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Matériaux, expériences et travail d’écriture

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

2.6. Matériaux, expériences et travail d’écriture

Les entretiens ne constituent pas à eux seuls le travail d’enquête de terrain. Et, bien qu’ils soient une pièce maîtresse, le chercheur doit considérer les différents contacts avec le terrain, qu’ils soient explicités ou non par les enquêtés. L’imprégnation (ou autrement dit, l’immersion) sur le lieu d’investigation nécessite ainsi de prendre conscience qu’« il n’y a pas de sociologie possible sans sociologiser les sociologues, c’est-à-dire sans les situer dans le rapport à leur objet » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2005). C’est pour cette raison que le journal de recherche (ou de terrain) apparait ainsi comme une ressource vitale de l’enquête de terrain. Non seulement permet-il une mise en forme, jour après jour, des différents moments qui structurent la recherche, mais il conserve les traces écrites et datées dont le contenu témoigne autant des rencontres, des discussions, des lieux, des interrogations, des impressions, des réflexions personnelles, des idées ou encore des intuitions, autant d’éléments « sacrés » et récoltés pendant l’enquête. Si la revue de presse permet au chercheur une première connaissance partielle et contextualisée du lieu d’investigation, le journal de terrain, quant à lui, « participe de la construction d’un véritable savoir sur les mondes sociaux » (Fassin et al., 2008), précisant par le fait même l’objet d’étude.

Le journal de terrain est ainsi un travail d’écriture, travail qui non seulement se combine aux différents matériaux, mais constitue, à proprement dit, le lieu de l’auto- analyse, c’est-à-dire le lieu d’objectivation des idées préconçues, des interprétations et des engagements plus ou moins inavoués « dont le but est de se souvenir des évènements, d’établir des dialogues entre les données et le chercheur à la fois comme observateur et comme analyste et qui permette au chercheur de se regarder soi-même comme un autre » (Baribeau, 2004). Le chercheur se trouve engagé dans de multiples interactions desquelles la pratique ethnographique doit saisir le sens. Ainsi, force est d’admettre que le chercheur n’est pas seulement témoin, il est « en permanence immergé dans les

parfois des histoires, loin de la réalité, non parce qu’ils mentent à l’enquêteur, mais parce qu’ils se racontent eux-mêmes une histoire à laquelle ils croient sincèrement et qu’ils racontent à d’autres qu’à l’enquêteur, l’histoire qui donne sens à leur propre vie. Fable en réalité nécessaire, d’autant plus difficile à déconstruire qu’elle est vécue avec sincérité, et d’autant plus vécu avec sincérité qu’elle construit les cadres de l’action. Mais le chercheur ne doit pas se laisser tromper; il doit se méfier des histoires qu’on lui raconte, surtout des trop belles, bâties comme de vrais contes de fées ».

relations sociales » et doit comprendre, plus que furtivement, l’essence du milieu d’interconnaissances.

Dans cette écriture, plutôt que de masquer ou de censurer les données du journal de terrain, le chercheur souhaite avant tout expliciter les premiers contacts avec le terrain d’enquête, car « seul le journal de terrain transforme une expérience sociale en expérience ethnographique » (Beaud et al., 2003). On aura compris que le journal de terrain à valeur d’« objet sacré », en ce sens qu’il ne relève ni du journal intime, ni du cahier d’explorateur, mais bien constitue, au contraire, un outil professionnel fondamental permettant une « médiation » entre des ordres d’expériences qui, pour reprendre le titre de l’ouvrage devenu classique de Sanjek (1990), constitue ni plus ni moins que « La fabrique de l’anthropologie ».

L’écriture du journal de terrain permet de situer de manière particulièrement aigüe les différentes dimensions du lieu de recherche. Par exemple, la relance économique, si prometteuse qu’elle soit au plan du développement, avait conduit Sept-Îles à une grave crise du logement et, combinée à un mouvement d’attraction d’une masse ouvrière extérieure, avait réactivé une mémoire vivante où s’était cristallisées de « nouvelles » solidarités locales elles-mêmes issues des mêmes références collectives et de conditions d’existence présentées à grands traits au premier chapitre. Avant même cette analyse historique et une lecture approfondie d’ouvrages de référence sur les processus de structuration de l’économie septilienne à l’industrie minière, je notai à plusieurs occasions durant le terrain de recherche les représentations d’un lieu qu’on ne voyait (trop souvent ?) qu’à travers cette forme.

