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Des dangers inhérents aux risques latents

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

3.2. Société réflexive et question écologique

3.2.3. Des dangers inhérents aux risques latents

Si les risques associés à la modernité sont aussi anciens que ce développement lui- même (Beck, 1986[2001]), la question écologique quant à elle ne sait que bien tardivement imposée dans le giron de la sociologie. En « renversant » le rapport au monde, avec une société continuellement confrontée à elle-même, l’analyse au regard d’une modernité réflexive pose d’une manière tout à fait éloquente de nouvelles conditions historiques et politiques. Elle capte la nouveauté : celle d’un procès intenté aux formes de la science moderne. Au sein de ce procès, par la mise en perspective de son incapacité à maintenir une assurance dans le progrès technique le principal cheval de bataille de la critique sociale – porté en grande partie par les groupes écologiques –, celle- ci se joue dès lors sur deux tableaux. D’une part, cette critique garde les prémisses d’une remise en question du déploiement et de l’accélération de l’économie (par sa tendance à se détacher des autres institutions sociales) et de la technique, qui exercent une pression constante et de plus en plus significative sur nos vies par les mutations profondes qu’elles engendrent dans leur sillage (paupérisation, polarisation des classes sociales, pénurie de logements, déstructuration du tissu social, contamination par la pollution, etc.), d’autre part, cette critique sociale remet également en doute des « modes d’évaluation et de justification » de la rationalité scientifique et son aura de prétention.

Selon Bauman (1993 : 203), l’enchâssement des hypothèses sociales au sein de l’analyse technique introduit des possibilités de soupçons et des doutes, mais surtout, cet enchâssement semble converger vers une « impossibilité de l’objectivité 31 » dans la

31 Le sens de cette affirmation ne doit pas aboutir à un malentendu. Cette « impossibilité de l’objectivité »

doit être ici entendue selon la conception bien précise et finement décrite par Ulrich Beck selon laquelle, au cœur de la société du risque, « de fait, lorsque l’on établit l’existence de risques, on échappe à la distinction entre dimension objective et jugement de valeur. Les critères moraux ne sont pas convoqués ouvertement,

réalisation de la science et de la technique. Par hypothèses sociales on doit ainsi comprendre les remises en question radicales que soulèvent les luttes collectives en termes principalement d’environnement, de santé publique, pour tout dire de bien collectif et qui, par leur mise à l’épreuve « de terrain », et par leur éventuelle contre- expertise, abordent de manière alternative la question des risques latents du développement et ce, par l’élaboration cohérente de nouvelles justifications. En d’autres termes, on assiste à des mouvements de résistance contre des formes du développement, mais aussi, directement, à un débat sur les enjeux de définition des risques et des dangers immédiats et potentiels. C’est pourquoi, dans cette « cacophonie » d’experts, de contre- expertises, de « systèmes-experts », le discours scientifique, principalement son objectivité, subit une forte pression sous laquelle ses qualités reconnues sont remises en question. Fragmentation des connaissances écologiques ? Déploiement d’opinions publiques par rapport à ces formes de savoir ? Ouverture vers une démocratisation du « fait » scientifique dans ce champ ?

Certes, le paysage est particulièrement composé de ces confrontations entre ces formes de justification et dont l’aspect écologique détonne par sa vivacité. Au sein de ces confrontations majeures, dont les impacts sont loin d’être tous observés, on assiste de manière concomitante à une mise sur la sellette des conséquences du développement économique et technique; leurs risques induits, présents et potentiels sont autant de dangers desquels on doit, collectivement, se méfier. En reconnaissant le danger inhérent à la science, le paysage est ainsi marqué par des mises en accusation de plus en plus nombreuses; contexte propice à la fermentation de phénomènes de « vigile populaire ».

Dans le domaine du risque, et particulièrement des risques écologiques, « la recherche scientifique marche en rougissant sur les traces de cette ‘‘hostilité à la technique’’ qu’elle était censée apaiser » (Beck, 1986[2001] : 55). Désavouée devant la crise environnementale, l’opinion publique réaffirme la nécessité d’être prise en compte dans les décisions qui l’impliquent directement. Cette science ne peut plus fonctionner en

ils prennent la forme d’une ‘‘morale quantitativo-théorico-causale implicite’’. Ainsi, dès que l’on étudie les risques, on se livre à une ‘‘morale causale objectivée’’ qui suppose souvent une conception conventionnelle de la science. Les jugements sur le risque sont les jugements moraux de la société scientifisée » ([1986], 2001 : 389-390).

vase clos. Le développement industriel et plus spécifiquement toute forme d’élaboration de projets associés à l’exploration ou l’exploitation de richesses naturelles impliquent des dangers au regard desquels les discours des populations locales, bien qu’ils ne soient pas considérés dans l’orbite scientifique comme « légitimes »32, n’impliquent pas moins un remaniement de l’espace public.

Tel est ici, peut-être, l’un des enjeux politiques incontournables de cette modernité réflexive dont le sociologue Anthony Giddens (1994 : 137) offre un portrait des plus éclairants : « les connaissances par les profanes des environnements à risque constituent l’un des problèmes de ‘‘relation publique’’ auxquels sont confrontés ceux qui cherchent à entretenir la confiance des profanes envers les systèmes-experts ». Tel que mentionné plus tôt, ces connaissances des risques immédiats et latents submergent l’arène publique pour devenir une dimension saisissante des débats politiques.

En ouvrant cette boîte de pandore sur les environnements à risque, la société marche sur des charbons ardents. Les diverses luttes entourant le bien collectif (qu’elles soient portées par des considérations environnementales, de santé publique ou encore les deux à la fois), entrent sur la scène en posant de nouveaux diagnostics et de nouvelles exigences de validité. Devant une population de plus en plus vigilante et critique on doit nécessairement travailler cette confiance, particulièrement dans ce contexte de modernisation réflexive où, pour paraphraser Ulrich Beck, « dans les faits, les conséquences réelles sont plus imprévisibles que jamais ». Cette confiance est de plus en plus nécessaire. Les connaissances par les profanes des environnements à risque sont continuellement alimentées par une contre-expertise (critique) qui elle-même pose de nouvelles règles et dans la même veine, impose à la science de « calculer » et donc de « démontrer » que les inquiétudes soulevées par la critique sociale ne sont pas « justes ». Les rouages grincent; on s’en rend compte « dès lors que l’on opère une distinction systématique entre calculabilité des conséquences extérieures réelles, et prévisibilité immanente de ces mêmes conséquences » (Beck, 1986[2001] : 379). En effet, la notion

32 Nous entendons ici simplement la distinction traditionnelle entre savoirs experts et savoirs profanes

de risque latent opère un changement de registre dans le débat et aspire dans le même mouvement les notions d’expertise, de contre-expertise, et de science.

La prise de conscience généralisée de ces dangers, par la pénétration constante (et systématique) dans la sphère publique des risques engendrés par le développement des formes économiques du capitaliste, s’instaure comme un enjeu central, pour ne pas dire un aspect incontournable des pratiques politiques − où la participation des acteurs sociaux aux différents débats, bouleverse, mais non nécessairement porte en déclin, la structure et l’interdépendance des institutions sociales. En ce sens, les différentes luttes collectives contre des projets de développement sont des observatoires de choix, puisqu’elles soulèvent la permanence des questions traditionnelles y étant associées, mais également les processus historiques en cours dont la modernité réflexive est le cadre.