouons-le, pas tout à fait juste. La « scientifitisation réflexive » ouvre la voie à de nouvelles possibilités, elle démocratise les connaissances qui, infléchies dans l’arène publique, se politisent dans le sens d’une ouverture vers et dans une pluralité d’influences, de légitimations et de justifications desquels les luttes collectives sont un observatoire de choix.

Il pourrait s’avérer que cette image est davantage une trame de fond sur laquelle se joue la « crise » dont la question écologique en est la principale teinte. Pourquoi alors, faire une place aussi importante à l’« intérêt scientifique » alors que l’objet d’étude se trouve être une résistance populaire contre un projet uranifère ? Force est d’admettre que la science occupe une place omniprésente au sein de cette modernité, qui a, pour certains, les couleurs d’une « société du savoir ». Dans les processus de justification, que ce soit par exemple lors d’un mouvement de contestation comme celui étudié ici, les connaissances sont au cœur du procès, et il est tout à fait éloquent de voir que

l’argumentaire se réclamant de l’ « expertise » et de « la science » appuie le fait selon lequel ces formes de rationalité se maintiennent comme pierre angulaire des débats collectifs et dont certaines questions restent en suspens : comment mesurer les risques d’un projet d’exploration uranifère ? Pourquoi les inquiétudes associées à cette industrie se maintiennent-elles ? Dans quelle mesure les connaissances et les informations avancées dans ce domaine précis par les autorités publiques peuvent-elles faire l’objet de compromis ou au contraire « d’intérêts conflictuels » ? Et de quelle manière les résistances populaires contre des projets miniers peuvent-elles ouvrir des horizons quant aux références collectives et en ce sens produire des formes de pédagogie du vivre- ensemble ?

À ces questions, il me semble que ce chapitre ne pourrait se conclure sans que l’on réexamine le couple science/expertise et sa transformation par ce que Giddens nomme le système-expert. En effet, l’activité scientifique, en se démocratisant et en s’infléchissant dans l’arène publique, prête flanc à la critique et, tel que présenté précédemment, est de plus en plus soumise à un test de politisation; conséquence de quoi, les groupes de pression en vertu d’une expertise constituée, réaménagent l’espace et les formes de rationalité légitimes. L’expertise de certains acteurs de la société, composée en « système-expert », restructure les cadres de références, et dans le cas des luttes collectives contre l’uranium (pour reprendre le cas de la présente recherche) par exemple, formulent autrement l’objet de ces risques en lui donnant d’autres définitions. La constitution de ces systèmes-experts, portée grandement dans ce cas-ci par des acteurs de la santé publique, a d’autant plus de chances de transporter le débat lorsqu’ils sont directement liés au processus dans lequel ces mêmes risques s’ancrent dans une contestation populaire dont le (premier) prisme référentiel, tel que nous le verrons, est la catastrophe de Tchernobyl. Ces systèmes-experts s’articulent intimement avec une conscientisation de plus en plus aigüe des risques et des sentiments d’insécurité qui s’amplifient, eux-mêmes, radicalement, au sein de la société en contribuant, du même coup, à façonner des attitudes de méfiance citoyenne vis-à-vis des institutions politico- administratives, économiques, mais aussi technico-scientifiques. La sociologie est ainsi à même d’expliquer, à l’aide d’études de terrain, que les épreuves collectives puisent leur source à travers une sorte de sentiment de désarroi et d’expression réflexive.

Dans ce jeu d’articulation des cadres de référence et du réaménagement de l’espace de rationalité dans la représentation des risques et de leurs conséquences, et dont on trouve au cœur les questions d’environnement et de santé publique, on arrive à un point névralgique où, inévitablement, « tôt ou tard, quelle que soit l’intensité de cette concrétisation, s’impose la question de l’acceptation, et avec elle l’éternelle question toujours d’actualité : comment voulons-nous vivre ? » (Beck, 1986[2001] : 51). Les enjeux théoriques se recoupent alors − bien que l’objet d’étude soit une résistance populaire contre un projet d’exploration uranifère − à une multitude de questions qui reposent sur la place de la connaissance scientifique et de l’expertise, et de la formation des systèmes-experts lorsqu’ils se lient aux différentes modalités de l’action collective.

En tâchant de tisser une perspective critique sur ces formes de connaissance et de rationalité, le pari de cette réflexion théorique fut de mettre en relief les transformations qui sont portées par cette « société du risque » dont la transformation de l’espace politique est des éléments que l’observateur ne peut manquer de constater. En explorant les contours de la modernisation réflexive, c’est ainsi principalement « les connaissances par les profanes des environnements à risque » (Giddens, 1990) que les tensions sont le plus à même d’influer sur les « relations publiques » et de la nécessité d’action par les populations locales. D’un point de vue empirique, ce sont donc ces multiples formes de démocraties expérimentales (Beck, 1986[2001]) qui font appel à autant de cadres de référence que le chercheur doit tâcher de mettre en lumière.

Ces lignes de tension investissent plus que jamais l’arène publique, appelant ainsi différents défis. Comme le mentionnait à juste titre l’écologiste Michel Jurdant (1988 : 354), « nous savons enfin que la libération du pouvoir de vivre de tous les humains ne peut se réaliser par des réformes à l’intérieur du système actuel, car cette libération implique un changement radical du pouvoir lui-même. Le défi écologiste passe donc bien par une révolution ».

Véritable défi ainsi, à l’analyse, que de comprendre les enjeux des luttes collectives dans le cas de projets d’exploration minière, lorsque ces « réalités » se lient à des cadres de référence où se confrontent différents pouvoirs d’expertises et de contre-

expertises, où les populations locales sont profondément interpellées par des situations de « mise en risque » et où enfin est mis à l’épreuve le fonctionnement des démocraties.

Chapitre 4

Analyse d’une résistance populaire contre un projet d’exploration minière

« Peu de choses suffisent à nous faire taire, Le plus important.

L’inquiétude conserve ce qui nous unit ». Martin-Pierre Tremblay (1993)

À la lumière des théories avancées par Anthony Giddens et Ulrich Beck propre à décrire les transformations sociales caractéristiques de la modernité réflexive (du risque); l’institutionnalisation du doute, le désenchantement de la science, le danger inhérent caractéristique de la science moderne, contingence et crise de l’avenir, ainsi que la formation des systèmes-experts, l’avènement d’une « subpolitique », et enfin, l’omniprésence de la « crise écologique » dans l’arène publique, on peut ainsi situer une lutte collective contre un projet d’exploration uranifère qui s’est manifestée au sein de la municipalité septilienne. Tel que mentionné antérieurement, cette ville peut être considérée comme un observatoire privilégié pour comprendre la manière dont se ficellent ces profondes transformations, et ce à la lumière d’une matérialisation concrète d’un cas de résistance populaire contre un projet d’exploration minière; cette région nord- côtière est au cœur d’une ébullition accélérée de grand développement économique tel que vu au premier chapitre. En effet, on ne saurait comprendre cette résistance en dehors du cadre dans lequel, le cycle actuel de croissance façonne le quotidien de cette communauté et, restructure de manière accentuée le rapport au territoire et à l’avenir.