Le travail intellectuel est ainsi intimement lié au travail de perception, des premiers regards et des impressions, auxquels le chercheur se sent confronté et qu’il doit expliciter pour mieux rendre compte des premières images qu’il construit et qu’il met en forme par l’écriture22. À cet effet, notons ce passage : « Sept-Îles, cette ville industrielle,

22 Dans un article ayant fait date, « Écrire la sociologie » (1979), Daniel Bertaux souligne ainsi le travail à

faire, quoi qu’on pense du statut du discours scientifique dans les sciences sociales (et plus précisément à l’intérieur de la sociologie) : « notre tâche est de parler de ce monde et de cette vie, tels qu’ils sont et tels qu’ils pourraient être, dans la dimension de leur devenir; d’en parler, non pas en tant que savants, mais en tant qu’hommes parmi les hommes, femmes parmi les femmes, humains parmi les humains. Notre devoir

menée par une croissance économique qui frôle la frénésie. Encore hier, la question du logement est ressortie, accoudée sur des problèmes sociaux plus grands; celui de l’exploitation des ressources, du manque d’éducation et d’intellectuels engagés, des lobbyistes aux longues mains, tout comme celui des profondes inégalités sociales qui marquent au fer rouge la vie de nombreux habitants. Sept-Îles, un port en pleine expansion, des projets miniers qui apparaissent chaque jour dans le paysage pour rappeler, sans prose, que la catégorie qu’on pose ici, n’a de sens qu’en les mots de “région-ressources” » (Journal de terrain, 19 juillet 2011).

Bien sûr, cette image n’est peut-être qu’une caricature et on pourrait à raison avancer qu’elle ne représente qu’un aspect, avouons-le, négatif, du procès de développement qui fut le cadre dans lequel se matérialisa cette résistance populaire. Il y avait pourtant, à travers une vision mythique du nord, soi-disant « terre de ressources », une pédagogie critique dont le mutisme cessait tranquillement de combler l’espace. L’écriture sociologique est ainsi également le moment de conserver les expériences (qui ne sont d’ailleurs pas uniquement émotions), une sorte d’arrêt sur image qui permet de retracer le les contours de la recherche et l’« ambiance » qui structure les rapports entre enquêteurs, enquêtés, et le lieu lui-même d’investigation. Par exemple, un matin, « le téléphone sonne à l’auberge. Il est à peine neuf heures du matin. Le téléphone sonne pour une énième fois. Deux hôtels viennent d’appeler Tourisme Sept-Îles, me dit l’homme qui prend le combiné. Pourquoi ? Les gens cherchent des logements, en vain. Tous les hôtels affichent complet et les gens se réfèrent à Tourisme Sept-Îles pour leur venir en aide. Où loger ? Comment ? » (Journal de terrain, 9 août 2011). L’écrire permet de s’imprégner du lieu, de ses dynamiques, de ses enjeux quotidiens, comme le démontre cet exemple d’un « matin banal » à l’auberge où je réside. Pourtant, et telle est l’importance de garder figés ces moments, cette anecdote ouvre une fenêtre qui permet de comprendre ce qui se trame dans cette ville où les impacts de la croissance sont omniprésents, jusque dans ces détails qui semblent des plus insignifiants, soit ici, un téléphone qui sonne sans arrêt, et la même question au bout du fil : « Vous avez de la place, vous êtes complets ? ».

est aussi et simultanément d’être entendu. Car la pensée sociologique est potentiellement porteuse de connaissance (destruction de mythe), de compréhension (active), d’appréciation (critique) (…) Nous commençons à savoir ce que nous avons à dire, en tant que sociologues; mais nous n’avons pas encore trouvé la forme pour le dire. C’est de cette forme qu’il faut nous mettre en quête ».

À des fins de compréhension, mettons à profit un autre exemple, davantage relié au domaine minier et qui souligne, dans cette veine, un autre aspect de la « grande spéculation », de l’effet de croissance, et de ses réactions locales. En cette journée du mois d’août, je fais quelques appels afin de mettre à l’agenda d’autres entrevues, malheureusement sans succès. Moment d’incertitude où cette réflexion sur les matériaux de l’enquête survient; « je cumule les informations ne sachant pas exactement quelle porte d’entrée je prendrai pour décrire la pièce-maîtresse ». Bref, l’auberge où je réside est à l’image d’un moulin, les gens y entrent et sortent dans un mouvement continuel, certes, cela donne l’occasion de multiples discussions informelles tout aussi riches les unes que les autres, dont celle-ci. Nous sommes cinq autours de l’îlot central dans la cuisine et discutons de différents enjeux. Parmi ceux-ci, nous parlons du village de Magpie qui a été claimé. Ce village, faisant partie de la municipalité de Rivière-Saint- Jean située en Minganie sur la Côte-Nord, peut-on lire dans la presse locale, « a été claimé au grand complet par une compagnie encore inconnue (…) et le MRNF a refusé [d’indiquer] par qui » 23. Simplement dit, tout son sous-sol appartient maintenant à cette compagnie. « C’est du colonialisme », me dit l’une des personnes autour de l’îlot de cuisine. « Une loi qui donne tous les droits, et des villages qui sont claimés », me dit une autre. Le sujet est hautement sensible. Cette appropriation territoriale n’est pas sans rappeler la manière dont la compagnie d’exploration uranifère s’est installée à Sept-Îles et qui a provoqué la résistance populaire à l’étude (et dont l’analyse suivra dans le prochain chapitre). Autre arrêt sur image sur les enjeux du territoire, du développement, et des expressions collectives, mais peut-être surtout sur les sentiments qui doivent être alors couchés sur papier. Le travail de recherche ethnographique permet ainsi de comprendre, à l’aide d’une écriture en continu, ce que les collectivités pensent, « mais également ce à partir de quoi elles pensent − leurs partis pris implicites et tous leurs silences » (Jaffré, 2003 : 69).