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Période de « mise en crise de croissance »

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

4.1. Période de « mise en crise de croissance »

Insistons d’abord sur ce point : la ville de Sept-Îles conserve son caractère profondément industriel. Intimement liée au développement des ressources naturelles, elle continue de vivre au rythme de la grande industrie minière en subissant, particulièrement, à l’heure actuelle, les effets prononcés et radicaux de cette relance. Le spectre d’une « crise de développement » s’était, depuis moins de dix ans, fait sentir en transformant la structure de la communauté, principalement sous le coup d’une cristallisation des inégalités sociales.

Alors que dans cette région nord-côtière les projets de développement se multiplient à une vitesse vertigineuse, la ville de Sept-Îles est un lieu où s’observent non seulement une montée de la paupérisation et d’une précarisation pour une grande partie de la population locale, mais également, dans le même mouvement, la désillusion des grandes promesses associées à la « mining-town ». Cette polarisation qui s’agrandit entre classes sociales est d’autant plus problématique qu’elle reflète les conséquences de l’immersion du Capital étranger et l’augmentation grandissante d’une masse de travailleurs qui, attirée par ces promesses d’emploi de la grande industrie extractive, fait augmenter considérablement le revenu familial moyen, lequel, bien entendu, n’est qu’un indicateur qui cache bien d’autres réalités socio-économiques.

En effet, les « conditions d’existence » sont particulièrement difficiles pour une population qui ne travaille pas pour la grande entreprise. Dans cette effervescence économique, lorsque moi-même j’effectuai la recherche, le taux d’inoccupation était de 0,8 % et reste encore à l’heure actuelle sous la barre du 1 %37. Non seulement le prix des logements a littéralement explosé, mais ils sont, comme le démontrent les statistiques, de moins en moins accessibles. Cet indicateur des difficultés que connaît cette région en pleine mutation, n’est pourtant pas le seul à témoigner des grandes disparités qui structurent le quotidien. Comme me confiera cet homme du milieu économique de Sept-

37 Voir entre autres : Lévesque, Fanny, « La crise du logement touche aussi la classe moyenne », Le Nord- Côtier, 10 janvier 2012; Lévesque, Fanny, « Crise aigüe du logement à Sept-Îles », Le Soleil, 16 janvier 2012; et Lavallée, Jean-Luc, « Pénurie de logements : “une crise sans précédent” – Serge Lévesque, maire de Sept-Îles », Journal de Québec, 20 avril 2012.

Îles lors d’un entretien réalisé en cet été de 2011, « si la ville a un taux de chômage de moins de 5 %, il n’en va pas de même pour les communautés [autochtones] d’Uashat et de Maliotenam qui affichent plus de 20 % de taux de chômage » (Entrevue 14, 26 juillet 2011). Certes, malgré ce clivage, dont les empreintes sont toujours présentes et continuent de caractériser cette ville industrielle, dont nous élaborerons davantage les rapports durant l’analyse, la spéculation elle, ne semble pas faire grande distinction. La montée démesurée du prix des logements, l’augmentation du prix des aliments, ainsi qu’une demande accrue en services sociaux (dont la soupe populaire)38, symboles de fractures sociales de plus en plus importantes, sont des signes de cette « mise en crise » à laquelle les mots d’Eduardo Galeano (1971) donnent intimement écho : « le développement est un voyage avec plus de naufragés que de navigants ».

Comme je le notai à plusieurs reprises à la suite d’entretiens réalisés sur le terrain, « la lutte, elle n’est pas seulement contre l’uranium », elle avait fait ressortir des trajectoires marquées par l’immersion, dans le paysage, de la grande entreprise extractive. À certains moments, l’émotivité au rendez-vous, des personnes me confiaient comme ce fut le cas lors de cet entretien : « la situation est devenue difficile pour une partie de la population qui ne travaille pas pour les grosses compagnies, c’est devenu un problème qui est palpable-là » (Entrevue 13, 26 juillet 2011). Les larmes aux yeux, cette femme qui habite la région depuis six ans comprend de manière « brutale » la réalité des laissés pour compte de cette « crise de croissance ». À travers cet entretien particulièrement, j’eus l’impression de voir en filigrane les réalités de l’exploitation des ressources naturelles, des territoires que l’on explore, « des hélicoptères qui survolent jours et nuits la ville et les environs à la recherche de gisements », me dira-t-elle, et de la spéculation tant sur différents minerais que par des taxes foncières qui grimpent et apportent avec elles la quiétude des jours. Pour cette femme au début de la quarantaine travaillant dans le milieu culturel, cette lutte renvoie inévitablement, tout comme me le confia un chercheur natif de la région (cité plus haut), à la mémoire collective : « on a l’impression que c’est

38 Voir également : Turcotti, Alix-Anne, « Actions pauvreté Sept-Îles voit officiellement le jour », Le Nord- Côtier, 6 juillet 2012; « Côte-Nord : croissance de l’écart entre les riches et les pauvres à Sept-Îles », Radio-Canada, 29 juin 2012; « Femmes de la Côte-Nord : un écart économique qui inquiète », TVA- nouvelles, 9 mai 2012; et « Côte-Nord : la crise du logement à Sept-Îles se confirme de nouveau », Radio- Canada, 6 janvier 2012.

l’histoire qui se poursuit », me dira-t-elle. « Comme si on était soumis. Il y a quelque chose, à quelque part qui fait qu’on a été cassé, on a été comme des colons colonisés, puis recolonisés » (idem).

Bien entendu, les entretiens réalisés ne sont certes pas tous marqués du sceau de cette « vision du monde ». Il n’en demeure pas moins que ce témoignage laisse voir une image qui condense, d’une certaine façon, la tendance actuelle qui se déroule en région nord-côtière et de manière particulièrement prononcée à Sept-Îles.

Il me semble qu’il faut ainsi observer et comprendre de quelle manière déferle ce grand développement, non seulement du côté des promesses de création d’emploi et de croissance économique, mais aussi et surtout, des effets pour les populations locales vivant ce cycle de profondes déstructurations qui façonnent quotidiennement la vie des résidents. Intimement liée à la demande sur le marché de matières premières, cette grande phase de développement actuelle ouvre donc une page d’histoire de cette ville, une page dont le contenu en appelle à l’image d’une région reconnue (souvent uniquement) comme « terre inépuisable de ressources ». Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les acteurs locaux vivent de manière particulièrement aigüe cette croissance, qui elle-même renvoie à ce cliché que l’on colle, de l’extérieur, à cette ville du nord. Cette forme de « doxa 39 » du développement minier me sera d’ailleurs donnée à voir dans un autre témoignage : « je pense qu’en matière d’exploitation des ressources naturelles en général, la Côte-Nord a tout le temps été qualifiée de ‘‘puits sans fond’’ », me partagera, lors de l’enquête de terrain, un chercheur natif de la région, qui me dira-t-il par la suite, avec un certain sentiment de résignation : « tant qu’il y aura des ressources à exploiter (…) sens naturel va dans le sens où c’est là, servez-vous… Il y a des dizaines d’exemples au fil du temps. C’est peut-être ma vision un peu historique qui brouille, qui brouille mon opinion (…) » (Entrevue 10, 22 juillet 2011).

39 Ici, nous reprenons la définition que donne Bourdieu (1994 : 129) de ce terme : « la doxa est un point de

vue particulier, le point de vue des dominants, qui se présente et s'impose comme point de vue universel; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l'État et qui ont constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l'État ». Je propose ainsi d’appréhender l’idéologie du développement minier comme forme de « doxa » qui renvoie à des formes de pratique (ou praxis) directement issues d’une structuration de domination historiquement fondée sur des intérêts particuliers, mais exprimés de manière concrète dans les discours, voilés sous des vocables d’« intérêt général ».

Je me trouvai ainsi rapidement confronté à cette représentation du développement qui, bien avant de me plonger dans une lecture historique de ce lieu, me conduisit à penser les formes de l’engagement sous d’autres lignes de tension. Je me sentis ainsi « embarqué » dans une histoire locale où, rapidement, cette résistance populaire fut l’angle d’observation. Angle duquel se comprirent les figures du politique et des luttes collectives apparaissant tel un point de fuite des horizons de compréhension.

En tâchant de contextualiser historiquement cette lutte collective au chapitre premier, j’ai ainsi tâché de mettre en relation cette prééminence des formes économiques du développement de l’industrie minière et, par l’étude du cas septilien, de la formulation d’une opinion publique à la fois de plus en plus vigilante et critique. À cet égard, l’appel à la mémoire est éloquent. Les nombreuses discussions informelles autour de cette résistance populaire autant que les entretiens réalisés lors du terrain de recherche éclairaient une sorte de « fossilisation » des lieux communs et des références collectives. À plusieurs occasions j’eus la certitude qu’« en faisant resurgir les conflits et les confrontations des premiers commencements et, du même coup, les possibles écartés », la recherche sociologique avait la qualité de pouvoir faire ressortir « la possibilité qu’il en ait été (et qu’il en soit) autrement » (Bourdieu, 1994 : 107).

C’est à partir de cette perspective que de nouvelles considérations émergèrent. Et dans ce contexte où sont réactualisées ces promesses de développement, mais surtout, les inquiétudes d’une population locale confrontée, une nouvelle fois, à une « effervescence économique » sans précédent, une fenêtre semblait s’ouvrir sur des possibilités, « pour qu’il en soit autrement ».